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Télémétrie-GPS : une atteinte aux droits fondamentaux?

Est-ce que la présence d’un système de télémétrie-GPS dans un véhicule de fonction représente une atteinte aux droits fondamentaux du salarié? Une question délicate que les auteures traitent en détail dans cet article.
11 septembre 2024
Me Marianne Poliquin, CRHA | Elsa Bouchard | Anne-Marie Saucier-Arseneault

1. L’affaire Hydro-Québec

Dans la récente affaire Hydro-Québec et Syndicat des employé-e-s de techniques et de bureau d’Hydro-Québec (SCFP-FTQ, section locale 2000)[1], un arbitre s’est prononcé sur le droit d’un employeur d’installer des systèmes de télémétrie-GPS sur chacun de ses véhicules de compagnie afin de recueillir des données sur leur vitesse. Considérant la nature des données récoltées par ces systèmes, leur utilisation et l’objectif poursuivi par l’employeur, l’arbitre conclut que l’installation de tels systèmes ne constituait pas une condition de travail abusive et qu’elle ne portait pas atteinte à la vie privée de ses salariés. Cette décision apporte un éclairage intéressant sur les enjeux liés à l’usage de systèmes de télémétrie-GPS comme outils de prévention et de surveillance lorsque des salariés se déplacent avec des véhicules de compagnie dans le cadre de leurs fonctions.

  1. Les faits

    Le plaignant est employé par Hydro-Québec depuis 1988 à titre d’agent, relevé de terrain. Dans le cadre de ses fonctions, il se déplace avec un véhicule de service, lequel est muni d’un dispositif de télémétrie-GPS. Le plaignant sait que le véhicule est muni d’un tel dispositif et que l’employeur est alerté lors des dépassements des limites de vitesse[2].

    L’employeur installe de tels systèmes sur ses véhicules de compagnie pour atteindre principalement deux objectifs :

    1. la protection des personnes (employés ou public), notamment par la réduction des risques d’accident découlant des excès de vitesse;
    2. la protection de la propriété de l’employeur (véhicules), puisque les données récoltées permettent notamment d’optimiser et de prolonger la vie des véhicules par un meilleur suivi concernant leur entretien et la prévention de l’usure prématurée[3].

    Le 1er juin 2021, le dispositif installé sur le véhicule que conduit le plaignant enregistre une vitesse de 130 km/h, alors qu’il circule sur une autoroute où la limite est fixée à 100 km/h. Après vérification de la justesse des données récoltées, l’employeur impose au plaignant une sanction disciplinaire correspondant à une (1) journée de suspension sans solde pour conduite non sécuritaire. Il s’agit d’une première sanction pour ce travailleur, qui possède un dossier disciplinaire vierge.

  2. Le litige

    À la suite de cet événement, le syndicat dépose un grief demandant l’annulation de la sanction, le retrait de la mesure disciplinaire et le remboursement du salaire perdu, avec pleine compensation monétaire pour tous les dommages et préjudices subis[4].

    Lors de l’audience, le tribunal d’arbitrage autorise le syndicat à amender son grief afin d’y inclure une demande de dommages punitifs découlant d’une atteinte à la vie privée. Par ailleurs, le syndicat est d’avis que les systèmes de télémétrie-GPS constituent une surveillance constante et donc une condition de travail déraisonnable au sens de la Charte des droits et libertés de la personne.

  3. Les motifs de l’arbitre

    1. La condition de travail injuste et déraisonnable[5]

      Après avoir fait mention qu’en général, « la jurisprudence arbitrale reconnaît qu’une surveillance constante ou continue par caméra ou en audio d’un travailleur, durant sa prestation de travail, constitue une condition de travail déraisonnable », l’arbitre indique que ce n’est pas le cas en l’espèce.

      En effet, la surveillance effectuée par les systèmes de télémétrie-GPS de l’employeur est uniquement dirigée à l’égard des véhicules. Seules les situations où une vitesse de 120 km/h est atteinte pendant plus de trente (30) secondes sont signalées. Ainsi, ce n’est que lors d’un incident bien défini par les paramètres du système et lié à la vitesse du véhicule que des données dépersonnalisées sont enregistrées, analysées et transmises au directeur responsable du véhicule. Ce n’est qu’à cette dernière étape que l’utilisateur est identifié par le directeur afin d’assurer un suivi auprès de ce dernier. Pour ces raisons, le tribunal en vient à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’une surveillance constante et continue et, par conséquent, d’une condition de travail contraire à la loi, injuste ou déraisonnable.

