Les faits

Source : Statistique Canada, tableau 14-10-0352-01
Au graphique 1, nous observons premièrement qu’il y a eu deux pointes dans l’activité de grève au Québec : 1976 et 2023. Soit deux années associées à des périodes de grande incertitude et de forte inflation (graphique 2). Deuxièmement, nous observons que, depuis la pointe de forte intensité de conflits de travail en 1976, l’activité de grève, telle que mesurée par le nombre de jours-personnes en arrêt de travail, a suivi une tendance régulière à la baisse jusque vers la fin des années 1980, puis qu’elle s’est stabilisée par la suite. D’où le peu d’études sur la question, en particulier depuis le début des années 1990 jusqu’à nos jours.

Source : Statistique Canada, tableau 18-10-0005-01
Pour plusieurs, l’augmentation récente de l’incidence et de la durée des conflits de travail a pu être, à raison, attribuée à la baisse du chômage d’un côté et à l’augmentation de l’inflation de l’autre. Toutefois, lorsque le chômage baisse et que l’inflation augmente, la situation justifie des augmentations de salaire plus fortes, mais pas nécessairement une augmentation des grèves. En 1989, par exemple, le taux de chômage était bas, à son plus bas du cycle (graphique 3), et il n’y avait pas particulièrement plus de jours-personnes en arrêt de travail (graphique 1).

L’incertitude
En fait, du point de vue de l’analyse économique, ce qui explique les grèves, c’est non pas le rapport de force, mais l’incertitude autour du rapport de force. Bien entendu, les conditions de l’offre et de la demande, l’échéance des conventions collectives (s’il y a peu de conventions collectives qui viennent à échéance, il y a moins d’arrêts de travail), la taille des unités de négociations, le degré de concentration de l’industrie (capacité de transmettre les hausses de salaire sur le prix) et le secteur d’activité (public vs privé) ont aussi une influence[1].
Dans une étude qui remonte au temps où il y avait beaucoup de grèves, Cousineau et Lacroix (1986) ont testé cette hypothèse sur un échantillon de 1 867 observations d’ententes salariales (Canada, grandes conventions collectives de 500 employés et plus, 1967-1982) après avoir pris en compte la durée de la convention précédente (accumulation des griefs et quantité d’informations à traiter), la taille de l’unité de négociation, l’inflation, etc., mais aussi et surtout la variabilité (écart-type) dans les taux de chômage au cours des neuf trimestres qui précédaient la négociation des contrats de travail, la variabilité des inventaires par rapport aux ventes (capacité de s’adapter), la variabilité des prix de vente (revenus) des entreprises et la variabilité des offres d’emploi. Ces indicateurs de variabilité (écarts-types) constituaient autant d’indicateurs de difficulté pour les parties de s’entendre sur la prévisibilité des capacités de payer et le rapport de force.
Tous ces facteurs de variabilité ou d’incertitude se sont avérés significatifs sur le plan statistique pour expliquer les risques de grèves. L’application de cette étude à la conjoncture actuelle nous paraît expliquer les difficultés ressenties en matière de relations de travail, car l’inflation, tout comme le chômage, se sont avérés passablement instables. En 2020, l’inflation n’était que de 0,8 %, puis elle s’est accélérée en 2021 pour atteindre un sommet de 6,7 % en 2022, puis elle est redescendue à 2,3 % en 2023. Pendant tout ce temps, elle était fortement imprévisible. De la même manière, le chômage, reflet de l’activité économique, a beaucoup varié. Il est successivement passé de 5,1 % en 2019 à 8,9 % en 2020, puis à 4,3 % en 2022 et finalement à 5,3 % en 2024. Difficile d’être plus instable et imprévisible.
Implications sur la dynamique des salaires et de l’inflation
Les implications de cette représentation des arrêts de travail sont grandes, car elles signifient tout d’abord que les grèves ne peuvent être jugées responsables de l’inflation, puisqu’elles ne génèrent pas des augmentations de salaire supérieures à celles qui ont prévalu en l’absence d’un arrêt de travail. Pourquoi et comment?
Si les négociations collectives sont un processus d’échange d’informations sur le rapport de force et les conditions du marché du travail, alors, sur un grand nombre d’ententes, ces négociations aboutiront en moyenne à un résultat μ correspondant au rapport de force conjointement estimé par les parties à même le processus de négociations.
Les ententes négociées sans avoir eu besoin de recourir à la grève vont se situer sur la courbe du haut au graphique 3. En abscisse de ce graphique, on trouve les augmentations de salaire négociées. En ordonnée, on trouve la fréquence des augmentations de salaire qui correspondent à chacune de ces augmentations. Par exemple, on peut trouver que 20 % des ententes se sont soldées autour de la moyenne μ. Certaines ententes se plaçant à droite (au-dessus) de cette région, d’autres à gauche (en dessous) pour former une augmentation de salaire moyenne μ correspondant au rapport de force que les parties auront su évaluer par l’intermédiaire du processus de négociation. Peu d’ententes seront convenues à des augmentations ou à des variations de salaire très différentes de cette moyenne pour des unités de négociations similaires (taille, secteur, région, composition professionnelle, etc.).
Graphique 3. Représentation de la fréquence des augmentations de salaire négociées dans les conventions collectives sans ou avec grève.

