En 2014, une étude[1] pancanadienne révèle qu’une travailleuse sur trois a déjà été victime de violence conjugale. Pourtant, la violence domestique ne se limite pas à la sphère conjugale. « Elle englobe également les violences exercées dans d’autres relations intimes ou familiales, comme entre parents et enfants, ou entre frères et sœurs. On peut aussi penser aux personnes salariées qui ont des liens intimes, qui travaillent en couple ou qui ont des liens familiaux », précise Arnaud Lucchini, enseignant chercheur à l’Université Sorbonne Paris Nord. Ce spécialiste, originaire de France, a offert une conférence sur le sujet à l’occasion du colloque du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), à Montréal en octobre 2024.
La moitié des victimes de violence conjugale déclare que cette maltraitance s’est poursuivie jusqu’au milieu professionnel. « L’un des premiers impacts que l’on voit, ce sont les cas d’absentéisme ou de présentéisme. Et ça, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, indique le chercheur. Dès lors que l’on qualifie la violence domestique de risque professionnel, on peut mobiliser les outils juridiques en santé au travail pour prévenir et traiter des questions de violence domestique. »
Des normes pour se saisir de la question
Côté international, on retrouve la Convention n° 190 sur la violence et le harcèlement[2], de l’Organisation internationale du travail. Elle oblige les États membres — dont le Canada[3] et le Québec — à prendre en compte et à atténuer les conséquences des violences domestiques dans le monde du travail. Cette convention a été accompagnée de la recommandation n° 206[4], qui, cependant, n’a pas de portée contraignante pour les employeurs.
Depuis le 6 octobre 2021, l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST)[5] impose aux employeurs québécois une obligation renforcée de prévention en matière de violence. Cette disposition les oblige à prendre les mesures nécessaires pour protéger les travailleuses et travailleurs contre la violence physique ou psychologique, y compris lorsqu’elle est de nature conjugale, familiale ou à caractère sexuel.
Cette reconnaissance explicite de la violence domestique dans le cadre législatif de la santé et sécurité au travail marque une avancée importante. Elle reflète la volonté du législateur de considérer les répercussions que peuvent avoir des violences issues de la sphère privée sur la vie professionnelle des personnes salariées.
Quant à la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (LRMSST)[6], elle a proposé aux employeurs une obligation de protection de la travailleuse ou du travailleur[7].
Bien que la question de la violence domestique ait été intégrée aux politiques de santé et de sécurité au travail, le chercheur croit que ce n’est pas si intuitif et qu’il y a d’autres moyens de lutter.
Protéger et accompagner
Arnaud Lucchini préconise deux approches pour tenter d’atténuer les répercussions des violences domestiques sur le monde de travail.
L’approche défensive pour protéger la victime, celle-ci invoque notamment le droit à la non-discrimination. « L’employeur ne doit pas motiver une décision défavorable au regard du statut de victime de la personne salariée », prévient Arnaud Lucchini. Pourquoi ne pas créer un statut protecteur contre le licenciement de la victime?
Quant à l’approche offensive pour accompagner la victime, elle ne mobilise pas les outils de la santé au travail. « La création de congés spéciaux et des droits d’absence permettraient à la victime de s’absenter pendant son temps de travail pour se rendre auprès des services sociaux, d’associations d’aide aux victimes, etc. », suggère le chercheur.
Mais surtout, il importe d’élargir notre vision et de repenser la notion de risque professionnel.
Vers une appréhension subjective du risque professionnel
Or, se limiter à une appréhension objective du risque ne permet pas de saisir pleinement les répercussions de la violence domestique sur l’activité professionnelle. Comme l’explique Arnaud Lucchini, « Les impacts ne font pas écho uniquement aux violences qui ont lieu pendant les heures et sur le lieu de travail. Au contraire, il peut y en avoir lorsque la violence s’exerce en dehors des heures et du lieu. » La Convention n° 190 vise bien à réduire ces conséquences, mais nécessite une adaptation de la notion du risque professionnel pour inclure les nouvelles formes de travail, telles que le télétravail.
Le chercheur invite alors à adopter une vision plus subjective du risque professionnel. « Cela veut dire que ne seraient pas à risque uniquement les événements qui surviennent pendant les heures et sur le lieu de travail. Mais pourraient être considérés comme des risques professionnels, tous les événements, toutes les atteintes qui vont avoir des répercussions sur la santé de la personne salariée, y compris pendant son temps de travail. » Et selon lui, cela mène à se concentrer sur deux aspects purement conceptuels.
- Briser le mur de la séparation vie privée-vie professionnelle
« Dès lors que l’on accepte que la violence domestique peut avoir un impact sur le travail, c’est que ce mur n’existe pas », avance Arnaud Lucchini. Mais, d’un point de vue technique, cela pose des questions. « Pour qualifier la violence domestique de risque professionnel — et ainsi lutter efficacement contre et ses impacts sur le monde du travail — il faudrait alors tenir compte de la situation personnelle de la victime et de ce qui se passe dans son intimité. » Qu’en est-il dans ce cas de la protection de la vie privée, du droit des victimes à l’intimité et au secret?
- Obligation de prévention et de sécurité de l’employeur
Comment l’employeur peut-il prévenir un risque qui trouve son origine en dehors du travail, voire un risque qui ne s’exerce pas sur le temps ni sur le lieu de travail? Pour le chercheur, « il y a un problème à s’arrêter là et à dire que l’employeur n’aurait rien à faire et ne devrait rien faire. Néanmoins, pour que la violence domestique puisse être appréhendée comme étant un risque professionnel, on doit repenser cette obligation de sécurité et de prévention de l’employeur. »
Pour mieux prévenir et traiter la violence domestique dans le cadre du travail, Arnaud Lucchini croit qu’il importe de repenser le rôle des différents acteurs et d’intégrer la victime elle-même. Ceci dans le but de sortir du schéma traditionnel où seul l’employeur est responsable des mesures de prévention. « Le risque derrière, ce serait peut-être une dilution de la responsabilité en matière de santé-sécurité.» À son sens, il faut tenter de trouver le bon équilibre entre les responsabilités de l’employeur, de la puissance publique, de la société civile et des organismes de protection sociale. Cela permettrait de définir clairement le rôle de chacun et ainsi de mieux prévenir et traiter la violence domestique à titre de risque professionnel.
Bibliographie supplémentaire
Violence familiale : quel est le devoir des employeurs québécois? | BLG
Violence conjugale : nouvelle obligation pour l’employeur | Carrefour RH
- C. Nadine Wathen et al. (2015) The Impact of Domestic Violence in the Workplace: Results From a Pan-Canadian Survey, Journal of Occupational and Environmental Medicine
- C190 - Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement, 2019
- https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/nouvelles/2024/01/le-tout-premier-traite-mondial-visant-a-mettre-fin-a-la-violence-et-au-harcelement-au-travail-entre-en-vigueur-au-canada.html
- R206 - Recommandation (n° 206) sur la violence et le harcèlement, 2019.
- S-2.1 - Loi sur la santé et la sécurité du travail
- Projet de loi numéro 59 - Sanctionné (2021, chapitre 27)
- Violence conjugale ou familiale | Commission des normes de l'équité de la santé et de la sécurité du travail - CNESST