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La rémunération des cadres supérieurs : le reflet de notre société

Depuis une quinzaine d’années, la rémunération des cadres supérieurs fait régulièrement l’objet de modifications législatives et réglementaires. Il est intéressant de noter que toutes ces lois et réglementations allant des premières règles de divulgation en 1993 jusqu’aux nouvelles règles de 2008 n’ont en rien empêché les scandales en matière de rémunération des cadres supérieurs.

9 juillet 2009
Marc Chartrand, CRHA, Bridgit Courey et André Perrault

Il suffit de penser à Nortel, Enron et World Com ainsi qu’à bon nombre d’institutions financières qui ont failli ou ont été sauvées de la faillite par l’injection de fonds du gouvernement. Et ce, sans parler des trop nombreux cas qui ne font pas la manchette des journaux, mais qui n’en demeurent pas moins difficilement justifiables.

Cela dit, il faut reconnaître qu’il est exceptionnel que la rémunération des cadres supérieurs constitue une fraude ou un abus. Cependant, on entend couramment qu’elle génère ou encourage des comportements et des décisions qui ne sont pas dans l’intérêt à long terme de l’organisation ou qu’elle est disproportionnée par rapport à la performance (ou en comparaison avec la rémunération moyenne des salariés) de l’entreprise.

De 1970 à aujourd’hui
Pour s’y retrouver, revoyons brièvement la petite histoire récente de la rémunération des cadres supérieurs en Amérique du Nord. Jusqu’au début des années 1980, un groupe très restreint de dirigeants (généralement le président et ceux qui relèvent directement de lui) étaient considérés comme cadres supérieurs. En plus d’avoir un salaire de base, une prime annuelle ainsi qu’un régime d’avantages sociaux comme la plupart des autres niveaux de cadres, ils étaient aussi généralement admissibles à de l’intéressement à long terme (principalement dans les sociétés inscrites en bourse) et à un programme de gratifications (voiture de fonction, accès à des clubs d’affaires, etc.). À cette époque tout de même assez récente, l’importance de l’intéressement à long terme dans la rémunération globale était plutôt modeste. Comme les cadres supérieurs avaient souvent été promus de l’interne et demeuraient généralement dans la même organisation durant de nombreuses années, ils étaient tout de même en mesure de s’enrichir grâce à l’intéressement à long terme, mais de façon plutôt raisonnable, c’est-à-dire pour assurer une retraite assez confortable, sans plus. Notons d’ailleurs que les options d’achat d’actions étaient le véhicule privilégié d’intéressement à long terme.

Au début des années 1990, sous l’impulsion de la règlementation américaine, des pressions ont été faites pour que soit divulguée la rémunération des cinq plus hauts dirigeants dans les sociétés inscrites en bourse; ce qui fut chose faite en 1993 au Canada. Bien que la transparence ait de nombreux avantages, il n’en demeure pas moins que la divulgation a eu pour effet d’augmenter de façon significative la rémunération des cadres supérieurs en permettant de choisir à qui on voulait se comparer. La même chose avait été observée dans le sport professionnel. L’autre phénomène des années 1990 est lié à l’avènement des entreprises de haute technologie qui, souvent, faute de liquidités, ont utilisé l’intéressement à long terme et plus spécifiquement les options, pour attirer non seulement les cadres supérieurs, mais aussi les cadres intermédiaires et même l’ensemble des employés… Tous les cadres et professionnels rêvaient alors d’avoir des options d’achat d’actions; on avait oublié qu’à moins que ce soit une question de culture (Microsoft par exemple), les options devraient être réservées aux employés qui ont une influence plus directe sur la stratégie d’affaires et le prix de l’action.

Puis à l’automne 2001, deux phénomènes indépendants ont changé la donne en matière de rémunération des cadres supérieurs : le 11 septembre et l’effondrement de la bulle technologique. En 2002 et 2003, le gouvernement américain a adopté la loi connue sous le nom de Sarbanes-Oxley (SOX) et le gouvernement canadien a adopté la loi C-198. Ces législations ont modifié les règles de divulgation, de contrôle et de vérification ainsi que la responsabilité des présidents et des chefs de la direction financière. Leur effet sur la rémunération des cadres supérieurs se fait encore sentir, notamment par la visibilité et les exigences de justification accrues du comité de rémunération et des ressources humaines (CRRH) et le resserrement des approbations requises des actionnaires pour tous les régimes incitatifs à base d’actions.

