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La spirale du silence : pourquoi les victimes tardent-elles à dénoncer?

Cette retenue s’explique. Pour les professionnels en ressources humaines, il est essentiel de saisir ce qui alimente le silence afin de mieux prévenir les risques qui peuvent contaminer un milieu de travail et en détériorer profondément le climat.
10 décembre 2025
Marie-Josée Douville, CRHA, ECH, Distinction Fellow

Parler de harcèlement ou de violence au travail n’est jamais simple. Nombreuses sont les personnes qui attendent avant de se confier, parfois pendant des mois, voire des années. Certaines gardent le silence alors même qu’elles subissent des comportements qui rendent leur environnement de travail toxique. Ce silence peut surprendre ou même inquiéter les gestionnaires qui peinent à s’expliquer pourquoi ces personnes n’en ont pas parlé plus tôt. Pourquoi tolèrent-elles de telles souffrances? Bien souvent, elles craignent que leurs paroles soient perçues comme exagérées, diffamatoires ou tout simplement minimisées ou ignorées. D’autres redoutent des représailles ou le regard des collègues. Certaines ressentent de la honte, culpabilisent, doutent de leur propre jugement ou tout simplement se convainquent que la situation va finir par s’arranger. Mais à force d’endurer, la confiance s’effrite, puis c’est la santé mentale qui s’en trouve affectée.

D’ailleurs, c’est souvent à la suite d’un arrêt de travail que ces personnes réalisent, avec le recul nécessaire, l’ampleur des impacts d’une situation. C’est à ce moment-là que le besoin de nommer les choses s’impose, comme première étape vers une forme de réparation.

Le silence d’une victime ne signifie pas ni une absence de problème ni un manque de courage. Mais c’est assurément le reflet d’un climat où la sécurité psychologique est fragilisée. Or, cette sécurité repose en grande partie sur la capacité de l’organisation à identifier, à contrôler et à élimer les facteurs de risques psychosociaux qui enveniment l’environnement de travail.

En vérité, quand une culture de tolérance règne au sein d’une organisation, l’individu responsable de harcèlement acquiert une grande influence jusqu’à mettre la personne ciblée par ses inconduites devant l’évidence qu’il est préférable de ne pas se confier.

Ce constat est d’autant plus vrai dans les milieux où le climat est toxique, où les mécanismes de signalement sont peu connus ou jugés inefficaces, et où peu d’efforts sont déployés pour informer et outiller les employés en ce qui concerne leurs droits et leurs recours possibles en cas de harcèlement. Dans ce contexte, la spirale du silence se referme lentement…

Ce que nous disent la jurisprudence et les statistiques

Dans l’affaire Syndicat des travailleurs et travailleuses de la Brasserie Labatt c. Brasserie Labatt du Canada ltée (2005)[1], plusieurs employés syndiqués ont dénoncé un climat de travail toxique dans un service de production, notamment en raison de l’attitude d’un supérieur hiérarchique accusé d’intimidation, de propos dégradants et d’abus d’autorité répétés. Ce qui rend cette décision marquante, ce n’est pas seulement la reconnaissance du harcèlement, mais c’est surtout la façon dont la Commission des relations du travail (CNT, aujourd’hui intégrée au Tribunal administratif du travail) a souligné l’importance du climat organisationnel.

En effet, la preuve a révélé une peur généralisée des représailles, une politique de prévention jugée inefficace par les employés, des gestionnaires qui fermaient les yeux sur les comportements fautifs et un manque flagrant de confiance envers les mécanismes internes. L’apport actif du syndicat a été décisif dans le recueil de la preuve, mais il aura fallu du temps avant que la parole ne puisse émerger.

Cette affaire rappelle que l’existence d’une politique organisationnelle pour contrer le harcèlement ne suffit pas. Ce qui importe, c’est la crédibilité de sa mise en œuvre et la régularité dans l’action. On ne peut simplement pas s’en tenir à l’énonciation d’un principe de tolérance zéro; elle doit être incarnée dans les gestes quotidiens et portée avec cohérence à tous les échelons de l’organisation.

Déjà, en 2010-2011, la CNT indiquait dans son rapport annuel[2] que plus du tiers des personnes plaignantes n’avaient pas informé leur employeur avant de déposer une plainte. De plus, en 2017, l’enquête québécoise sur la violence au travail[3] menée par l’Institut national de santé publique du Québec a mis en évidence que près de 60 % des victimes de harcèlement psychologique ne signalaient pas la situation à l’interne.

Malheureusement, ces statistiques demeurent d’actualité et illustrent bien la position délicate dans laquelle se trouvent souvent les personnes qui allèguent vivre du harcèlement au travail face aux processus en place. Elles rappellent l’importance, pour l’employeur, de mettre en œuvre des mesures de prévention concrètes afin de briser la spirale du silence.

Et les témoins?

Ce ne sont pas que les victimes présumées qui s’emmurent dans le silence : il y a aussi les témoins. Il est rare qu’une situation de harcèlement psychologique se déroule sans que quelqu’un d’autre en soit informé ou en soit témoin. Pourtant, ces personnes hésitent à intervenir, et ce, pour diverses raisons. Citons la crainte d’être à leur tour victime ou de faire l’objet de représailles, le manque de connaissances sur leur rôle et la croyance qu’il faut se mêler de ses affaires.

Cela dit, lorsqu’une personne est témoin ou mise au fait d’une situation préoccupante, elle a une responsabilité d’agir. Intervenir ne veut pas nécessairement dire confronter directement. Il peut s’agir d’offrir un soutien à la personne concernée, de valider ce qu’elle vit ou encore de porter la situation à l’attention d’une personne en position d’autorité. Ce sont des gestes simples, mais puissants, qui contribuent à briser l’isolement et à prévenir l’enracinement de comportements toxiques.

