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Les parents sont-ils les parents pauvres des lois prohibant la discrimination en milieu de travail?

Dans cet article, nous examinerons de plus près les obligations et implications pratiques découlant de la jurisprudence québécoise concernant la question visant à savoir si la situation familiale constitue un motif prohibé de discrimination. Parallèlement, nous examinerons la même question pour les employeurs de juridiction fédérale (les institutions bancaires, les compagnies aériennes, etc.). 
15 mai 2024
Me Frédéric Desmarais, CRHA | Ryan-Thomas Smith

I. Introduction

Au Québec, l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (la « Charte québécoise ») prévoit que l’état civil constitue un motif prohibé de discrimination. La notion de situation familiale n’est pas énumérée parmi la liste des motifs prohibés de discrimination. La question suivante s’impose ainsi d’elle-même : est-ce que la notion d’état civil inclut la situation familiale de sorte que les employeurs auraient, par exemple, une obligation d’accommodement à l’égard de leurs employés qui sont parents? 

II. Situation familiale au Québec

Les motifs prohibés de discrimination sont énumérés à l’article 10 de la Charte québécoise, lequel se lit ainsi :

« Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. »

Dans la récente affaire Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3333 c. Réseau de transport de Longueuil[2] (« RTL »), la Cour d’appel du Québec était appelée à clarifier si le motif prohibé de discrimination de l’état civil englobe les concepts de « parentalité », d’« état parental », de « situation de famille » et de « situation parentale ».

Résumés à leur plus simple expression, les faits de cette affaire sont les suivants. L’article de la convention collective conclue entre les parties prévoit la possibilité pour les employés de se prévaloir d’un « congé d’assiduité » afin de récompenser une prestation de travail régulière pendant une période de référence donnée. Afin d’avoir droit à ce congé d’assiduité, l’employé ne doit pas avoir cumulé trois (3) occurrences d’absence durant l’année de référence ni s’être absenté plus de dix (10) jours.

L’article énumère diverses catégories d’absence qui ne sont pas prises en compte dans le calcul des occurrences d’absence, y compris les congés sociaux et les libérations syndicales. Les congés parentaux ne font pas partie des exceptions. Ainsi, dans la majorité des cas, l’employé s’étant prévalu d’un congé de maternité, de paternité ou parental se sera absenté pendant plus de dix (10) jours au cours d’une année de référence et ne pourra ainsi bénéficier du congé d’assiduité.

Malgré des arrêts de la Cour d’appel on ne peut plus univoques en ce qui a trait au fait que la situation familiale n’est pas incluse dans le motif prohibé de l’état civil[3], le syndicat dépose un grief collectif invoquant notamment le caractère discriminatoire de l’article régissant le congé d’assiduité en s’appuyant sur une soi-disant jurisprudence contradictoire à ce sujet découlant de décisions du Tribunal des droits de la personne (le « Tribunal »)[4]. L’arbitre saisi du grief du syndicat l’a rejeté[5]. La Cour supérieure a confirmé la sentence arbitrale de l’arbitre et a ainsi rejeté la demande de pourvoi en contrôle judiciaire du syndicat[6].

La Cour d’appel a réitéré le principe connu de longue date : les concepts de « parentalité », d’« état parental », de « situation de famille » et de « situation parentale » ne font pas partie du motif prohibé de l’état civil. La Cour rejette également les prétentions syndicales suivant lesquelles le congé d’assiduité donnerait lieu à de la discrimination fondée sur la « grossesse » ou le « sexe ». En conséquence, la disposition contestée de la convention collective est valide, et les employés en congé de maternité, de paternité ou parental n’ont pas droit au congé d’assiduité.

Quels sont les principaux enseignements à retenir de cet arrêt de la Cour d’appel? Tout d’abord, il est bien établi que la situation familiale n’est pas incluse dans le motif de l’état civil. Ainsi, d’un point de vue strictement juridique et en l’absence de toute disposition d’une convention collective ou d’un contrat individuel de travail prévoyant le contraire, un employeur peut refuser, à son entière discrétion, les demandes d’accommodement d’employés visant à concilier leur travail et leurs obligations familiales, telles qu’une demande de modification d’horaire motivée par des responsabilités familiales[7].

Deuxièmement, un employeur peut octroyer certains avantages à son personnel pour favoriser l’assiduité au sein de son organisation. Les membres du personnel qui se sont absentés pour des congés parentaux ne peuvent alléguer que cet avantage est discriminatoire s’ils n’y sont pas admissibles en raison de leur absence du travail. Il n’en demeure pas moins que les employeurs doivent faire preuve de prudence dans la mise en œuvre de tels avantages qui ne sont pas à l’abri de toute contestation en vertu de la Charte québécoise, y compris par des employés absents du travail pour des motifs reliés à leur état de santé[8].

Rappelons que les employés peuvent se prévaloir de différents congés offerts par la loi pour s’absenter du travail en raison de leurs obligations parentales. Par exemple, l’article 79.7 de la Loi sur les normes du travail prévoit qu’un employé peut s’absenter de son travail dix (10) jours par année pour remplir des obligations liées à la garde, à la santé ou à l’éducation de son enfant ou de l’enfant de sa conjointe ou de son conjoint. Les deux (2) premières journées sont rémunérées dès que l’employé justifie de trois (3) mois de service continu[9].

