Cet article rédigé en mars 2015 a été mis à jour en juin 2025
Lors d'une situation épineuse en matière de relations de travail, la tentation peut être forte, à la fois pour le salarié et l'employeur, d'enregistrer clandestinement les conversations afin de conserver une preuve en vue d'un éventuel litige. Qu'en est-il de la légalité de cette pratique? Doit-elle être sanctionnée?
Ce que prévoit le Code criminel
La croyance populaire veut qu'il soit légal d'enregistrer une conversation à laquelle nous sommes partie prenante, et ce, même à l'insu de notre interlocuteur. Est-ce le cas?
Le Code criminel définit la communication privée comme étant une « communication orale ou télécommunication dont l'auteur se trouve au Canada, ou destinée par celui-ci à une personne qui s'y trouve, et qui est faite dans des circonstances telles que son auteur peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle ne soit pas interceptée par un tiers »[1].
En d'autres termes, la communication doit se dérouler dans un cadre où chacun a le droit à la vie privée, à la différence d'une communication publique ou accessible à des gens plus ou moins définis.
L'interception volontaire d'une communication privée au moyen d'un dispositif (micro, balayeur d'ondes, etc.) est un acte criminel au Canada[2]. Cependant, l'interception devient légale si l'intercepteur a obtenu au préalable l'autorisation tacite ou exprès de l'auteur ou du destinataire de la communication. Lorsque la communication implique plusieurs auteurs ou plusieurs destinataires, le consentement à l'interception obtenue d'un seul d'entre eux suffit pour légaliser l'opération[3].
Compte tenu de cette définition, la croyance populaire se confirme : il est légal d'enregistrer une conversation à laquelle nous sommes parties prenantes, à titre d'auteur ou de destinataire.
L'expectative de vie privée au travail
Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que les travailleuses et travailleurs jouissent d'un droit à la vie privée qui ne se limite pas à leur sphère intime, soit à leur vie à la maison. Les tribunaux doivent régulièrement mettre en balance le droit de gérance et de surveillance de l'employeur et le droit des salariés à leur vie privée au travail. La jurisprudence nous fournit des applications variées de ce principe, que ce soit concernant l'installation de caméras de surveillance, l'écoute d'appels téléphoniques des salariés ou la lecture de leurs courriels.
Ce principe s'applique également en ce qui a trait à l'enregistrement des conversations au travail, que ce soit entre collègues ou entre supérieur et subordonné. Chaque personne est en droit de s'attendre, sauf exception, à ne pas être sous surveillance constante.
Cela étant dit, l'employée ou employé qui enregistre une conversation à laquelle il participe, même sans en informer son interlocuteur, ne commet pas nécessairement une faute. Il peut y avoir des motifs légitimes qui justifient son geste. L'employeur qui entend sévir contre cette pratique devrait analyser le contexte et les motivations du salarié avant de lui imposer une sanction.
Des cas tirés de la jurisprudence
En 2013, la Commission des relations du travail a confirmé la suspension sans solde d'une salariée qui avait reconnu avoir enregistré clandestinement de nombreuses conversations avec ses supérieurs, ses collègues et ses subordonnés[4]. L'employeur avait pris connaissance de l'ampleur des enregistrements à l'occasion de l'audience des autres plaintes de la salariée. Le jour de sa réintégration dans son poste, à la suite de l'annulation de son congédiement, l'employeur lui a imposé une suspension de deux mois au motif que son comportement était allé à l'encontre du code d'éthique de l'entreprise. Ce code impose d'entretenir des relations professionnelles fondées sur l'honnêteté, le respect des personnes, la coopération et le professionnalisme entre collègues.
Pour conclure au rejet de la plainte pour pratique interdite de la plaignante, le juge administratif a considéré différents critères, dont le palier hiérarchique élevé de la salariée (cadre de niveau 2, en position d'autorité), la nature du poste qui nécessitait un haut degré de discrétion et de confidentialité ainsi que les exigences contenues au code d'éthique de l'entreprise. Il a conclu que « les enregistrements clandestins effectués par la plaignante apparaissent, en raison de son statut, comme des motifs sérieux au soutien d'une mesure disciplinaire »[5]. Il a ajouté que « la confiance doit régner dans un milieu de travail »[6].
Dans une autre affaire, le Tribunal administratif du travail a plutôt conclu que la salariée n'a commis aucune faute en enregistrant des conversations à l'insu de son supérieur[7]. Cette salariée a procédé à un nombre restreint d'enregistrements clandestins et les conversations portaient sur sa plainte en harcèlement psychologique et les conséquences de celle-ci. À aucun moment elle n'a tenté de piéger son supérieur en l'amenant sur des sujets compromettants. Bien qu'un lien de confiance doive être maintenu entre la salariée et son supérieur, elle n'a commis aucune faute dans les circonstances.
L'utilisation en preuve des enregistrements clandestins devant les tribunaux
En matière civile, tout fait pertinent au litige est admissible en preuve, et ce, par tous moyens (Code civil du Québec[8], article 2857). Les enregistrements, qu'ils soient légaux ou illégaux, sont donc en principe admissibles en preuve s'ils sont par ailleurs pertinents au litige.
Les enregistrements pertinents peuvent toutefois être rejetés en vertu de l'article 2858 C.c.Q. :
« Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une violation du droit au respect du secret professionnel. »
Les deux critères sont cumulatifs : il faut que le document ait été obtenu en violation d'un droit fondamental et que son utilisation déconsidère l'administration de la justice, sauf si le secret professionnel a été violé.