    2. L’atteinte à la vie privée

      Quant à l’atteinte à la vie privée, l’arbitre rappelle que la protection de la vie privée au travail est limitée, hormis les situations concernant les toilettes ou les salles de repos. En l’espèce, les informations transmises par le système de télémétrie-GPS sont dépersonnalisées et ne contiennent aucune information sur le travailleur au volant d’un véhicule. Seules les informations vérifiées et validées concernant un excès de vitesse sont transmises au directeur pour en assurer un suivi et sensibiliser le conducteur aux risques d’accident. Ces informations proviennent directement du véhicule et sont limitées aux objectifs de protection des personnes et des véhicules. À la lumière de ces faits, le tribunal détermine que le système de télémétrie-GPS installé sur le véhicule de service du plaignant ne constitue pas une condition de travail qui porte atteinte à sa vie privée.

    3. La justesse de la sanction disciplinaire imposée

      Finalement, relativement à la mesure disciplinaire imposée au plaignant, l’arbitre indique que la suspension d’une (1) journée constitue une mesure inadéquate et disproportionnée dans les circonstances puisque l’employeur n’a pas tenu compte des facteurs atténuants, tels que son dossier disciplinaire vierge, le fait qu’il s’agit d’un premier incident de cette nature qui le concerne et ses trente-trois (33) ans d’ancienneté[6]. De l’avis du tribunal, l’employeur aurait dû suivre la procédure de gradation des sanctions contenue dans son plan de suivi des dépassements de limite de vitesse. Ainsi, la suspension est remplacée par un avis écrit, jugé comme étant une mesure juste et raisonnable pour sensibiliser le travailleur aux risques reliés à un excès de vitesse.

      Cette sentence arbitrale vient s’ajouter à une jurisprudence abondante en matière de dispositifs de surveillance dans le milieu de travail. À cet effet, des nuances s’imposeront en fonction de la nature de la surveillance, du contexte de l’entreprise et des objectifs poursuivis. Il convient de s’y attarder brièvement.

2. Les enseignements de la jurisprudence en matière de dispositifs de surveillance

  1. Le système DriveCam dans le domaine des transports

    Plusieurs décisions traitent des systèmes nommés DriveCam, lesquels sont souvent installés dans l’habitacle de camions-remorques, et comprennent des caméras qui captent en permanence les images et les sons à l’intérieur de la cabine comme à l’extérieur du camion. En cas d’incident, seule une séquence de 12 secondes est enregistrée – soit 8 secondes avant et de 4 secondes après l’incident – et est envoyée aux analystes du fabricant des systèmes DriveCam. Ces analystes attribuent une cote de dangerosité à l’incident et rédigent un rapport pour l’employeur.

    La jurisprudence varie selon la nature des matériaux ou des biens transportés. Par exemple, dans l’affaire Teamsters Québec, section locale 106 et Linde Canada Limitée[7], l’arbitre devait décider si l’utilisation des systèmes DriveCam contrevenait au droit à la vie privée des travailleurs ou s’il s’agissait de l’exercice légitime du droit de direction de l’employeur. Il est à noter que l’employeur faisait le transport de matières dangereuses, ce qui comportait des risques aussi bien pour les travailleurs que pour le public en général en cas d’accident.

    Après avoir analysé la jurisprudence soumise par les parties, l’arbitre a indiqué qu’un exercice d’équilibre devait être effectué dans chaque cas pour déterminer si l’installation d’une caméra de surveillance brime le droit à la vie privée des salariés ou leur droit à des conditions de travail justes et raisonnables, lesquels ne sont pas absolus. Il faut notamment tenir compte :

    • des raisons qui ont motivé la décision de l’employeur d’installer le système de surveillance;
    • du positionnement de la caméra;
    • des règles concernant le visionnement des images enregistrées par le système; et
    • de l’utilisation que l’employeur souhaite en faire[8].

    En l’espèce, il a été déterminé que l’employeur poursuivait un but légitime en installant les systèmes DriveCam, soit celui d’assurer une conduite sécuritaire des véhicules par la détection des comportements ayant lieu au moment d’incidents présentant un risque d’accident. En effet, tout employeur possède une obligation positive d’assurer la santé et la sécurité de ses salariés[9] et du public en général.

    L’arbitre a également déterminé que le moyen de surveillance choisi par l’employeur avait un lien rationnel avec le but poursuivi, soit celui d’assurer de manière permanente la plus grande sécurité possible dans la conduite de véhicules transportant des matières dangereuses. En l’espèce, il s’agissait d’hydrogène liquide ou gazeux. La conduite sécuritaire des camions est la plus grande responsabilité qui incombe aux chauffeurs, puisque leurs véhicules sont des « bombes ambulantes ». De plus, leur marge d’erreur est mince et, en cas d’accident, ils pourraient y laisser leur vie, voire celle de plusieurs personnes se trouvant dans les environs[10]. Pour ces raisons, l’utilisation du système DriveCam était raisonnable dans les circonstances.

