Le 30 mai 2025, le projet de loi 89, Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out (ci-après la « Loi 89 »), a été adopté à la majorité à l’Assemblée nationale. Ce projet de loi, déposé par le ministre du Travail Jean Boulet le 19 février dernier, ébranlait par le fait même le paradigme actuel relatif non pas seulement aux conflits de travail, mais aussi au processus de négociation collective dans les rapports collectifs de travail.
La Loi 89 provoquera plusieurs changements concernant l’exercice du droit de grève et de lock-out lorsque ceux-ci peuvent nuire au bien-être de la population ou causer un préjudice grave ou irréparable. Ces modifications visent essentiellement à restreindre l’exercice du droit de grève ou de lock-out dans certains cas et sous certaines conditions, ou à en réduire la durée. Le ministre Boulet a qualifié le projet de loi 89 de « fruit d’une longue réflexion cherchant à équilibrer le respect du droit de grève, d’une part, et les besoins de la population, d’autre part ».[1]
Exercice du lock-out dans les services publics
De prime abord, la Loi 89 harmonisera les dispositions relatives aux conflits de travail dans les services publics[2] de sorte que le droit de grève comme le lock-out devra être exercé en transmettant au préalable un avis d’au moins sept (7) jours à l’autre partie, au ministre et, dans le cas d’un exercice au droit de grève dans un service public assujetti au maintien de services essentiels, au Tribunal administratif du travail (ci-après le « TAT »). Actuellement, cette nécessité de transmettre un avis n’était que prévue pour l’exercice du droit de grève, et non pas de lock-out[3].
Le Code interdit toutefois l’exercice du lock-out dans les services publics visés par une décision de maintien de services essentiels[4]. Ainsi, dans un tel cas, l’employeur ne peut pas décréter de lock-out. Dans le cas d’un service public non visé par une telle décision, le Code n’empêchait pas le recours au lock-out, mais ne régissait pas son exercice. Dorénavant, la Loi 89 encadre cet exercice.
Ainsi, à partir du 30 novembre 2025, tout employeur d’un service public non assujetti au maintien de services essentiels souhaitant décréter un lock-out devra transmettre un préavis d’au moins sept (7) jours à l’association accréditée et au ministre.
Maintien de services assurant le bien-être de la population
Alors qu’initialement, seul le maintien de services dits essentiels était prévu dans les services publics et les secteurs public et parapublic, c’est-à-dire des services dont l’absence est de nature à mettre en danger la santé ou la sécurité publique, la Loi 89 crée une nouvelle catégorie de services lesquels devront être maintenus en cas de conflit de travail.
La Loi 89 introduit effectivement les « services assurant le bien-être de la population »[5], définis comme étant :
les services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment celle des personnes en situation de vulnérabilité[6].
Ce nouveau concept élargit assurément le nombre et la nature des services qui devront être maintenus en cas de conflit de travail, quoique pour l’instant, leur définition reste nettement imprécise.
Concrètement, le gouvernement désignera unilatéralement, par décret, les milieux de travail susceptibles de fournir des « services assurant le bien-être de la population ». Des précisions manquent actuellement sur le processus qui mènera à l’émission de ce décret.
À tout événement, ce décret permettra au TAT de déterminer si un employeur doit effectivement maintenir ces services. Toutefois, cette compétence ne sera pas systématique; après l’émission d’un décret, il en relèvera de l’obligation de l’association accréditée ou de l’employeur de formellement saisir le TAT pour obtenir une décision à cet égard. La Loi 89 est cependant muette sur les conséquences du défaut pour l’association accréditée ou l’employeur d’agir subséquemment à l’émission de ce décret du ministre.
Le décret pourra être émis à n’importe quel moment durant la période de négociation et sera valide uniquement pour cette durée. Il cessera d’être en vigueur dès qu’une convention collective sera déposée, et ne s’appliquera pas automatiquement à la prochaine période de négociations. De même, la décision du TAT obligeant les parties à maintenir des services assurant le bien-être de la population ne sera valable que pour la période de négociation en cours.
Comme pour les services essentiels, les parties devront négocier les services à maintenir. Cependant, dans le cas d’une décision du TAT concernant des services visant à assurer le bien-être de la population, les parties devront en arriver à une entente dans les sept (7) jours ouvrables suivant la notification de la décision du TAT. Initialement, le projet de loi prévoyait un délai de quinze jours. L’établissement d’un délai pour convenir d’une entente concernant les services assurant le bien-être de la population constitue une nouveauté, le Code du travail ne prévoyant pourtant aucun délai fixe dans le cas du maintien des services essentiels.
Dès qu’un accord sera conclu, les parties devront le soumettre immédiatement au TAT pour approbation.
Une décision du TAT imposant le maintien de ces services ne mettra pas systématiquement fin à une grève ou un lock-out en cours. Cependant, le TAT pourrait suspendre l’exercice du droit de grève ou de lock-out jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé concernant les modalités de maintien des services.
Les entreprises et organismes qui sont couverts par les dispositions du Code portant sur les services essentiels ne seront pas pour autant exclus de l’application des nouvelles dispositions portant sur les services assurant le bien-être de la population, ces deux mécanismes étant complémentaires et semblant opérer parallèlement[7].
Conflits de travail causant un préjudice grave ou irréparable
En sus des modifications précitées, de nouveaux pouvoirs discrétionnaires seront conférés au ministre en cas de conflit de travail dans certains milieux[8].
