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Article 327(3) LATMP : fin de la souplesse en transfert de coûts

Depuis la réforme de 2022, l’assignation temporaire tend à exclure l’application du transfert de coûts prévu à l’article 327(3) LATMP. La décision DG Laurentides-Lanaudière illustre cette interprétation rigoureuse et souligne les répercussions financières possibles pour les employeurs.
3 décembre 2025
Me Sébastien Paquin | Emmy Poirier, CRIA

Une interprétation désormais restrictive

La décision DG Laurentides-Lanaudière constitue un jalon important pour les employeurs québécois en matière de financement du régime de santé et de sécurité du travail. Elle précise que, lorsque des limitations médicales empêchent l’exécution de l’ensemble des tâches liées à un emploi, l’exception de l’article 327(3) LATMP ne trouve plus application.

Le Tribunal administratif du travail (TAT) rappelle que, depuis le 6 octobre 2022, la notion de « son emploi » renvoie à la globalité des tâches effectivement exercées.
Ainsi, l’incapacité d’accomplir même une seule tâche suffit pour conclure à l’impossibilité d’exercer l’emploi, indépendamment de la durée ou de l’importance de la restriction.

En pratique, cette interprétation limite grandement la portée des demandes de transfert de coûts lorsqu’un travailleur est en assignation temporaire. Pour les employeurs, il s’agit d’un resserrement notable du cadre juridique et d’un ajustement stratégique significatif dans la gestion des dossiers CNESST.

Contexte législatif et historique

L’article 327(3) LATMP prévoit, sous certaines conditions, que les coûts liés aux soins de santé, à l’équipement adapté et à d’autres frais associés à une lésion professionnelle puissent être répartis entre tous les employeurs.

La condition déterminante demeure que la lésion n’entraîne pas, pour le travailleur, une incapacité d’exercer son emploi au-delà de la journée de survenance.

Lien avec d’autres dispositions

  • Article 2 LATMP : définit « son emploi » comme l’ensemble des tâches réellement exercées.
  • Article 44 LATMP : utilisé en indemnisation pour évaluer la capacité à exercer son emploi.
  • Article 326 LATMP : principe général d’imputation des coûts à l’employeur.

Historique avant réforme

Jusqu’en 2022, la LATMP ne définissait pas « son emploi ». Ce manque a permis deux courants d’interprétations :

  • Courant majoritaire : il suffit que l’essentiel des tâches soit accompli.
  • Courant minoritaire : toutes les tâches doivent être exécutées.

Cette divergence créait une incertitude, chaque affaire étant tranchée au cas par cas.

Réforme du 6 octobre 2022

Le législateur a ajouté à l’article 2 la définition de « son emploi », uniformisant l’interprétation : l’emploi comprend toutes les tâches réellement exercées, sans distinction selon leur fréquence ou importance.

Objectif : mettre fin aux débats jurisprudentiels et assurer une cohérence entre les règles d’indemnisation et de financement.

Jurisprudence avant et après la réforme

Avant la réforme

Dans Collège de Lévis, le TAT avait appliqué l’approche souple : un travailleur pouvait conserver son emploi malgré des limitations, tant que l’essence de la fonction était préservée.
D’autres décisions allaient dans le même sens, favorisant le transfert, même si certaines tâches étaient suspendues temporairement.

Après la réforme

La décision Michel St-Arneault inc. illustre le standard désormais retenu : toute restriction médicale suffit à conclure que le travailleur n’exerce plus son emploi.
Terrebonne Ford inc. rappelle quant à elle la nécessité d’une interprétation uniforme de la notion de « son emploi » dans l’ensemble des dispositions de la LATMP.

Enfin, DG Laurentides-Lanaudière s’inscrit dans cette logique en appliquant la définition légale, même lorsque l’accident est survenu avant la réforme, dès lors que les limitations persistaient après son entrée en vigueur.

Les faits de DG Laurentides-Lanaudière

Poste : chef d’équipe en routes et structures.

Accident : 24 juillet 2022, rupture du tendon du biceps gauche lors de l’abattage d’un arbre à la scie à chaîne.

Chronologie des restrictions médicales

  • 26 juillet 2022 :
    • Interdiction des tâches régulières, même avec limitations.
    • Pas de conduite de véhicule.
    • Pas de levage avec le bras gauche.
    • Pas d’assistance physique aux collègues.
    • Tâches autorisées : supervision, travail administratif, inventaire, communications radio.
  • 3 août 2022 : autorisation de conduire, mais interdiction des charges lourdes (> 20 lb).
  • Novembre 2022 : retour complet aux tâches habituelles.

Procédure

En octobre 2023, l’employeur demande un transfert de coûts, affirmant que le travailleur a exercé son emploi après l’accident. La CNESST refuse. Le TAT confirme, puisqu’il considère que l’assignation temporaire prouve l’incapacité.

Analyse de la preuve dans DG Laurentides-Lanaudière

Trois éléments ont pesé lourd dans la conclusion :

  1. Les documents médicaux (preuve médicale) :
    • Le formulaire d’assignation temporaire du 26 juillet 2022 précisait que les tâches régulières n’étaient pas autorisées, même avec limitations.
    • Cette mention, combinée à l’interdiction explicite de conduire et de lever des charges, a été jugée « très éloquente » par le Tribunal.
  2. La description de poste :
    • Elle indiquait une participation aux travaux physiques dans une proportion de 15 % du temps, incompatible avec les restrictions.
    • Cela a renforcé l’idée que l’emploi, au sens de la loi, n’était pas exercé dans son intégralité.
  3. La déclaration assermentée du travailleur :
    • Bien qu’il ait affirmé diriger son équipe et respecter son horaire, il a reconnu ne pas avoir conduit pendant une période et ne pas avoir accompli certains travaux physiques.
    • Le Tribunal a noté l’absence de preuve selon laquelle il pouvait éviter complètement ces tâches.

