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Ne me corrigez pas : quelques enseignements tirés de SÉTUE c. UQÀM

L’un des enseignements particulièrement intéressants de cette décision concerne l’obligation de l’employeur de protéger ses employés contre le comportement préjudiciable des personnes avec qui ils interagissent dans le cadre de leur travail.
3 mai 2023
Me Frédérick Doucet

En décembre 2022, un arbitre du travail québécois[1] a ordonné à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) de verser 4 000 $, à titre de dommages moraux, à Gaëlle Étémé Lebogo, une étudiante au doctorat qui s’identifie comme une femme noire, en raison du harcèlement psychologique et discriminatoire qu’elle a subi dans le cadre d’un contrat de correctrice d’examen[2]. Cette décision s’avère intéressante non seulement en raison des faits particuliers qui ont mené l’arbitre à conclure à l’existence de harcèlement, mais aussi des enseignements et exemples qu’elle offre en lien avec des défis couramment rencontrés dans le cadre d’enquêtes en milieu de travail.

La conduite vexatoire à l’origine du harcèlement

Dans cette affaire, l’arbitre conclut que le harcèlement dont Mme Étémé a été victime relève principalement de la conduite d’un étudiant – identifié comme SMP[3] – inscrit au cours « Introduction au féminisme noir » (FEM300C)[4], pour lequel Mme Étémé a été engagée comme correctrice d’examen.

L’arbitre est d’avis que la copie d’examen final de SMP a exposé Mme Étémé à des commentaires harcelants, racistes et sexistes qui ont nécessairement eu pour effet, si ce n’est pour objectif, de porter atteinte à sa dignité. En effet, SMP y fait une multitude de comparaisons pernicieuses entre les femmes noires et les animaux – surtout les chiens – pour appuyer ses points, interpelle personnellement Mme Étémé à titre de correctrice et écrit qu’elle pourra imposer un supposé « népotisme féminin noir » au sein de l’université lorsqu’elle sera professeure[5].

Selon l’arbitre, le contenu de l’examen était suffisamment grave, à lui seul, pour constituer du harcèlement. Toutefois, il faisait également partie d’une série de conduites vexatoires entreprise par SMP au courant du trimestre. Effectivement, lors d’une rencontre portant sur son résultat à l’examen de mi-session, SMP a persisté à tutoyer Mme Étémé alors qu’elle lui avait demandé d’éviter ces familiarités dans un courriel précédent la rencontre, en plus d’adopter une posture « dominante » et « intimidante »[6] et de proférer des propos xénophobes à l’égard de Mme Étémé[7].

L’obligation de l’employeur de protéger ses employés contre le harcèlement

L’un des enseignements particulièrement intéressants de cette décision concerne l’obligation de l’employeur de protéger ses employés contre le comportement préjudiciable des personnes avec qui ils interagissent dans le cadre de leur travail.

Dans cette affaire, il n’est pas très surprenant que l’arbitre ait conclu que l’UQÀM a failli à son obligation, puisqu’après avoir été mise au courant des allégations de Mme Étémé[8], la direction de la Faculté des sciences humaines a consacré tous ses efforts à tenter de régler le problème de la moyenne catastrophique des personnes étudiantes au cours FEM300C plutôt que de se pencher sur la situation de Mme Étémé[10]. Est toutefois plus intéressante la conclusion de l’arbitre selon laquelle l’existence de mesures institutionnelles visant la prévention et la répression du harcèlement psychologique – tels que le Bureau d’information et de prévention en matière de harcèlement de l’UQÀM (BIPH)10 – et le fait que Mme Étémé n’y ait pas eu recours plus tôt ne permettaient pas de libérer l’université de ses responsabilités. Comme l’indique l’arbitre : « il revient à l’employeur de poser, en temps utile, les gestes requis pour faire cesser le harcèlement lorsque cela est porté à son attention »[11].

