Une étude de cas sur l’autoformation en contexte de travail
L’autoformation est définie comme une démarche où une personne, avec ou sans l’aide d’autrui, prend en charge son apprentissage, depuis la détermination de ses besoins à l’évaluation de ses résultats (Knowles, 1975). En contexte de travail, elle favorise la performance (Carré, 2010), l’engagement (Viterouli et al., 2022) et la participation à la construction des connaissances collectives (Artis et Harris, 2007).
S’inscrivant dans une tendance à la responsabilisation des individus en matière de développement des compétences professionnelles (Rigby et Ryan, 2018), l’autoformation suppose idéalement que l’organisation offre des conditions propices à son déploiement. Pour explorer ces conditions, une étude de cas a été menée dans trois entreprises québécoises employant des spécialistes en IA et en science des données (voir le Tableau 1), des domaines où se former est indispensable pour maintenir à jour ses compétences (Cayrat et al., 2021).
Tableau 1. Organisations participantes à l’étude de cas
*Les noms ont été modifiés pour préserver la confidentialité des données.
Cette recherche qualitative repose sur des entretiens menés avec des spécialistes, des gestionnaires et des responsables du développement des compétences. Elle visait à analyser comment des facteurs organisationnels et individuels influencent la réalisation d’activités d’apprentissage autodirigées. Les prochaines sections présentent les résultats de cette recherche doctorale; elles confirment la tension entre exigences de productivité et besoins d’apprentissage, tout en révélant des pratiques d’autoformation diversifiées, efficaces, mais souvent invisibles.
Équilibrer autonomie et soutien organisationnel
Dans un domaine en évolution rapide comme l’IA, les spécialistes interviewés s’engagent dans des pratiques d’autoformation variées, avec ou sans appui de leur employeur. Les trois entreprises étudiées offrent un soutien financier et temporel facilitant l’accès à des activités formelles (cours en ligne, congrès, programmes universitaires), mais plusieurs spécialistes choisissent de ne pas en bénéficier. Parmi les raisons évoquées : l’effort requis, un contenu jugé peu pertinent, un niveau trop élémentaire et surtout le manque de temps dû à la priorisation des tâches de travail, un frein bien documenté (Ordre des conseillers en ressources humaines agréés [CRHA], 2023). Les spécialistes disent reléguer ces formations aux périodes creuses ou en dehors des heures de travail. Même des créneaux sans réunion dédiés à l’autoformation sont parfois détournés au profit de tâches urgentes, révélant une tension persistante entre apprentissage et productivité.
Tous les spécialistes interrogés affirment toutefois se former quotidiennement en situation de travail, de manière informelle, individuellement ou avec des collègues. L’un d’eux mentionne la difficulté à respecter l’heure de formation hebdomadaire prévue à son plan de développement et préfère apprendre au fil de ses tâches, illustrant le besoin des adultes de contrôler leur rythme et leurs moments d’apprentissage (Danis et Tremblay, 1985).
Le défi pour les organisations est de créer un environnement qui concilie autonomie et soutien : un encadrement trop rigide peut nuire à la motivation de se former (Carré, 2010), tandis qu’un manque d’accompagnement peut conduire à des stratégies inefficaces, au découragement ou au stress (Kraiger et Ford, 2021; Lemmetty et Collin, 2020). Ces constats appellent à créer des environnements de travail « capacitants », c’est-à-dire qui « [élargissent] le pouvoir d’agir des individus en leur apprenant à mailler les ressources à leur disposition et en leur donnant envie de le faire » (Fernagu Oudet, 2012, p. 23)[1].
Reconnaître les apprentissages informels et le rôle des gestionnaires
Pour apprendre au quotidien, les spécialistes interrogés s’appuient principalement sur leurs collègues, ainsi que sur les ressources et les communautés en ligne[2]. Étant intégrées aux tâches, ces activités d’apprentissage informelles évitent les conflits temporels grâce à leur dimension productive. Cela les rend toutefois difficiles à reconnaître pour l’organisation (Probst et Annen, 2024), d’autant plus qu’elles ne peuvent pas être déclarées dans le cadre de la Loi sur les compétences (Gouvernement du Québec, 2025), sauf si l’entreprise arrive à les documenter suffisamment (p.ex. mentorat avec objectifs d’apprentissage et suivi formalisé).
Les gestionnaires jouent ici un rôle central : ce sont des acteurs clés pour structurer, appuyer et légitimer les démarches d’autoformation (Lemmetty, 2023). Grâce à des échanges réguliers, il leur est possible de repérer les apprentissages informels et les harmoniser avec les priorités de l’organisation. En facilitant l’accès aux ressources, en aménageant de façon flexible la gestion du travail et de l’apprentissage, ainsi qu’en encourageant la collaboration entre pairs, les gestionnaires contribuent à un environnement d’apprentissage continu, propice à l’autonomie et à la performance.
