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Exiger la présence de ses employés sur les lieux du travail : une exigence légitime?

Il arrive que la ligne soit mince entre une démission et un congédiement déguisé. Cet article apporte des éléments de compréhension en s’appuyant sur une affaire récente.
15 novembre 2023
Me Paul Côté Lépine, CRIA | Frédérique Dalpé

APERÇU

Dans l’affaire Auger c. 8493782 Canada inc.[1], le Tribunal administratif du travail (le « Tribunal ») a conclu que l’exigence d’un employeur quant à la présence physique de son employé sur les lieux du travail ainsi que son refus face à sa demande de poursuivre ses tâches en télétravail ne sont pas assimilables à un congédiement déguisé.

A. LES FAITS

L’employé est embauché à la fin du mois de mars 2021 à titre de chargé de projet chez l’employeur. En plein cœur de la pandémie de COVID-19, la survie de l’entreprise de construction exploitée par l’employeur est alors en jeu, et cette embauche vise à surmonter les difficultés rencontrées dans la livraison des contrats.

Dans les jours suivant son arrivée, l’employé se voit dans l’obligation d’effectuer ses tâches en télétravail puisque certains membres de sa famille ont contracté la maladie. À la fin de cette période d’isolement, qui durera deux semaines, l’employé présente une demande à l’employeur par laquelle il souhaitait continuer d’effectuer ses tâches en télétravail afin, notamment, de s’acquitter de certaines tâches familiales considérant la fermeture de l’école fréquentée par son enfant.

Cette demande est refusée par l’employeur au motif, d’une part, que l’employé est moins efficace en télétravail et d’autre part, qu’en raison de sa période de formation, il est nécessaire qu’il interagisse avec les autres membres de l’équipe. L’employé réplique en évoquant la possibilité de prendre un congé à ses frais et que, dans l’impossibilité de le faire, il rapporterait son ordinateur.

Avant même que l’employeur donne suite à cette communication, l’employé lui envoie de nouveau un message lui indiquant notamment qu’il lui rapporterait son matériel le lundi suivant et qu’il lui laissait la décision pour savoir quand serait sa dernière journée de travail. Le lundi suivant, l’employé demande à ce que son relevé de fin d’emploi soit préparé.

À la suite de ces événements, l’employé dépose une plainte pour pratique interdite à l’encontre de l’employeur[2]. Il allègue avoir fait l’objet de représailles pour s’être absenté pour des motifs reliés à des obligations familiales.

Ultimement, le Tribunal devait trancher la question suivante :

L’employé a-t-il démissionné de façon libre et volontaire ou a-t-il été congédié de façon déguisée?

B. LE CADRE JURIDIQUE

Il est reconnu en jurisprudence que lorsqu’une démission est forcée ou induite par un employeur, elle peut être assimilable à un congédiement[3]. Le congédiement déguisé peut revêtir deux formes. En effet, il sera question d’un congédiement déguisé lorsque la démission du salarié fait suite à une modification substantielle et unilatérale d’une condition essentielle de son contrat de travail[4]. On parlera également d’un tel congédiement lorsque le comportement de l’employeur démontre son désir de ne plus être lié au salarié par le contrat de travail[5].

C. LA DÉCISION

Le Tribunal rappelle les critères applicables afin de déterminer s’il y a bel et bien eu démission[6]. Ces derniers se résument ainsi :

  • Toute démission comporte à la fois un élément subjectif (l’intention de démissionner) et un élément objectif (une conduite résultant de l’intention de démissionner);
  • La démission est un droit appartenant à l’employé et non à l’employeur; elle doit donc être volontaire;
  • La démission s’apprécie différemment selon que l’intention de démissionner est ou non exprimée;
  • L’intention de démissionner ne se présume que si la conduite de l’employé est incompatible avec une autre interprétation;
  • L’expression de son intention de démissionner n’est pas nécessairement concluante quant à la véritable intention de l’employé;
  • En cas d’ambiguïté, on ne conclut généralement pas à une démission;
  • La conduite antérieure et ultérieure des parties constitue un élément pertinent dans l’appréciation de l’existence d’une démission.

Dans son analyse de la situation, le Tribunal considère que l’employé a bel et bien démissionné. En effet, les courriels qu’il a fait parvenir à l’employeur sont clairs et non équivoques, et ce, même s’il soutient qu’il n’avait pas comme véritable intention de démissionner.

