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Le travail virtuel : Une menace pour la culture organisationnelle?

Dans un contexte d’intensification du travail virtuel, les résultats de notre étude prospective en Suisse romande mettent en évidence de nouveaux enjeux de cohérence culturelle pour les organisations.
10 mars 2023
Xavier Salamin | Eric Davoine | Bertrand Audrin

La virtualisation des pratiques de travail s’est nettement intensifiée au cours des dernières années. Cette tendance a été initiée bien avant 2020 et elle a été renforcée par la récente crise sanitaire. Dans ce contexte, nous avons réalisé en 2021 une étude prospective auprès d’experts du milieu RH en Suisse romande afin de recenser les nouveaux enjeux liés à la virtualisation. Notre étude montre que de nouvelles frontières ont été établies dans les organisations, alors même que les frontières entre temps et espaces privés et professionnels s'estompaient. Notre étude (voir encadré méthodologique ci-dessous) met en évidence de nouveaux enjeux de cohérence culturelle pour les organisations, que nous présentons ci-dessous. 

Cette menace sur la cohérence culturelle est le premier constat de notre enquête puisque 75 % des entreprises répondantes estiment que l’explicitation et la pérennisation de la culture d’entreprise pour les employés en télétravail sont devenues un enjeu majeur pour la fonction RH. Dans le travail en présentiel, la continuité des échanges et des interactions sociales, formels et informels, favorise le développement et le maintien d’une culture d’entreprise implicitement partagée. Sans espace-temps commun, ces mécanismes de construction de la cohésion culturelle et identitaire s'affaiblissent. Parallèlement, des différences nouvelles viennent créer des sous-cultures et affaiblir la cohésion d'ensemble.

Une nouvelle frontière s'est renforcée entre les employés qui télétravaillent et ceux dont les emplois ne sont pas compatibles avec le télétravail, ces derniers devant parfois assumer en présentiel certaines tâches supplémentaires et à faible valeur ajoutée, induites par l'absence des collègues qui télétravaillent (p. ex. réception de courriers, impression de documents, etc.). Dans de nombreuses organisations suisses, le télétravail demeure majoritairement une pratique réservée aux cadres et aux employés de bureau de l’organisation, pratique accompagnée de privilèges (temps flexible individualisé, aménagement du temps privé, livraison de matériel choisi, etc.) qui peuvent rendre jaloux les employés de production et plus globalement ceux occupant des métiers manuels dont le quotidien reste rythmé par des horaires fixes et collectifs. 

Nouveaux enjeux de cohérence culturelle pour les organisations

  • 75 % estiment que l’explicitation et la pérenni­sation de la culture d’entre­prise pour les employés en télétravail sont devenues un en­jeu majeur pour la fonction RH
  • 90 % considèrent qu’un nouvel enjeu sera d’éviter le cloi­sonnement [...] et de travailler sur un sentiment d’appartenance à l’ensemble de l’organisation

Mais il existe aussi des disparités entre les « privilégiés ». Notre étude montre de vraies différences entre ceux qui disposent d’un environnement de travail favorable et ergonomique à leur domicile (p. ex. une pièce adaptée au travail, mobilier, matériel, éclairage, connexion, etc.) et ceux qui n’ont pas d’infrastructure satisfaisante. Par exemple, la présence d’enfants dans l’espace privé est un facteur particulièrement critique qui crée des conditions de travail souvent difficiles pour les jeunes parents, plus généralement pour les femmes. 

Un nouvel écart se creuse également entre ceux qui ont renforcé leurs compétences numériques et ceux qui peinent encore à se mettre à niveau d’une organisation de plus en plus digitalisée. Malgré le fort accent mis sur le développement de ces compétences numériques au cours des dernières années, plus de trois quarts des entreprises répondantes déclarent que les besoins de formation subsistent pour certains groupes d’employés.