    Or, certaines décisions dans le domaine du transport alimentaire ont plutôt déterminé que le système DriveCam portait atteinte à la vie privée des salariés et constituait une condition de travail déraisonnable. Par exemple, dans la décision Syndicat des travailleurs et travailleuses de Sysco-Québec-CSN et Sysco Services alimentaires du Québec[11], l’arbitre a conclu que l’employeur n’avait pas démontré la nécessité d’une surveillance constante des conducteurs, ajoutant que le motif de prévention n’était pas suffisant en l’absence de preuve de problèmes de sécurité affectant les conducteurs de camions dans ce secteur d’activité.

  2. D’autres types de dispositifs de surveillance

    Les enjeux du respect au droit à la vie privée des salariés et à des conditions de travail justes et raisonnables se sont manifestés dans d’autres secteurs d’emploi. Par exemple, dans le domaine carcéral[12], un arbitre en est venu à la conclusion que l’utilisation de caméras de surveillance ne violait pas les droits fondamentaux des salariés. En effet, le système de surveillance était connu de tous les salariés, ces derniers n’apparaissaient que quelques minutes par jour sur les caméras, et le but n’était pas d’évaluer leur performance. Plutôt, les caméras servaient à la surveillance des lieux, et l’employeur ne prenait connaissance des bandes vidéo que lorsqu’un incident était rapporté.

    De même, l’installation dans une usine de caméras de surveillance dans les toilettes a été reconnue comme justifiée pour un employeur qui tentait de découvrir lequel de ses salariés bouchait continuellement les toilettes avec du papier hygiénique[13]. Dans ce cas spécifique, l’arbitre a conclu à une situation de nécessité, l’employeur étant dans l’impossibilité d’agir autrement.

    On a également vu en jurisprudence le cas d’une ville qui avait installé un logiciel permettant de collecter des informations sur la nature des consultations Internet de l’ensemble de ses employés[14]. Toutes les données étaient compilées de manière anonyme, et l’utilisation du logiciel visait à assurer une utilisation sécuritaire d’Internet. Dans cette affaire, l’arbitre a conclu que la ville ne violait pas les droits de ses salariés à bénéficier de conditions de travail justes et raisonnables puisqu’il y avait un lien rationnel entre l’utilisation du logiciel et l’objectif primordial de maintenir la sécurité. L’arbitre a également mentionné que les attentes des employés en matière de vie privée étaient significativement limitées lors de l’utilisation d’ordinateurs de bureau fournis par l’employeur, étant donné qu’ils étaient conscients de la possibilité de faire l’objet d’une surveillance.

    Dans d’autres types de situations, il a été déterminé que certaines mesures prises par des employeurs portaient effectivement atteinte aux droits fondamentaux de leurs salariés. Par exemple, ce fut le cas d’un CIUSSS[15] qui avait adopté une politique d’enregistrement systématique de tous les appels téléphoniques logés ou reçus dans certains services de son établissement, dans un but d’amélioration du service à la clientèle. Dans cette affaire, l’arbitre en est venu à la conclusion que cette surveillance systématique, discrète, mais bien réelle, portait atteinte à la vie privée des salariés concernés par ces appels, et ce, même si tous les appels ne faisaient pas l’objet d’une écoute. Par ailleurs, la politique de l’employeur compromettait la liberté et l’autonomie des salariés dans l’exercice de leurs fonctions, lesquelles sont indispensables à la préservation de l’intégrité et de la dignité des salariés. Pour finir, l’arbitre a conclu que l’atteinte n’était pas minimale, l’employeur n’ayant pas réussi à démontrer qu’aucune autre méthode moins intrusive et moins attentatoire n’existait pour évaluer la qualité des appels.

    Dans une autre affaire où l’employeur œuvrait dans la fabrication et la distribution de pièces d’aéronautique[16], l’installation d’une dizaine de caméras activées par des détecteurs de mouvements a été reconnue comme une condition de travail injuste et déraisonnable. Les premières caméras étaient apparues dans le contexte d’un important conflit de travail afin de surveiller la ligne de piquetage à l’extérieur de l’usine. Lors de leur retour au travail, les salariés ont remarqué la présence de caméras à l’intérieur du bâtiment, placées dans les zones de circulation, de travail, de pause à la cafétéria, ainsi qu’aux entrées et sorties des salles de bain. Les images captées pouvaient être visionnées en temps réel par l’employeur, lequel justifiait l’installation de ces caméras pour des raisons de sécurité. L’arbitre a conclu à l’absence de lien rationnel entre la surveillance des salariés et les objectifs de sécurité poursuivis, puisqu’aucun incident concret ne s’était produit auparavant. De plus, la surveillance des postes de travail des salariés de manière générale ne constituait pas une atteinte minimale, puisque l’employeur disposait d’autres alternatives pour assurer la sécurité de ses biens. Le retrait des caméras et la destruction des enregistrements ont donc été ordonnés.

