Introduction
La violence conjugale est un problème grave et persistant qui n’épargne pas le Québec. Elle entraîne non seulement des conséquences considérables sur les victimes ainsi que leurs proches, mais elle peut également avoir des répercussions importantes sur les employeurs.
La crise de COVID-19 a eu pour effet d’augmenter le taux de violence conjugale[1]. À cet effet, l’INSPQ est d’avis que le télétravail offre des moyens supplémentaires de contrôle de la victime de violence conjugale et peut interférer avec sa prestation de travail[2]. L’isolement social, la rupture des moyens de communication avec des personnes de l’extérieur ainsi que le manque de possibilité de fuir ne sont que quelques exemples[3].
L’obligation explicite de l’employeur concernant la violence conjugale
En vertu de l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[4] (ci-après « LSST »), l’employeur doit remplir plusieurs obligations générales afin de protéger la santé ainsi que d’assurer la sécurité et l’intégrité du travailleur.
Dans ce contexte, l’adoption et l’entrée en vigueur récente du projet de loi no 59[5], présenté par le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, imposent à l’employeur une nouvelle obligation explicite en matière de violence conjugale[6].
Ainsi, depuis le 6 octobre 2021[7], l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection d’un travailleur exposé à une situation de violence physique ou psychologique au travail, incluant la violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel.
Plus précisément, en matière de violence conjugale ou familiale, l’employeur doit prendre ces mesures lorsqu’il sait ou « devrait raisonnablement savoir » que le travailleur est exposé à cette violence[8].
Le PL59 modifie aussi la LSST en ajoutant des dispositions traitant expressément du télétravail. En l’absence de dispositions inconciliables quant au lieu de travail, le cadre juridique de la LSST s’applique à l’employé qui exécute sa prestation de travail de son domicile ainsi qu’à son employeur[9]. En conséquence, l’obligation qui incombe à l’employeur en matière de violence conjugale se voit transposer même dans la résidence privée des employés.
Or, dans un tel lieu, sur lequel l’employeur n’a aucun contrôle effectif, comment doit-il procéder pour remplir son obligation tout en respectant la notion de vie privée de son employé?
En pratique, la notion « devrait raisonnablement savoir » a le potentiel de recevoir une interprétation très large. Par conséquent, cette situation suscite une multitude de questions et d’inquiétudes pour les employeurs.
À titre d’exemple, en l’absence de signes permettant à une personne raisonnable de prendre connaissance d’une situation de violence conjugale, jusqu’où s’étend la responsabilité de l’employeur lorsque la victime ne divulgue pas ce problème? Plus encore, jusqu’où s’étend l’obligation de l’employeur si l’aide et les mesures d’accommodement proposées sont refusées par la victime niant la violence conjugale ou préférant « tolérer l’intolérable » plutôt que dénoncer l’auteur de cette violence? Dans ce contexte, il devient très difficile pour l’employeur d’intervenir sans s’immiscer dans la vie privée de la victime qui souhaite rarement dévoiler la réalité dans laquelle elle vit.
De plus, les informations concernant une situation de violence conjugale sont de nature confidentielle. Donc, l’employeur ne peut obliger un travailleur à dénoncer sa problématique. Toutefois, lorsqu’il soupçonne une telle situation, l’employeur peut mettre en place des mesures ayant pour but de protéger la santé et le bien-être du travailleur sans pour autant lui exiger de dévoiler quoi que ce soit[10].
Advenant que le travailleur brise le silence, l’employeur a une obligation de lui assurer la confidentialité de ses renseignements. Ainsi, l’employeur peut s’informer auprès des ressources d’aides spécialisées en violence conjugale pour obtenir du soutien. Cependant, la transmission d’informations concernant la victime nécessite préalablement l’obtention de son consentement.
Par ailleurs, en cas d’urgence, c’est-à-dire lorsqu’un employeur acquiert des motifs raisonnables de croire qu’un risque sérieux de mort ou de blessures graves menace le travailleur, l’employeur est en droit de divulguer ce type d’information, par exemple aux services policiers[11]. Outre ce cas d’exception, il serait cependant mal avisé de la part d’un employeur de communiquer directement avec les services policiers lorsque la victime refuse, même à tort, de dénoncer la violence dont l’employeur connaît l’existence.
Les lieux de travail
Selon une étude pancanadienne effectuée en 2014, une travailleuse sur trois a déjà subi de la violence conjugale, et la moitié des victimes témoignent que cette violence s’est poursuivie jusqu’au travail[12]. En milieux de travail, elle peut se manifester par du harcèlement au téléphone, des messages textes ou des courriels, de la surveillance à proximité du travail et parfois même des intrusions de l’auteur de cette violence sur les lieux du travail.
Les milieux de travail jouent un rôle clé dans la protection des victimes de violence conjugale puisque l’employeur peut offrir un service de soutien et des ressources permettant au travailleur d’obtenir de l’aide.
Les lieux du travail s’étendent au-delà de l’établissement de l’employeur et incluent les ascenseurs, le stationnement et, en télétravail comme examiné ci-dessus, le domicile du travailleur.