Une conversation ou une interaction n’est pas nécessairement vexatoire du fait qu’elle est déplaisante ou malaisante

En tant qu’enquêteurs et enquêteuses en milieu de travail, nous savons qu’une conversation ou interaction qui se déroule dans le milieu de travail n’équivaut pas à du harcèlement uniquement en raison de son caractère déplaisant ou malaisant. Cette décision nous offre trois exemples de telles interactions.

En effet, l’arbitre conclut que la manifestation collective de désapprobation des personnes étudiantes concernant leurs notes[12], lors de la séance où Mme Étémé était invitée à commenter l’examen de mi-session, ne constitue pas du harcèlement, car leur réaction négative était prévisible et compréhensible compte tenu des résultats à l’examen[13]. L’arbitre en arrive à la même conclusion en ce qui concerne le courriel que SMP a fait parvenir à Mme Étémé avant leur rencontre, puisque le courriel ne contenait pas de propos injurieux à son égard, et ce, malgré le ton arrogant et familier de l’étudiant[14]. Le fait que SMP ait contesté vigoureusement sa note et les normes de correction lors de la rencontre ne peut pas non plus être considéré comme vexatoire. Comme l’indique l’arbitre, dans un cadre académique, la critique des outils, des normes et des modes de correction est monnaie courante. Dans cet esprit, la contestation de SMP constituait l’expression légitime d’un point de vue, peu importe que l’opinion soit fondée ou non[15]. Bref, le fait que l’atmosphère était « désagréable », « hostile » ou « toxique » et que Mme Étémé ait été malaisée et contrariée n’était pas suffisant pour qualifier les interactions de vexatoires.

Le contexte est déterminant

Un autre point important à retenir de cette décision est que le contexte joue un rôle déterminant au moment d’interpréter la preuve.

Par exemple, Mme Étémé alléguait que des travaux de personnes étudiantes et plusieurs copies de l’examen final contenaient des affirmations à propos des femmes noires qui, à son avis, étaient stéréotypées et racistes. Cependant, selon l’arbitre, lorsque considérés dans leur contexte, il n’est pas surprenant que certains commentaires reflétaient des préjugés inconscients, puisque les personnes étudiantes avaient pour consigne d’y présenter et de commenter des stéréotypes racistes historiquement associés aux femmes noires et des préjugés auxquels elles font toujours face aujourd’hui[16]. Dans son analyse, l’arbitre tient également compte du fait que la liberté académique appelle à reconnaître une certaine latitude aux personnes étudiantes au moment d’exprimer leurs opinions dans un contexte d’apprentissage et que plusieurs d’entre elles avaient un faible niveau de connaissance des concepts développés par le féminisme Noir[17].

Évaluer la crédibilité en s’appuyant sur la preuve disponible

Enfin, cette décision offre un bon exemple de cas où l’on peut s’appuyer sur d’autres éléments de preuve pour évaluer la crédibilité de la version des faits présentés par une partie en l’absence de corroboration directe.

En effet, dans cette affaire, Mme Étémé alléguait que, lors de leur rencontre, SMP lui avait mentionné que les façons de faire « ici » sont différentes et que le niveau de sévérité de sa correction s’expliquait par le fait qu’elle est « étrangère ». En l’absence de témoins pour corroborer cette version des faits, l’arbitre s’est appuyé sur les commentaires de SMP à l’examen final ainsi que sur un courriel adressé à Mme Étémé, dans lequel la chargée de cours responsable de FEM300C affirme avoir entendu des personnes étudiantes attribuer leurs mauvais résultats à un « problème de sévérité générale » découlant du fait que la chargée de cours est « de l’école française » et que la correctrice semble « venir d’ailleurs »[18].