Au-delà de ces courriels, les comportements adoptés par l’employé au moment des événements, notamment en demandant son relevé de fin d’emploi dès le lundi suivant et en retournant son matériel de travail deux jours plus tard, ne laissent place à aucune ambiguïté. En raison de cette preuve directe de démission, le fardeau incombait alors à l’employé de prouver que sa décision était induite, dans les faits, par le comportement de l’employeur.  

Selon les prétentions de l’employé, c’est en raison de la rigidité de l’employeur et de son refus de l’accommoder qu’il a été contraint de quitter son emploi. Aux yeux du Tribunal, il ne s’agit pas d’un congédiement déguisé.

En effet, non seulement l’exigence de travailler en personne n’est pas assimilable à une modification d’une condition de travail, mais il s’agit également d’une exigence rationnelle et raisonnable dans les circonstances considérant notamment le fait que l’ensemble des employés offrait une prestation de travail en personne. Par ailleurs, le Tribunal souligne que le contrat de travail qui liait l’employé et l’employeur prévoyait explicitement que l’employé devait fournir sa prestation de travail à l’établissement de l’employeur.

En ce qui concerne la seconde forme que peut revêtir un congédiement déguisé, les circonstances ne permettent pas de déduire que l’employeur voulait se débarrasser de l’employé. D’abord, ce dernier était toujours en formation. À cet égard, le Tribunal note qu’il est cohérent et plausible de croire que la transmission des connaissances dans le cadre de sa formation se fasse plus difficilement en télétravail alors que toute son équipe s’échangeait l’information pertinente de vive voix, en étant physiquement dans les bureaux de l’employeur. De plus, selon l’appréciation de son employeur, il rendait une prestation de travail moins satisfaisante dans un contexte de télétravail.

Selon le Tribunal, l’employé a donc démissionné de façon libre et volontaire. Il ne s’agit pas d’un congédiement déguisé, et les conditions d’ouverture du recours ne sont pas remplies. Sa plainte a donc été rejetée.

D. CONCLUSION

Il va sans dire que le télétravail ou le travail hybride sont maintenant de plus en plus répandus dans les milieux de travail. De nombreux facteurs sont susceptibles d’influencer l’organisation du télétravail, à savoir la nature des tâches devant être réalisées, les besoins de l’employeur ainsi que ceux de ses employés. Cette décision illustre clairement qu’il peut demeurer un droit légitime de l’employeur d’exiger une présence physique de ses employés sur les lieux du travail lorsque les besoins de son entreprise le commandent. En effet, le télétravail est considéré comme une condition de travail, et l’employeur peut donc user de son droit de gestion pour en déterminer les modalités[7]. Toutefois, l’élaboration d’une politique de télétravail demeure un moyen efficace pour encadrer cette réalité, et tant l’employeur que les employés devront s’assurer d’en respecter les modalités le cas échéant.

En terminant, rappelons-nous que différentes circonstances peuvent mener à une fin d’emploi, notamment par l’entremise de la démission. Peu importe les facteurs personnels pouvant motiver cette décision, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une décision d’importance et qui n’est pas sans conséquence. Il est donc essentiel de s’assurer du caractère libre et volontaire d’un tel choix. À ce titre, les comportements adoptés par un employé dans une période contemporaine à sa démission peuvent aider à percevoir ses réelles intentions.


Author
Me Paul Côté Lépine, CRIA Associé Fasken
Paul Côté-Lépine s’est joint à l’équipe Droit du travail, de l’emploi et des droits de la personne de Fasken après avoir complété son stage à l’hiver 2015 au sein du cabinet. Paul traite toutes les facettes de la relation d’emploi, il donne des conseils sur l’interprétation des conventions collectives, les dossiers d’arbitrage de griefs, les relations de travail, les normes du travail ainsi que les litiges relatifs à l’emploi.

Author
Frédérique Dalpé Étudiante
Au cours de ses études, elle s’est démarquée par l’excellence de ses résultats académiques, qui lui auront valu l’obtention du prix Réjane-Laberge-Colas en 2019. Frédérique a également complété en 2021 un programme d’été virtuel à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar afin de développer ses connaissances du système juridique sénégalais et de l’OHADA.

Source : Vigie RT, novembre 2023

- L’auteur tient à remercier Frédérique Dalpé, étudiante en droit, pour sa contribution au présent article.
1 2023 QCTAT  3506.
2 Art. 123 de la Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1.
3 Farber c. Cie Trust Royal, [1997] 1 RCS 846.
4 Id.
5 Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick, 2015 CSC 10, par. 42.
6 Blanchette c. Services sanitaires St-Jérôme inc., 2021 QCTAT 3812.
7 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4979 et Saint-Côme (Municipalité), 2011 CanLII 100514 (QC SAT), par. 133.