Depuis peu, la valeur de rémunération des options d’achat d’actions et les coûts de constitution annuels des arrangements de retraite doivent aussi être présentés dans les circulaires de direction.
Le tableau ci-dessous présente l’évolution de la rémunération des cadres supérieurs au cours des quarante dernières années.

Évolution de la rémunération des cadres supérieurs
Période Personnes considérées comme cadres supérieurs Composantes de rémunération typiques (en plus du salaire et du boni annuels) Véhicules d’intéressement à long terme (ILT) Valeur relative de l’ILT dans la rémunération globale Réglementation en vigueur
1970-1985 Équipe de haute direction Intéressement à long terme et gratifications Options d’achat d’actions (conditions d’acquisition basées sur le temps seulement) Modeste Très limitée
1990-2001 Équipe de direction, cadres intermédiaires et personnel-clé Intéressement à long terme et arrangement supplémentaire de retraite Options d’achat d’actions (conditions d’acquisition basées sur le temps seulement) Significative Limitée (divulgation de la rémunération des cinq hauts dirigeants, 1993)
2002-2008 Équipe de direction et personnel-clé Intéressement à long terme et arrangement supplémentaire de retraite Variété de véhicules dont certains avec des conditions d’acquisition basées sur la performance : options d’achat d’actions, unités d’actions avec restrictions (UAR), unités d’actions différées (UAD), etc. Significative Importante (charges aux états financiers pour tous les véhicules d’intéressement à long terme sous forme d’actions, nouvelles règles d’approbation par les actionnaires de certains éléments, etc.)

Que nous réservent les prochaines années?
La récession mondiale a un impact majeur sur la rémunération de tous les employés, sans exception. La survie de plusieurs grandes multinationales (Abitibi-Bowater, Air Canada, etc.) passe notamment par une réduction de leurs coûts de rémunération globale ou à tout le moins par un meilleur contrôle de certains éléments tels que les avantages sociaux.

Pour les cadres supérieurs, il est clair qu’avec la débandade des marchés financiers et la sévérité de la crise, les octrois d’options des cinq dernières années n’ont pratiquement aucune valeur dans la grande majorité des entreprises inscrites en bourse. Est-ce vraiment un problème? Tout dépend à qui on pose la question! Dans la mesure où les comités de rémunération des conseils d’administration ont consciemment voulu lier la rémunération de leurs dirigeants à la croissance du prix de l’action, cela ne devrait pas être davantage un problème que lorsque la valeur de l’action augmentait à un rythme effréné qui n’était pas toujours relié à la performance réelle de l’entreprise. En d’autres mots, on ne peut parler des deux côtés de la bouche sans perdre de crédibilité.

Quant à la perspective des cadres, elle est généralement différente, mais cela relève plus de leur intérêt personnel que d’arguments solides.

Les périodes difficiles constituent des occasions de remettre en question les pratiques établies. Voici une liste d’éléments qui devraient être considérés au cours des prochains mois pour tirer des leçons en matière de rémunération des cadres supérieurs.

  1. La réglementation, bien que nécessaire, ne s’attaque pas à la racine des problèmes vécus en matière de rémunération. Elle peut même avoir des effets pervers qui créent de nouvelles problématiques. La divulgation de la rémunération a entraîné une spirale inflationniste et la responsabilisation des conseils d’administration en a poussé plus d’un à chercher à se protéger plutôt qu’à adopter des pratiques sensées, alignées sur la stratégie d’affaires et la culture de l’organisation.