Notre étude révèle aussi des frontières nouvelles entre les équipes de travail. Avec le développement du télétravail, les managers ont souvent réussi à maintenir des interactions sociales et une cohésion sociale à l’intérieur de leur équipe, devenue pour beaucoup un noyau de collaboration, de solidarité et d’identification. Ce développement d'équipes plus autonomes représente aussi un défi à la cohésion organisationnelle et à la transversalité dans l’organisation, un point très bien illustré par cette participante à notre étude : « Je constate, en fait, que, vu qu’on ne se voit pas et qu’on doit se créer un noyau de collaboration à distance, on a globalement des replis sur les équipes. La transversalité devient, dès lors, quelquefois, un peu plus difficile à réaliser en télétravail, malgré les outils (de communication), parce que le contact humain est moins fréquent. » À ce titre, plus de 90 % des organisations participantes à notre enquête de validation considèrent qu’un nouvel enjeu de la fonction RH sera d’éviter le cloisonnement des équipes au sein de l’organisation et de travailler sur un sentiment d’appartenance à l’ensemble de l’organisation.

Les experts de notre étude rappellent également que l’espace-temps de travail commun représente aussi un lieu d’apprentissage et de transfert de normes et de représentations communes de qualité, transfert qui s’opérait souvent de manière informelle et tacite, par exemple en observant une personne plus expérimentée. Ces apprentissages spontanés sont moins faciles à organiser en télétravail, les apprentis et les jeunes diplômés dans l’organisation en souffrent, et avec eux, tous les nouveaux employés en phase de socialisation. 

Enfin, la disparition de l’espace-temps commun représente un risque pour la compétence collective et pour les capacités d'innovation par sérendipité. La créativité naît typiquement de rencontres et d’échanges spontanés, non planifiés et non planifiables. Un échange d’idées autour d’une machine à café, par exemple, peut déboucher sur une initiative innovante. En télétravail, ces échanges spontanés sont plus difficiles à (re)-créer, représentant ainsi un défi à la capacité collective d’innovation des équipes et de l’entreprise.

Les réponses à ces défis se façonnent dans chaque organisation avec le concours de ses différents acteurs, et en adéquation avec son contexte culturel et institutionnel, loin de ressembler à des « recettes magiques ». Divers exemples de pratiques ont été donnés par nos répondants : développement d’onboarding virtuel, tout en maintenant des activités de socialisation en présentiel; activités de développement d’équipe (p. ex. cafés virtuels) ou de coworking en virtuel; points de situation réguliers individuels ou en équipe permettant aussi de veiller au bien-être des employés, etc. Il convient ainsi à chaque organisation de chercher les bons ingrédients, et leur dosage, pour soutenir la cohésion de sa culture organisationnelle.

Analyse prospective 

L’étude utilise une méthode d’analyse prospective en quatre phases (basée sur la méthodologie de Boyer et Scouarnec 2009). Dans les trois premières phases (entretiens, questionnaires, puis groupes de discussion), nous avons sollicité un groupe d’experts constitué de spécialistes des ressources humaines d’entreprises locales et internationales, de consultants, d’académiciens, de représentants syndicaux ainsi que de l’inspection du travail. Les experts nous ont permis de définir les principales tendances concernant les nouvelles frontières des organisations. Dans une quatrième phase, un questionnaire de validation d’une vingtaine de questions a été envoyé en août et septembre 2021 aux professionnels des ressources humaines travaillant en Suisse romande, avec un retour de 182 questionnaires utilisables d’entreprises de toutes tailles.

Remerciements 

Cette étude a été réalisée en Suisse dans le cadre d’un projet de recherche du Pôle de recherche national On-The-Move du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS), et a bénéficié du soutien des sections romandes de HR Swiss et des partenaires du congrès romand HR. Nous remercions aussi les experts et les répondants.

Bibliographie 

  • Baruch, Y. (2000). Teleworking: benefits and pitfalls as perceived by professionals and managers. New technology, work and employment, 15(1), 34-49.
  • Boyer, L., & Scouarnec, A. (2009). La prospective des métiers. EMS.
  • Gohoungodji, P., N’Dri, A. B., & Matos, A. L. B. (2022). What makes telework work? Evidence of success factors across two decades of empirical research: a systematic and critical review. The International Journal of Human Resource Management, 1-45.

Author
Xavier Salamin professeur HES-SO Valais-Wallis, Suisse

Author
Eric Davoine professeur Université de Fribourg, Suisse

Author
Bertrand Audrin professeur EHL Hospitality Business School, Suisse

Source : Revue RH, volume 26, numéro 1  ─ JANVIER FÉVRIER MARS 2023