L’intelligence artificielle (IA) s’impose à vive allure dans les milieux de travail, en particulier dans le secteur manufacturier, où l’efficacité opérationnelle et la précision sont des priorités constantes. Les entreprises y voient une possibilité de rationaliser les opérations, d’augmenter la cadence et de réduire les erreurs. Mais si l’IA offre des gains concrets en matière de productivité et permet de déléguer certaines tâches complexes, elle soulève aussi une question fondamentale : que se passe-t-il pour les travailleurs et travailleuses dont les responsabilités sont partagées avec des algorithmes?
Le secteur manufacturier est à l’avant-garde de cette transformation. Selon les données les plus récentes, plus de 70 % des usines utilisent déjà une forme d’IA, et une majorité prévoient d’augmenter leurs investissements dans les prochaines années (Badarinath, 2024). Ces technologies prennent aujourd’hui en charge des décisions critiques — en matière de qualité, de planification et d’entretien — qui relevaient autrefois exclusivement de l’expertise humaine. L’objectif n’est plus simplement d’automatiser des gestes répétitifs, mais bien de construire des équipes hybrides, où les humains et l’IA collaborent étroitement (Passalacqua et al., 2024). Dans cette nouvelle dynamique, les opérateurs ne se contentent plus d’exécuter des tâches : ils supervisent les systèmes intelligents, les adaptent et apprennent à les interpréter, ce qui transforme profondément les rôles et les compétences exigées sur le plancher.
Le secteur manufacturier
- 70 % et plus des usines utilisent déjà une forme d’IA
Quand l’automatisation fragilise la motivation
Toutefois, cette transition n’est pas sans conséquence. Même partielle, l’automatisation est une arme à double tranchant. Elle peut réduire la charge mentale, accélérer l’exécution et standardiser la qualité. Toutefois, elle comporte un risque moins évident, mais tout aussi réel : l’érosion progressive des leviers psychologiques de la performance. Motivation, engagement, sentiment d’utilité — ces éléments, souvent occultés dans les tableaux de bord de productivité, sont pourtant essentiels au bon fonctionnement des équipes (Passalacqua et al., 2024).
Ce n’est pas qu’une intuition : des décennies de recherche en psychologie du travail montrent que trois besoins fondamentaux soutiennent la motivation durable des travailleurs et travailleuses (Ryan & Deci, 2020). L’autonomie — c’est-à-dire le sentiment de contrôle sur ses actions. La compétence — le fait de se sentir efficace et utile. Et l’appartenance sociale — le besoin de se sentir accepté, soutenu et connecté aux autres dans un environnement de travail bienveillant et collaboratif. Lorsque ces besoins sont satisfaits, les résultats suivent : meilleures performances, rétention accrue, innovation plus soutenue. À l’inverse, lorsque ces besoins sont négligés, on observe rapidement un désengagement, de l’insatisfaction et, inévitablement, la chute de la productivité.
L’humain en contexte de collaboration avec l’IA
C’est dans cette optique que nous avons mené une série d’études combinant des observations sur le terrain, des enquêtes auprès de la main-d’œuvre en usine et des expérimentations contrôlées en laboratoire. Dans l’une de ces études (Passalacqua et al., sous presse), menée en collaboration avec une entreprise spécialisée dans la fabrication de raquettes à neige, nous avons simulé une tâche de contrôle de la qualité où plus de 100 participants et participantes devaient détecter des défauts à l’aide — ou non — d’un système d’IA. Trois conditions étaient testées : sans IA, avec assistance partielle (l’IA suggère, mais l’humain décide), et avec automatisation complète (l’IA décide, l’humain suit). Les résultats démontrent que les personnes privées de contrôle décisionnel rapportaient une baisse marquée de leur sentiment d’autonomie et de sens du travail. Leur motivation et leur engagement chutaient, même si les performances techniques restaient élevées. À l’inverse, lorsque l’IA appuyait le jugement humain sans le remplacer, les résultats étaient positifs tant sur le plan de la performance que sur celui du vécu psychologique au travail.
Ces constats sont cohérents avec la littérature scientifique émergente sur l’interaction humain-IA dans un contexte de travail (Passalacqua et al., 2024). Les organisations qui réussissent à intégrer l’intelligence artificielle de manière durable sont celles qui conservent un certain équilibre : la technologie augmente le travail humain sans toutefois le déposséder de sa valeur. On parle ici de modèles où l’autorité décisionnelle est partagée de façon réfléchie, où la technologie soutient les travailleurs et travailleuses au lieu de les remplacer.
Trois leviers RH pour une intégration humaine de l’IA
Pour les CRHA et les CRIA, ce virage représente une occasion stratégique d’orienter la transformation numérique de manière à préserver, voire renforcer, la motivation au travail. Trois pistes concrètes se dégagent de nos recherches :
- Conserver un pouvoir décisionnel humain : concevez les processus de travail de manière à ce que l’IA appuie les décisions sans les imposer. L’humain doit rester aux commandes pour protéger son sentiment d’autonomie et de compétence.
- Mesurer ce qui compte vraiment : en complément des indicateurs de performance habituels (délais, rendement, erreurs), intégrez des mesures simples, mais ciblées, du vécu psychologique des travailleurs et travailleuses : sentiment de contrôle, perception de compétence, et sens du travail.
- Accompagner l’IA par un apprentissage actif : associez chaque intégration d’IA à une stratégie de formation concrète, centrée sur le rôle de la personne dans le nouveau système. Cela permet de renforcer la confiance, de réduire la résistance au changement et de valoriser l’expertise humaine dans un contexte technologique en évolution.
Bref, l’intégration de l’IA en milieu manufacturier ne doit pas se limiter à une logique d’optimisation technique. C’est aussi un défi humain, qui appelle à une approche plus fine, plus sensible aux ressorts psychologiques du travail. Bien pensée, cette transition peut faire grimper la productivité tout en renforçant ce qui compte vraiment : la vitalité, l’autonomie et l’engagement des personnes qui font tourner nos usines.
Références
- Badarinath, R. (2024, May 2). AI adoption accelerates manufacturing growth and transformation. Forbes. https://www.forbes.com/councils/forbestechcouncil/2024/05/02/through-the-roof-ai-adoption-accelerates-manufacturing-growth-and-transformation/
- Passalacqua, M., Pellerin, R., Magnani, F., Doyon-Poulin, P., Del-Aguila, L., Boasen, J., & Léger, P. M. (2024). Human-centred AI in industry 5.0: a systematic review. International Journal of Production Research, 63(7), 2638-2669.
- Passalacqua, M., Pellerin, R., Yahia, E., Magnani, F., Rosin, F., Joblot, L., & Léger, P.M. (sous presse) Safeguarding Worker Psychosocial Well-being in the Age of AI: The Critical Role of Decision Control. International Journal of Human-Computer Studies.
- Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2020). Intrinsic and extrinsic motivation from a self-determination theory perspective: Definitions, theory, practices, and future directions. Contemporary educational psychology, 61, 101860.