Les ententes après grève vont se situer sur la courbe du bas A’BC’ (en plus foncé) de ce même graphique. Là aussi, certaines vont se régler avec des augmentations de salaire tantôt au-dessus de la moyenne μ, tantôt en dessous de la même moyenne. Mais, à la différence de la courbe du haut, les écarts par rapport à la moyenne seront plus petits. La courbe est plus resserrée autour de la même moyenne μ parce que les parties auront payé le prix d’un arrêt de travail plus ou moins prolongé pour mieux connaître le rapport de force.
Pourquoi faire (accepter) la grève[2]?
Pourquoi alors les agents font-ils la grève? La réponse est simple : parce que la partie syndicale et les travailleurs et les travailleuses sont convaincus que, sans la grève, les augmentations de salaire auraient été plus basses. Pour eux, la grève aura contribué à faire réviser à la hausse l’offre patronale. Tandis que, pour la partie patronale, le conseil d’administration ou les dirigeants de l’entreprise auront été convaincus du contraire, c’est-à-dire que la partie syndicale, les travailleurs et les travailleuses sont rentrés au travail à des conditions inférieures à celles qu’elles demandaient et auxquelles ils auraient eu à céder autrement. Donc, on fait ou on accepte la grève parce qu’elle donne à chaque partie la conviction que les positions de l’autre partie ont été révisées en leur faveur à cause de l’arrêt de travail.
Présent et futur des grèves et des conflits de travail
Clairement, dans un proche futur, la tension en matière de relations de travail devrait s’apaiser, ce qui a été le cas en 2024. Les pressions sur l’inflation se sont apaisées et, de façon générale, le taux de chômage est appelé à se stabiliser. La plus grande source d’incertitude à l’heure actuelle provient de l’incertitude associée à la politique tarifaire de la nouvelle administration américaine, qui entend utiliser l’argument des tarifs pour appliquer sa politique. C’est une arme réelle. Elle introduit, comme l’a fait la COVID, puis la guerre en Ukraine, et comme l’avaient fait les embargos pétroliers du début et de la fin des années 1970, de l’instabilité dans les prix et l’activité économique. Et c’est ce qui nous attend pour les prochains mois et les prochaines années, avec toute l’incertitude associée à un jeu qui ne fait que des perdants. Des solutions se trouvent dans la transparence des rapports collectifs, l’appui sur des faits objectifs diffusés par des institutions fiables, le renforcement de la qualité de l’information et l’élaboration patiente d’une confiance réciproque.
Pour aller plus loin :
Cousineau, Jean-Michel (1979), « Indexation des salaires et paix industrielle », Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 34, no 4, 793-798.
Cousineau, Jean-Michel et Robert Lacroix (1986), « Imperfection information and strikes: an analysis of Canadian experience, 1967-1982 », Industrial and Labor Relations Review, Université Cornell, Ithaca, vol. 39, no 3 (April 1986), 377-387.
Lacroix, Robert (1987), Les grèves au Canada : causes et conséquences, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 167 pages.
1 | Le professeur Claude Bernatchez (Radio Canada, 16 novembre 2024) faisait aussi remarquer que les nouvelles générations ont aujourd’hui des préférences qui diffèrent de celles des générations précédentes. |
2 | Nous parlons de faire la grève ici parce que c’est le mode le plus courant d’interruption du travail. |