Favoriser la socialisation et la collaboration
L’autoformation ne se limite pas à une démarche individuelle : elle s’inscrit aussi dans des dynamiques sociales et collaboratives (Carré, 2016). Pour les spécialistes interrogés, les collègues représentent une ressource précieuse, particulièrement lors de l’intégration dans un nouveau poste. L’étude révèle néanmoins que certaines barrières sociales, comme la crainte de déranger, de paraître incompétent ou d’aborder une personne inconnue, freinent les interactions d’apprentissage. Des activités de partage de connaissances peuvent éliminer ces freins en favorisant la socialisation. Par exemple, l’entreprise étudiée Algoroute organise un événement mensuel pour les développeurs, ce qui facilite les échanges et le réseautage. Les spécialistes soulignent également que, même occasionnelle, la présence sur le lieu de travail facilite les rencontres spontanées et l’élargissement du réseau d’apprentissage; une dynamique que les outils de communication comme Teams ne reproduisent pas toujours.
Vers une culture organisationnelle apprenante et performante
En conciliant productivité et apprentissage par le soutien aux pratiques d’autoformation informelles et collaboratives, les organisations peuvent renforcer leur capacité d’adaptation et l’engagement de leurs équipes. Pour favoriser cette dynamique, les CRHA | CRIA peuvent :
- repérer les pratiques d’autoformation existantes pour mieux les valoriser, par enquête ou analyse de données;
- reconnaître les apprentissages informels et soutenir les révisions proposées à la Loi sur les compétences en ce sens (CRHA, 2025);
- encourager la socialisation orientée vers le partage de savoirs (lunch & learn, foires de projets, cercles d’apprentissage, etc.);
- former les gestionnaires à leur rôle d’accompagnement de l’autoformation.
Ainsi, les organisations peuvent créer des dynamiques « capacitantes » pour une performance durable, fondée sur l’autonomie et le développement des compétences.
Références
- Artis, A. B. et Harris, E. G. (2007). Self-directed learning and sales force performance: an integrated framework. Journal of Personal Selling & Sales Management, 27(1), 9‑24. https://doi.org/10.2753/PSS0885-3134270101
- Carré, P. (2010). Chapitre 3. L’autodirection des apprentissages. Dans P. Carré, A. Moisan et D. Poisson (dir.), L’autoformation — Perspectives de recherche (p. 117‑169). Presses Universitaires de France.
- Cayrat, C., Sigouin-Lebel, A. et Poirier St-Pierre, G. (2021). Profil de la main-d’œuvre en intelligence artificielle, science des données et mégadonnées au Québec. TECHNOCompétences. https://www.technocompetences.qc.ca/wp-content/uploads/2021/05/TC_Profil-Main-Doeuvre_Page_18052021.pdf
- Danis, C. et Tremblay, N. A. (1985). Principes d’apprentissage des adultes et autodidaxie. Revue des sciences de l’éducation, 11(3), 421‑440. https://doi.org/10.7202/900506ar
- Fernagu Oudet, S. (2012). Favoriser un environnement « capacitant » dans les organisations. Dans É. Bourgeois et M. Durand (dir.), Apprendre au travail (p. 201‑213). Presses Universitaires de France.
- Juhel, L. (2023). Les environnements capacitants : clé de voûte des organisations apprenantes? Revue RH, 26(4). https://carrefourrh.org/ressources/revue-rh/volume-26-no-4/environnement-capacitant-organisation-apprenante
- Knowles, M. S. (1975). Self-directed learning: A guide for learners and teachers. Association Press.
- Kraiger, K. et Ford, J. K. (2021). The science of workplace instruction: Learning and development applied to work. Annual Review of Organizational Psychology and Organizational Behavior, 8, 45‑72.
- Lemmetty, S. (2023). Learning in the technology field: how to capture the benefits of self-direction? IEEE Engineering Management Review, 51(1), 123‑128. https://doi.org/10.1109/EMR.2023.3237807
- Lemmetty, S. et Collin, K. (2020). Self-directed learning as a practice of workplace learning: Interpretative repertoires of self-directed learning in ICT work. Vocations and Learning, 13(1), 47‑70. https://doi.org/10.1007/s12186-019-09228-x
- Ordre des conseillers en ressources humaines agréés [CRHA]. (2023). Pratiques de développement des compétences et loi sur les compétences. https://carrefourrh.org/ressources/sondages/2023/06/loi-1-pourcent
- Ordre des conseillers en ressources humaines agréés [CRHA]. (2025, 6 juin). Développement des compétences : réformons la loi du 1 % pour l’adapter aux nouvelles réalités du travail. CRHA. https://ordrecrha.org/decouvrir-lordre/publications-et-media/communiques/developpement-competences-reformons-loi-1-pourcent
- Probst, K. R. et Annen, S. (2024). Potentials of knowledge management for making informal learning visible to improve project staffing—Insights from german large-scale companies. Dans M. Pilz (dir.), Informal Learning in Vocational Education and Training: Illuminating an Elusive Concept (p. 323‑346). Springer Fachmedien. https://doi.org/10.1007/978-3-658-44341-2_15
- Rigby, C. S. et Ryan, R. M. (2018). Self-determination theory in human resource development: new directions and practical considerations. Advances in Developing Human Resources, 20(2), 133‑147. https://doi.org/10.1177/1523422318756954
- Viterouli, M., Belias, D., Koustelios, A. et Tsigilis, N. (2022). Refining employees’ engagement by incorporating self-directedness in training and work environments. European Conference on Management Leadership and Governance, 18(1), 414‑422. https://doi.org/10.34190/ecmlg.18.1.870