     
  2. La rémunération selon la performance est un beau principe. Mais comment définit-on la performance et qui en sont les responsables? Jusqu’à quel point la performance de l’organisation est-elle vraiment sous le contrôle des dirigeants? Il ne fait pas de doute dans notre esprit que l’équipe de direction a un impact sur la performance de l’entreprise par la définition et la mise en œuvre de la stratégie d’affaires; mais il y a plusieurs autres facteurs de performance qui ne dépendent qu’en partie (ou pas du tout) des dirigeants : le climat économique, le rendement de l’ensemble des employés, le taux de change et le prix des matières premières en sont de bons exemples. D’un autre côté, comment définit-on la performance? Dans les sociétés à capital fermé, il y a souvent une réflexion plus profonde à ce sujet, car la rémunération à base d’actions est moins typique et ne bénéficie pas de poussées boursières. En fait, dans les entreprises non inscrites en bourse, même lorsque l’intéressement à long terme prend la forme d’actions [options, unités d’actions restreintes, unités d’actions différées, droits à la plus value des actions (DPVA), etc.], il faut déterminer comment sera établie la valeur d’une action. Quant aux sociétés inscrites en bourse, les unités d’actions avec restrictions (UAR) sont certainement un pas dans la bonne direction, puisque les conditions d’acquisition sont souvent des mesures de performance financière et opérationnelle qui devraient avoir un impact sur le prix de l’action, mais qui permettent d’isoler les effets parfois « pervers » du marché des valeurs mobilières. Cela dit, il est clair qu’accorder strictement des options d’achat d’actions dont la valeur fluctue non seulement en fonction de la performance de l’entreprise, mais aussi et beaucoup en fonction des perceptions du marché, peut comporter autant de désavantages que d’avantages, tant pour le participant que pour l’entreprise.

     
  3. Les membres du CRRH doivent avoir toutes les compétences requises pour juger de la qualité et de la pertinence d’un programme de rémunération des cadres supérieurs. En fait, il faut appliquer les mêmes règles de sélection au CRRH qu’au comité de vérification. La rémunération des cadres est devenue très complexe et comporte des éléments qui sont parfois négligés, mais qui portent à conséquence. À titre d’illustration, les clauses de changement de contrôle peuvent rendre des options ou des UAR immédiatement acquises et ainsi représenter des sommes importantes, même si elles ne font pas toujours l’objet d’analyses rigoureuses. Cela dit, on s’en préoccupera plus en raison des nouvelles règles de divulgation qui obligent à les quantifier de façon détaillée.

     
  4. Le conseil d’administration et plus spécifiquement le CRRH sont responsables des programmes de rémunération des dirigeants. Comme dans n’importe quel programme de rémunération ou de ressources humaines, il est généralement approprié de consulter la clientèle visée, mais il y a une différence entre consulter et négocier ses conditions.

     
  5. L’enveloppe de rémunération d’un cadre supérieur est constituée de plusieurs composantes et il ne faut jamais perdre de vue que chacune de ces composantes a ses propres objectifs. Très souvent, un objectif paradoxal de l’intéressement à long terme (ILT), en sus de l’alignement et de la fidélisation, est de permettre l’accumulation de capital sur une longue période. Cependant, il n’est pas rare non plus d’avoir un régime de retraite supplémentaire qui garantit au dirigeant une rente fondée sur son salaire de base (et parfois sur sa rémunération totale en espèces, donc incluant la bonification). En d’autres mots, une entreprise offre un intéressement à long terme pour permettre à ses cadres de bénéficier de sommes importantes en fonction de l’enrichissement des actionnaires, mais elle leur garantit en plus une rente de retraite importante; comment trouver un équilibre entre ces deux sources de rémunération?

     
  6. Les cadres supérieurs évoluent sur un marché de l’emploi très compétitif et de plus en plus global. Cet argument est souvent utilisé pour justifier qu’il faut très bien les payer et implanter des programmes pour les conserver. Bien que ce ne soit pas complètement faux, il ne faut pas oublier que la rémunération n’est pas tout ce qui compte dans un emploi. Comme tout le monde le sait, il y a des organisations qui ont des structures juridiques différentes (pensons aux coopératives, aux mutuelles, aux OSBL) et qui ne paient pas leurs dirigeants comme dans le secteur privé. Cela ne les empêche pas d’avoir du succès et d’assurer la pérennité de leur organisation. Le Mouvement Desjardins, Agropur, la Cordée, SSQ Groupe financier sont de beaux exemples dont devraient peut-être s’inspirer certaines entreprises privées.

En conclusion, la rémunération des cadres supérieurs n’est que le reflet de notre société où l’appât du gain facile et rapide a remplacé les vertus du travail bien fait durant toute une vie. Il est à souhaiter que la crise mondiale dans laquelle nous sommes enlisés nous incitera à réfléchir à notre modèle de développement économique.

Marc Chartrand, CRHA, sociétaire, avec la collaboration de Bridgit Courey et André Perrault, PCI – Perrault Conseil inc.

Source : Effectif, volume 12, numéro 3, juin/juillet/août 2009.


Marc Chartrand, CRHA, Bridgit Courey et André Perrault