Ce silence collectif protège bien souvent la personne harceleuse et contribue à isoler davantage la victime. Il devient alors essentiel d’envoyer un message clair à l’ensemble du personnel : la prévention, c’est une responsabilité partagée.

Le délai pour le dépôt d’une plainte

Malheureusement, dans bien des cas, la parole émerge trop tard. C’est souvent au moment d’un arrêt de travail ou d’un épuisement professionnel que la personne ose enfin parler. Écartée de son milieu de travail, elle peut alors prendre conscience des effets et des conséquences que cette situation néfaste à entraîner pour elle. Parfois, l’organisation lui reprochera d’avoir pris trop de temps pour dénoncer. Or, la jurisprudence a confirmé plus d’une fois que le fait d’avoir attendu ne remet pas en cause la crédibilité des faits.

Par exemple, dans l’affaire Morneau c. Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu (2014)[4], la CNT a reconnu que le délai de plainte s’expliquait par un climat de peur et un état de vulnérabilité. Toutefois, un délai de prescription s’applique. Une plainte pour harcèlement psychologique doit être déposée dans les deux ans suivant la manifestation d’un dernier événement.

Enfin, il y a lieu de rappeler qu’une dénonciation, formelle ou non, n’est pas requise pour que l’employeur ait obligation d’agir promptement. Une simple connaissance des faits reprochés déclenche cette obligation (article 81.19 LNT).

Que peut-on faire pour briser cette spirale du silence?

Tout d’abord, il est crucial de diversifier les points de contact et les voies de signalement tant pour la victime présumée que pour les témoins. La confidentialité doit être assurée dès la première démarche, et les actions qui s’en suivent doivent être rapides, rigoureuses et respectueuses.

Les gestionnaires exercent un rôle déterminant : ils doivent être formés aux signes précurseurs de harcèlement et y être attentifs. Ils doivent pouvoir les reconnaître, et ce, même en l’absence d’une plainte formelle. Un climat tendu, des absences répétées, des équipes divisées ou un mal-être grandissant sont autant de signes qu’il faut prendre au sérieux. Les gestionnaires doivent aussi bien connaître leurs responsabilités légales, notamment celles prévues par la Loi sur les normes du travail, qui les oblige à prévenir et à intervenir lorsqu’un problème est signalé ou suspecté.

Par ailleurs, avoir une politique bien écrite ne suffit pas si elle reste inconnue ou si elle n’est pas appliquée de façon cohérente, rigoureuse et constante. Elle doit être expliquée et rappelée par différentes initiatives qui encouragent la discussion et invitent les gens à s’y reconnaître, mais également à saisir la responsabilité qui leur incombe. Quant aux témoins, ils ont aussi un rôle à jouer. Ils doivent savoir qu’ils ne sont pas tenus de rester passifs ou de fermer les yeux.

C’est en rassemblant les efforts de tous les principaux acteurs, gestionnaires, équipes des ressources humaines, syndicats, témoins et collègues, que l’on peut briser la spirale du silence. C’est ainsi que l’on construit un milieu de travail où le respect ne se limite pas à un vœu pieux, mais devient une réalité au quotidien.

En conclusion

Pour créer un environnement de travail où l’on se sent libre de parler, il faut souvent bien plus que l’adoption de politiques. Concrètement, cette démarche passe par des gestes quotidiens qui démontrent que le respect n’est pas un principe abstrait, mais une valeur fondamentale de l’organisation.

Si les victimes tardent à parler, ce n’est ni parce qu’elles exagèrent ni parce qu’elles cherchent à nuire. Le plus souvent, elles tentent simplement de se protéger dans un environnement qu’elles perçoivent comme insécurisant, voire menaçant. Cette réalité s’applique aussi aux témoins, dont le silence est souvent dicté par la crainte ou l’incertitude.

En tant que spécialistes en ressources humaines, nous avons le pouvoir et surtout la responsabilité d’offrir un cadre dans lequel la confiance, l’écoute et l’action ne sont pas l’exception, mais bien la norme.

Parce que le vrai danger, ce n’est pas de parler trop tard… c’est de ne pas être entendu.


Author
Marie-Josée Douville, CRHA, ECH, Distinction Fellow Présidente et associée - Enquêtrice certifiée et médiatrice accréditée Drolet Douville et Associés inc.

Marie-Josée Douville, CRHA, ECH, est enquêtrice certifiée en matière de harcèlement et médiatrice accréditée au sein de la firme Drolet Douville et Associés. Ses champs de compétence concernent le règlement de différends, le harcèlement psychologique au travail, le coaching de gestion, les diagnostics de climat et la gestion des conflits au travail. Bref, tout ce qui gravite autour du conflit et de l’accompagnement offert auprès des divers intervenants, tant patronaux que syndicaux. Elle est aussi coauteure du livre Comment gérer un employé difficile, paru aux Éditions Transcontinental inc., collection Entreprendre, en février 2004. Cet ouvrage à succès sera réédité par le même éditeur en 2023, dans la collection Les Affaires, avec l’ajout notamment d’un chapitre sur le courage managérial.


Source : VigieRT, décembre 2025

1 Syndicat des travailleurs et travailleuses de la Brasserie Labatt c. Brasserie Labatt du Canada ltée, 2005 QCCRT 0615.
2 Commission des normes du travail (CNT), Rapport annuel de gestion 2010-2011, CNT, 2011.
3 Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), Rapport québécois sur la violence et la santé, chapitre 9 : La violence en milieu de travail, INSPQ, 2016.
4 Morneau c. Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu, 2014 QCTAT 0356

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