Cette interaction entre preuve médicale, description de poste et déclaration assermentée démontre l’importance, pour un employeur, de maîtriser sa documentation.

Raisonnement du Tribunal

  1. Définition de « son emploi » : inclut toutes les tâches listées dans la description officielle, dont 15 % physiques.
  2. Preuve médicale déterminante : mention explicite que les tâches régulières ne sont pas autorisées, même avec limitations.
  3. Absence de preuve contraire : aucune démonstration que le travailleur pouvait éviter les tâches physiques.
  4. Application stricte : incapacité dès qu’une seule tâche est interdite → transfert impossible.

Le Tribunal souligne que l’analyse n’est plus qualitative, mais binaire : toutes les tâches sont-elles exécutées?

Si elles ne le sont pas, la condition de l’article 327(3) n’est pas remplie.

Conséquences pratiques pour les employeurs – Tableau comparatif

  Avant réforme Après réforme
Critère Essentiel des tâches accompli Toutes les tâches exécutées
Assignation temporaire Possible transfert Transfert impossible
Évaluation Approche souple Approche stricte

Impacts

  • Réduction des possibilités de transfert : la marge de manœuvre est minime.
  • Hausse des coûts : les frais médicaux demeurent imputés à l’employeur.
  • Effet organisationnel : les équipes RH doivent anticiper que toute restriction médicale aura un impact financier direct.

Analyse stratégique avancée

Pour gérer efficacement ce nouveau cadre :

  1. Documenter les tâches réelles
    • Maintenir des descriptions de poste précises, y compris la proportion et la fréquence des tâches physiques.
  2. Analyser les limitations médicales
    • Comparer chaque restriction à la liste complète des tâches habituelles.
  3. Décider rapidement
    • Si une tâche est interdite, la contestation est généralement vouée à l’échec.
  4. Optimiser la prévention
    • Réduire les risques d’accidents entraînant des restrictions médicales.
  5. Former les gestionnaires
    • Leur expliquer les impacts financiers et juridiques des assignations temporaires.

FAQ

  1. Une restriction de courte durée est-elle visée?

    Oui, la durée n’est pas un critère.

  2. Et si la tâche exclue est rare?

    Peu importe la fréquence : si elle fait partie de l’emploi, elle compte.

  3. L’absence d’IRR change-t-elle quelque chose?

    Non, l’analyse porte sur les tâches, pas sur l’indemnisation.

  4. Les restrictions préventives sont-elles incluses?

    Oui, si elles empêchent d’exécuter une tâche.

  5. Que faire si la description de poste est incomplète?

    La mettre à jour avant tout litige.

  6. Les limitations dictées par l’employeur comptent-elles?

    Non, seules les limitations médicales sont pertinentes.

  7. Une adaptation ergonomique est-elle une limitation?

    Oui, si elle empêche l’exécution d’une tâche habituelle.

Erreurs fréquentes

  • Ne pas contester une décision malgré une assignation temporaire manifeste, alors qu’une contestation peut parfois être déposée à titre conservatoire afin de préserver les droits de l’employeur et de réévaluer ultérieurement les chances de succès.
  • Omettre de vérifier soigneusement la concordance entre les limitations médicales retenues et les tâches réellement accomplies.
  • Croire, à tort, que l’absence d’IRR constitue en soi un fondement suffisant pour obtenir un transfert de coûts.
  • Négliger d’actualiser la description de poste pour qu’elle reflète adéquatement les tâches réellement exécutées.

Pour aller plus loin


Author
Me Sébastien Paquin Avocat Morency Avocats

Me Sébastien Paquin s’est joint à notre équipe en 2025. Avocat bilingue et membre du Barreau du Québec depuis 2024, il concentre sa pratique en droit du travail, plus particulièrement en droit de la santé et de la sécurité au travail (SST). Il représente les employeurs dans divers contextes, notamment en rédigeant des avis juridiques, en les conseillant sur les obligations en matière de prévention et d’indemnisation ainsi qu’en assurant des représentations devant les tribunaux administratifs, civils et d’arbitrage.

Fort de dix années de service dans les Forces armées canadiennes, Sébastien intègre à sa pratique des valeurs fondamentales, telles que la rigueur, l’éthique, la discipline et le leadership.

Reconnu pour son esprit d’analyse, sa capacité à gérer les situations complexes et sa planification stratégique, Me Paquin privilégie une approche axée sur l’efficacité, la clarté juridique et l’adaptation aux besoins concrets de sa clientèle.


Author
Emmy Poirier, CRIA Conseillère RT et SST Morency Société d'avocats

Emmy Poirier est détentrice d’une maîtrise en génie des risques en santé et sécurité du travail et possède près de dix ans d’expérience au sein du réseau de la santé. En 2020, elle s’est jointe à Morency, Société d’avocats à titre de conseillère en santé et sécurité du travail ainsi qu’en relations de travail.

La spécialisation et le parcours professionnel d’Emmy lui ont permis d’acquérir une expérience notable en matière d’analyse de dossiers médicaux. À cet effet, elle est régulièrement appelée à soutenir les avocats dans l’analyse de leur dossier en préparant et en documentant la preuve médicale.

De plus, dans le cadre de ses fonctions, elle est appelée à effectuer des recherches jurisprudentielles, à rédiger des lettres-mandats aux fins d’expertise médicale, à produire des contestations auprès de la CNESST et à rédiger des argumentations écrites.


Source : VigieRT, décembre 2025

Avis - Ce contenu relève de la responsabilité de son auteur et ne reflète pas nécessairement la position officielle de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.