Dans le cas des enregistrements clandestins, c'est généralement la violation du droit à la vie privée qui est en cause. Ce droit est notamment garanti par les articles 3 et 35 C.c.Q. L'article 36 C.c.Q., quant à lui, énonce des exemples d'atteintes à la vie privée, notamment l'acte d'intercepter ou d'utiliser volontairement une communication privée et l'acte de capter ou d'utiliser l'image ou la voix d'une personne lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés. L'enregistrement audio d'une personne à son insu, dans le cadre d'une conversation qu'elle croit privée et non enregistrée, remplit généralement le premier critère.
La décision de principe en matière d'interprétation de l'article 2858 C.c.Q. demeure l'arrêt rendu par la Cour d'appel en 1999 dans l'affaire Ville de Mascouche c. Houle[9]. La Cour devait statuer sur l'admissibilité en preuve d'enregistrements clandestins de conversations téléphoniques privées interceptées au moyen d'un balayeur d'ondes par un voisin. Le congédiement de la plaignante reposait sur le contenu de ces enregistrements.
La Cour d'appel a confirmé la décision de la Cour supérieure en déclarant les enregistrements inadmissibles en preuve au motif que les admettre déconsidérerait l'administration de la justice.
Selon le juge, « Le juge du procès civil est convié à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux, d'une part, et la recherche de la vérité, d'autre part. Il lui faudra donc répondre à la question suivante : la gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l'intérêt juridique de l'auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu'il serait inacceptable qu'une cour de justice autorise la partie qui l'a obtenue à s'en servir pour faire valoir ses intérêts privés? Exercice difficile s'il en est, qui doit prendre appui sur les faits du dossier »[10].
En 2007, la Cour d'appel a de nouveau été appelée à interpréter cet article du Code civil du Québec dans le cadre d'un litige relatif au monde du travail[11]. La salariée, soupçonnant son ancien employeur de la dénigrer auprès d'employeurs potentiels, a demandé à un ami d'appeler la représentante de l'entreprise afin de solliciter des références en se faisant passer pour quelqu'un d'autre.
Le juge de première instance a refusé d'admettre l'enregistrement de cette conversation en preuve au motif que le subterfuge utilisé par la demanderesse déconsidérait l'administration de la justice. La Cour d'appel a infirmé cette décision au motif que la preuve était pertinente et n'avait pas été recueillie en violation d'un droit fondamental. En effet, s'adressant à un pur inconnu, la représentante pouvait difficilement invoquer son droit à la vie privée.
La Cour d'appel a souligné au passage que la règle de la pertinence vise à promouvoir la recherche et l'atteinte de la vérité, un principe cardinal de notre système de droit, et que, par ailleurs, une preuve obtenue par un moyen illégal ne sera pas écartée si l'illégalité ne se rattache pas à la violation d'un droit fondamental. En l'espèce, l'interception de la communication était de toute manière légale.
L'admissibilité en preuve d'un enregistrement illégal : exemples récents
Il revient au juge de trancher l'admissibilité d'un élément de preuve dans le cadre de l'audition d'un litige. Cette décision est généralement basée sur les faits spécifiques à une affaire, mais un principe demeure : l'enregistrement qui porte atteinte au droit à la vie privée doit avoir été réalisé de la manière la moins intrusive possible, tel qu'établi par la Cour suprême en 1999 dans l'arrêt Bridgestone/Firestone[12] qui portait sur l'admissibilité d'une preuve de filature.
En 2022, le Tribunal administratif du travail a permis le dépôt en preuve d'un enregistrement audio d'une rencontre formelle entre une salariée, sa représentante syndicale et des représentantes de l'employeur même si une partie de l'enregistrement avait été réalisée alors que la salariée et sa représentante avaient quitté la salle[13]. Le Tribunal conclut que la conversation entre les représentantes de l'employeur était de nature privée, mais que la salariée avait des motifs rationnels pour avoir enregistré la rencontre et que le moyen utilisé était le moins intrusif possible.
Dans une autre affaire en 2023[14], le Tribunal administratif du travail a plutôt décidé d'admettre en preuve la partie de l'enregistrement audio de la rencontre à laquelle le salarié participait et a rejeté la partie de l'enregistrement alors que le salarié avait quitté la salle. Il conclut que le salarié n'avait pas de motif rationnel de procéder à l'enregistrement de la conversation privée des représentants de l'employeur et qu'il s'agit plutôt du fruit du hasard, le téléphone ayant été oublié dans la poche de son manteau. Dans ce cas, la nature de la violation injustifiée du droit à la vie privée serait de nature à déconsidérer l'administration de la justice.
Cet article rédigé en mars 2015 a été mis à jour en juin 2025
1 | Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-36, article 183 (ci-après C.cr.). Retour au texte |
2 | Article 184 C.cr. Retour au texte |
3 | Article 183.1 C.cr. Retour au texte |
4 | Rabbath c. La Société des casinos du Québec inc. (Casino de Montréal), 2013 QCCRT 0291. Retour au texte |
5 | Id., par. 61. Retour au texte |
6 | Id., par. 62. Retour au texte |
7 | Jean et Cabinet de la 2e opposition de la Ville de Montréal, 2016 QCTAT 2455. Retour au texte |
8 | R.L.R.Q., c. C-1991 (ci-après C.c.Q.). Retour au texte |
9 | [1999] R.J.Q. 1894 (C.A.). Retour au texte |
10 | Id., p. 1909. Retour au texte |
11 | Bellefeuille c. Morisset, 2007 QCCA 0535. Retour au texte |
12 | Bridgestone/Firestone, Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.). Retour au texte |
13 | Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal - Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663. Retour au texte |
14 | Bélanger c. Ville de Montréal (Arrondissement du Plateau-Mont-Royal), 2023 QCTAT 4463. Retour au texte |