Par ailleurs, la violence conjugale n’ayant pas de frontière, elle soulève la question de possibles réclamations en matière de lésion professionnelle. Advenant que l’auteur abusif s’immisce dans les lieux du travail et commette des voies de fait sur l’employé, cet événement serait-il considéré comme un accident de travail? Tout va dépendre si les conditions prévues par la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles[13] peuvent être satisfaites. Dans l’affirmative, l’employeur pourrait potentiellement se faire modifier une imputation des coûts en invoquant la faute d’un tiers. Reste à savoir comment ces situations seront désormais traitées à la lumière des nouvelles obligations légales dans la LSST.
Suggestions
En somme, la violence conjugale existe au-delà de la sphère privée et amène son lot de complexité. En l’absence de balises jurisprudentielles délimitant le rôle de l’employeur, plusieurs mesures raisonnables peuvent être prises par ce dernier afin de remplir son obligation de diligence raisonnable. Voici quelques recommandations de la CNESST[14] ainsi que d’experts juristes et non-juristes en la matière :
- Adopter une politique de prévention de la violence conjugale au travail et la diffuser périodiquement en soulignant son application même en contexte de télétravail[15].
- Informer et sensibiliser le personnel au sujet de la violence conjugale en partenariat avec une maison d’aide et d’hébergement :
- Risques liés à la violence conjugale;
- Définitions et signes à surveiller, y compris lorsque la victime est en télétravail;
- Notions de vie privée et confidentialité;
- Mise en place de canaux de communication pour la victime (ex. : pour se confier, déterminer un geste spécifique en contexte de télétravail pour signaler la violence)[16].
- Offrir des établissements équipés et aménagés afin d’assurer la protection du personnel (contrôle de l’accès, caméras de sécurité aux entrées et aux sorties, bouton de panique lié au 911, interdiction aux membres de la famille de flâner sur les lieux du travail, procédure à suivre en cas de présence de l’agresseur) – non applicable en télétravail en raison de la notion de vie privée du domicile.
- En cas de signalement, une procédure à suivre et une politique d’orientation vers les ressources externes spécialisées en violence conjugale, telles que les maisons d’hébergement, les centres de femmes et les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)[17].
- Élaborer un plan de sécurité individuel pour la victime (ex : filtrage des appels, changement du numéro de téléphone[18] et de son courriel, permettre à la personne en télétravail de travailler à partir d’un autre milieu que son domicile[19]).
Conclusion
Considérant les effets, notamment au travail, de la violence conjugale sur une victime (absentéisme, démotivation, anxiété et maladie, retards, impacts sur les collègues, etc.), les employeurs gagnent certainement à tout mettre en œuvre pour vaincre ce fléau. Cela étant, les défis pourraient être de taille pour certains employeurs selon les circonstances, et il sera intéressant de suivre l’évolution de la jurisprudence sur la portée des obligations pour les employeurs relativement aux récentes modifications à la LSST.
1 | Les lignes d’aide pour femmes violentées constatent une hausse des appels reçus | Le Devoir. |
2 | Le télétravail en contexte de pandémie (inspq.qc.ca). |
3 | The pandemic paradox: The consequences of COVID-19 on domestic violence; Dre Rachel Cox, mémoire présenté au sujet des dispositions du Projet de loi 59 sur l’obligation de protection de l’employeur en matière de violence conjugale, p. 4. |
4 | RLRQ, c. S-2.1. |
5 | Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail, 2021, ch. 27. Ci-après « PL59 ». |
6 | PL59, article 139 (5°) (modifiant l’actuel article 51 (16°) LSST). |
7 | Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail en résumé | Commission des normes de l’équité de la santé et de la sécurité du travail – CNESST (gouv.qc.ca). |
8 | PL59, article 139 (5°) (modifiant l’actuel article 51 (16°) LSST). |
9 | PL59, article 124 (insérant l’article 5.1 LSST). |
10 | Violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel. |
11 | Id. |
12 | C. Nadine Wathen, Jennifer C D MacGregor et Barbara J MacQuarrie, «The Impact of Domestic Violence in the Workplace: Results From a Pan-Canadian Survey », (2015) 57:7 Journal of Occupational and Environmental Medicine, p. e67; Dre Rachel Cox, mémoire présenté au sujet des dispositions du Projet de loi 59 sur l’obligation de protection de l’employeur en matière de violence conjugale, p. 1. |
13 | Référence, LATMP, art. 2. |
14 | Violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel. |
15 | Dre Rachel Cox, mémoire présenté au sujet des dispositions du Projet de loi 59 sur l’obligation de protection de l’employeur en matière de violence conjugale; voir ce modèle de politique : Modèle de politique de travail en matière de violence conjugale. |
16 | Recommandation de Me Maude Grenier, spécialiste en droit du travail chez Norton Rose Fulbright, Violence conjugale et télétravail : quels devoirs pour les employeurs ?. |
17 | Dre Rachel Cox, mémoire présenté au sujet des dispositions du Projet de loi 59 sur l’obligation de protection de l’employeur en matière de violence conjugale. |
18 | Analyse d’impact réglementaire, p. 41, ANALYSE D’IMPACT RÉGLEMENTAIRE sur le Projet de loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (gouv.qc.ca) |
19 | Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre, « Avis sur le télétravail », 13 octobre 2020, p. 25. |