III. Situation familiale au fédéral

Les employeurs de juridiction fédérale évoluent dans un environnement juridique différent. En vertu de l’article 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[10], la « situation de famille » constitue un motif de distinction illicite :

« Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience. »

Les employeurs ont ainsi une obligation d’accommodement en faveur de leurs employés qui sont des parents[11]. Cette obligation s’applique en présence d’obligations parentales qui impliquent la responsabilité légale du parent envers son enfant[12]. Similairement à l’article 79.7 de la Loi sur les normes du travail, l’article 206.6 du Code canadien du travail[13] octroie cinq (5) congés personnels par année civile aux employés qui peuvent être pris pour diverses raisons, y compris pour des motifs familiaux. Les trois (3) premiers congés sont rémunérés si l’employé travaille pour l’employeur sans interruption depuis au moins trois (3) mois. 

IV. CONCLUSION

Bien que les employeurs ne soient pas légalement tenus de prendre en considération ou d’accommoder la situation familiale de leurs employés en vertu de la Charte québécoise, il n’en demeure pas moins qu’ils doivent s’interroger sur les bonnes pratiques à mettre en œuvre afin de favoriser la conciliation travail-famille au sein de leur organisation dans le respect de leurs cultures et de leurs valeurs organisationnelles, de même que leurs stratégies d’affaires. Dans un marché du travail hautement concurrentiel où la pénurie de main-d’œuvre donne du fil à retordre aux organisations, les employeurs peuvent avoir intérêt à prendre en compte la situation familiale de leurs employés et à encadrer expressément une organisation du travail favorisant la conciliation travail-famille.

D’aucuns pourraient soutenir que la Charte québécoise devrait s’arrimer avec l’évolution des valeurs sociales qui militent maintenant en faveur d’une meilleure conciliation travail-famille. Cependant, tel n’est pas le choix que nos élus ont fait. Comme l’écrit la Cour d’appel dans son arrêt RTL : « [u]n tel ajout [ajout de la situation familiale dans le motif prohibé de l’état civil], compte tenu de ses ramifications possibles, notamment dans l’espace législatif global, dans la société civile et en milieu de travail, relève en effet davantage du jugement d’opportunité législative que de l’activisme prétorien ou judiciaire [14]». Ces propos empreints de sagesse ne peuvent que clore le débat pour les employeurs québécois!


Author
Me Frédéric Desmarais, CRHA Avocat en droit du travail et de l'emploi Norton Rose Fulbright Canada, S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Avocat-conseil au sein du cabinet Norton Rose Fulbright Canada et membre de l’Ordre des conseillers en ressources et en relations industrielles agréés du Québec, Me Frédéric Desmarais pratique le droit du travail et de l’emploi. Il s’intéresse particulièrement aux rapports individuels du travail et au litige civil en matière d’emploi. Il enseigne le droit du travail et de l’emploi à l’École du Barreau du Québec et est membre du Conseil de discipline du Barreau du Québec. Conférencier et auteur prolifique, il signe notamment l’ouvrage Le contrat de travail (art. 2085 à 2097 C.c.Q.) publié aux Éditions Yvon Blais.

Author
Ryan-Thomas Smith Stagiaire en droit Norton Rose

Source : VigieRT, mai 2024

1 RLRQ, c. C-12.
2 2024 QCCA 204 [« RTL »].
3 Syndicat des intervenantes et intervenants de la santé Nord-Est québécois (SIISNEQ) (CSQ) c. Centre de santé et de services sociaux de la Basse-Côte-Nord, 2010 QCCA 497, par. 25; Beauchesne c. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP-301), 2013 QCCA 2069, par. 102.
4 Voir notamment : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Boismenu et autres) c. 9233-6502 Québec inc. (Le Balthazar Centropolis), 2019 QCTDP 30.
5 Syndicat canadien de la fonction publique, Section locale 3333 c. Réseau de transport de Longueuil, 2020 QCTA 295.
6 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3333 c. Martin, 2021 QCCS 4894.
7 Voir, par exemple : Bouchard et 9180-6166 Québec inc. (Honda de la capitale), 2015 QCCRT 31.
8 L’état de santé fait partie du motif prohibé du handicap.
9 L’employé justifiant de plus de (3) mois de service continu peut aussi bénéficier de deux (2) jours de congés rémunérés pour une absence reliée à son état de santé (art. 79.1 de la Loi sur les normes du travail). Toutefois, un maximum de deux (2) journées d’absence sont rémunérées par année civile (1er janvier au 31 décembre) pour les absences prévues aux articles 79.1 et 79.7 de la Loi sur les normes du travail.
10 L.R.C. (1985), ch. H-6.
11 Voir notamment : Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110.
12 Ibid.
13 L.R.C. (1985), ch. L-2.
14 RTL, supra note 2 au par. 73.