3. Conclusion

En somme, les violations du droit à la vie privée et à des conditions de travail justes et raisonnables protégées par la Charte peuvent prendre diverses formes. Nous avons vu que, même si l’expectative de vie privée est réduite sur les lieux et les ordinateurs de travail, il incombe aux employeurs de rester prudents lorsqu’ils mettent en place des dispositifs de surveillance. L’objectif poursuivi doit être raisonnable, et la mesure de surveillance doit avoir un lien rationnel avec cet objectif. De plus, le mode de surveillance choisi doit représenter une atteinte minimale aux droits fondamentaux des salariés. Un employeur vigilant devra trouver l’équilibre entre les enjeux opérationnels de son entreprise, son droit de gérance et la protection de la santé et de la sécurité de ses salariés avec leurs droits fondamentaux à la vie privée et à des conditions de travail justes et raisonnables.


Author
Me Marianne Poliquin, CRHA Avocate Cain Lamarre

Admise au barreau du Québec en 2019, Me Marianne Poliquin exerce au sein du bureau de Montréal où elle pratique en droit du travail et de l’emploi, ainsi qu’en litige civil et commercial. Titulaire d’un baccalauréat en droit et d’un certificat en relations industrielles, Me Poliquin adopte une approche holistique de ses dossiers, enrichie par une compréhension profonde des dynamiques humaines grâce à son diplôme d’études collégiales en intervention en délinquance, et à son statut de CRHA (conseillère en ressources humaines agréée). Elle possède également une accréditation du Barreau du Québec comme avocate menant des enquêtes en harcèlement psychologique en milieu de travail.

Avant de se lancer dans le droit, Me Poliquin a mené une carrière impressionnante en tant qu’entraîneuse professionnelle de natation artistique. Elle a notamment été entraîneuse-chef d’un club en Suisse pendant plusieurs années et a accompagné l’équipe nationale suisse dans une série de compétitions internationales. Parallèlement, elle a nourri une passion pour la musique, œuvrant à titre de DJ pendant plus de 10 ans.

Ce qui distingue Me Poliquin dans sa pratique juridique est son esprit de coach inné, une qualité qui transcende son passé sportif pour imprégner son approche professionnelle. Empathique, Me Poliquin sait s’adapter à chaque situation où l’approche humaine et globale des enjeux, combinée à une authentique passion pour aider les autres, fait d’elle une professionnelle remarquable et dévouée.

Au-delà de sa pratique professionnelle, Me Poliquin s’intéresse à la psychologie et à la criminologie, ainsi qu’à la musique, aux voyages et à la découverte de nouvelles activités. Parmi les causes qui lui tiennent à cœur se trouvent la santé mentale et l’accès aux soins de santé mentale, c’est pourquoi elle est impliquée sur le conseil d’administration de l’Association canadienne pour la santé mentale, Division du Québec, depuis 2021.


Author
Elsa Bouchard Stagiaire en droit Cain Lamarre

Author
Anne-Marie Saucier-Arseneault Étudiante en droit Cain Lamarre

Source : VigieRT, septembre 2024

1 2024 QCTA 211.
2 Id., par. 25.
3 Id., par. 73-78.
4 Id., par. 2.
5 Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 46.
6 Hydro Québec, supra, note 1, par. 118.
7 2014 QCTA 943.
8 Id., par. 102.
9 Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ c. S-2.1, art. 51.
10 Teamsters Québec, section locale 106 et Linde Canada Limitée, supra, note 8, par. 104.
11 2016 QCTA 455.
12 Gouvernement du Québec (Sécurité publique) et Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec, D.T.E. 2010T-758 (T.A.).
13 Bombardier Inc. Canadair c. Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’Aérospatiale, loge d’avionnerie de Montréal, loge 712, CTC/FTQ, [1996] T.A. 251.
14 Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal (SPPMM) et Ville de Montréal, 2020 QCTA 358.
15 Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS de l’Énergie - CSN catégorie 2 - 3 et Centre de santé et de services sociaux de l’Énergie (CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec), 2017 QCTA 33.
16 Unifor, section locale 1209 (FTQ-CTC) et Delastek inc. (grief syndical), 2021 QCTA 442.