En substance, si le ministre est d’avis qu’une grève ou un lock-out cause ou menace de causer un préjudice grave ou irréparable à la population, il pourra obliger les parties en conflit à se soumettre à un arbitrage de différend afin que les conditions de travail des salariées et salariés faisant l’objet d’un désaccord soient tranchées par un arbitre.
L’effet final de cette nouveauté sera de mettre fin au conflit de travail en cours. L’intervention du ministre permettra donc certainement de réduire considérablement la durée de certains conflits de travail et donc des arrêts de services qui y sont inhérents.
Le ministre Boulet a précisé que ce pouvoir ne pourra être exercé que « dans des cas encore plus rares [que ceux où des services assurant le bien-être de la population devront être maintenus], là où un conflit de travail se serait cristallisé et où tout effort de médiation se serait montré infructueux ». Effectivement, avant d’entreprendre toute action plus définitive, le ministre devra d’abord avoir requis l’intervention d’un conciliateur ou médiateur afin de résoudre l’impasse entre les parties.
Les contours de l’exercice de ce pouvoir restent à définir et à circonscrire, comme la notion de « préjudice grave ou irréparable » n’a pas été suffisamment explicite lors des discussions autour de la Loi 89. Les méthodes permettant de distinguer les préjudices graves ou irréparables des conséquences usuelles des conflits de travail devront être explicitées. Il subsiste ainsi une zone d’ombre notable entourant ce nouveau pouvoir du ministre, et ce ne seront probablement que les premières interventions du ministre à ce sujet qui permettront d’y voir plus clair concernant les situations justifiant son intervention.
Conclusion
La Loi 89 modifie en profondeur le cadre juridique entourant le droit de grève tel qu’établi par le Code du travail. Jusqu’à présent, les restrictions à ce droit étaient principalement fondées sur la notion de services essentiels, c’est-à-dire ceux dont l’interruption peut compromettre la santé ou la sécurité publique. L’interprétation de ces services était limitée et rigoureusement balisée, de façon à préserver le plus possible le droit de grève des membres des associations accréditées.
En introduisant la notion de « services assurant le bien-être de la population », la Loi 89 marque un changement significatif dans l’approche législative relative aux conflits de travail. Cette nouvelle catégorie de services, tout comme la notion de « préjudice grave et irréparable » pouvant découler d’une grève ou d’un lock-out, est imprécise et soulève des incertitudes. Il est difficile à l’heure actuelle d’anticiper avec exactitude l’étendue des interventions du ministre du Travail, et surtout comment ce pouvoir sera exercé au gré des changements d’allégeances politiques des partis au pouvoir. Ultimement, le ministre du Travail a bien pris soin de réitérer le caractère exceptionnel des nouveaux mécanismes mis en branle par la Loi 89, et qui devront certainement être appliqués avec parcimonie[9].
En pratique, la Loi 89 a certainement le potentiel de transformer concrètement la dynamique des relations de travail, en imposant une attention accrue aux répercussions sociales et économiques des arrêts de travail. Un suivi attentif dans les mois qui suivront l’entrée en vigueur de la Loi 89 sera de mise afin de mieux cerner la portée concrète des changements introduits par cette nouvelle loi.
- Jean BOULET, « Une approche équilibrée pour prendre en compte les besoins de la population », La Presse, 18 mars 2025, accessible au lien suivant : <Réplique/Projet de loi 89 | Une approche équilibrée pour prendre en compte les besoins de la population | La Presse>.
- Comme prévu à l’article 111.0.16 du Code du travail, ceci correspond essentiellement aux services suivants : municipalités, régies municipales, entreprises qui exploitent ou entretiennent un service d’aqueduc, d’égout, d’assainissement ou de traitement des eaux, les entreprises de transport par autobus, métro ou bateau, les entreprises liées au processus de traitement des déchets, les entreprises de production, de transport, de distribution ou de vente de gaz ou d’électricité, les services préhospitaliers, de collecte ou de transport de sang ou d’organes humains, les services de soins privés aux personnes en perte d’autonomie, et les services de protection de la forêt contre les incendies.
- Articles 111.0.23 et 111.0.26 du Code du travail.
- Article 111.0.26 du Code du travail.
- À noter que ces changements ne seront pas applicables dans la fonction publique, ni au sein des établissements au sens de la Loi sur les services de santé et les services sociaux et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris.
- Article proposé 111.22.3 du Code du travail.
- MINISTÈRE DU TRAVAIL, 29 mai 2025, « Adoption du projet de loi no 89 – Mieux protéger la population affectée par un conflit de travail », accessible via le lien suivant : <Adoption du projet de loi n° 89 - Mieux protéger la population affectée par un conflit de travail>.
- Article 5 de la Loi 89. Ces pouvoirs ne pourraient toutefois être exercés envers le gouvernement, ses ministères, les collèges, centres de services scolaires, commissions scolaires, les établissements au sens de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic (chapitre R‐ 8.2), et les organismes gouvernementaux en vertu de l’annexe C de cette même loi, de même que les services ambulanciers et les centres de communication santé visés par la Loi sur les services préhospitaliers d’urgence (chapitre S-6.2) et les centres de la petite enfance et les bureaux coordonnateurs de la garde éducative en milieu familial visés par la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance (chapitre S-4.1.1). Toutefois, ceci signifie que toutes les autres entités, dont notamment les villes et toutes les entreprises du secteur privé, seraient assujetties à ces nouvelles dispositions.
- MINISTÈRE DU TRAVAIL, 29 mai 2025, « Adoption du projet de loi no 89 – Mieux protéger la population affectée par un conflit de travail », accessible via le lien suivant : <Adoption du projet de loi n° 89 - Mieux protéger la population affectée par un conflit de travail>.