Les enquêtes en milieu de travail s’avèrent souvent complexes en raison de la nature des allégations, du contexte dans lequel elles s’inscrivent, des mécanismes mis en place par l’employeur pour y donner suite ou, encore, de la preuve disponible. C’est pourquoi, en tant qu’enquêteurs et enquêteuses en milieu de travail, il est important de demeurer à l’affût des récents développements jurisprudentiels qui, par le biais de leurs enseignements et des exemples qu’ils fournissent, peuvent nous servir de guides dans l’exercice de nos fonctions.

Cet article de Rubin Thomlinson LLP est publié à titre informatif uniquement et ne constitue pas un avis juridique ni une opinion.


Author
Me Frédérick Doucet Avocat Rubin Thomlinson LLP
Frédérick est un avocat parfaitement bilingue, impartial, équitable et doté d’un esprit d’analyse. Motivé par la possibilité d’agir comme agent de changement dans le milieu de l’emploi, il accorde une attention particulière à la recherche de solutions pratiques aux conflits qui peuvent survenir en milieu de travail, dans le cadre de situations délicates et souvent chargées d’émotions. C’est pourquoi Frédérick aborde chaque enquête avec humanité, respect et compassion envers toutes les parties impliquées. Il œuvre à apporter des changements efficaces et durables à ses clients par l’entremise de solutions concrètes, tant pour résoudre les conflits en contexte d’emploi que pour contribuer à la création de meilleurs milieux de travail.

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Source : Vigie RT, mai 2023

1 Alliance de la fonction publique du Canada (SÉTUE) et Université du Québec à Montréal (Gaëlle Solange Étémé Lebogo), 2022 CanLII 117427 (QC SAT) [SÉTUE c UQÀM].
2 Les correcteurs et correctrices d’examen sont des auxiliaires d’enseignement dont les tâches se limitent à corriger les évaluations écrites des personnes étudiantes.
3 Le nom des personnes étudiantes n’est pas mentionné dans la décision; supra note 1, au para 3.
4 FEM300C est un cours figurant au programme du Certificat en études féministes offert par l’UQÀM. Il a été développé par l’Institut de recherche en études féministes (IREF), un institut qui relève de la Faculté des sciences humaines de l’UQÀM. Bien que le cours fasse partie intégrante du Certificat en études féministes, celui-ci est aussi offert aux étudiants inscrits dans d’autres programmes; ibid note 1, aux paras 8-14.
5 L’arbitre est aussi d’avis que la personnalisation des commentaires eu égard à Mme Étémé, qu’il associe à un supposé « népotisme féminin noir » en plus de l’interpeller comme correctrice, ajoutait à la violence intrinsèque des propos; ibid note 1, aux paras 255-259 et 286-289.
6 SMP s’est assis, les jambes écartées, en prenant beaucoup de place (« man spreading »); ibid note 1, au para 41.
7 ibid note 1, aux paras 219-220 et 225.
8 À partir de la mi-décembre 2018, Mme Étémé a rencontré à plusieurs reprises des membres de la direction de l’IREF et, le 15 janvier 2019, elle s’est entretenue avec la doyenne de la Faculté des sciences humaines, qui venait tout juste d’être mise au courant de la situation. Lors de ces rencontres, Mme Étémé s’est plainte du comportement de SMP ainsi que du contenu d’autres copies d’examen, mais aucune mesure n’a été prise par la Faculté; ibid note 1, aux paras 57-77 et 93-125.
9 Ibid note 1, aux paras 308-315. À noter que l’arbitre a aussi conclu que les représentants de l’UQÀM ont participé au harcèlement vécu par Mme Étémé en organisant la révision de l’intégralité des évaluations effectuées dans le cadre du cours FEM300C sans en informer préalablement Mme Étémé et en tentant d’engager des personnes doctorantes pour procéder à cette révision, en violation de la convention collective; ibid note 1, aux paras 274-277.
10 La mission du BIPH est entre autres d’appliquer les politiques adoptées par l’UQÀM pour promouvoir le respect des personnes ainsi que prévenir et combattre le sexisme et le harcèlement; ibid note 1, au para 74.
11 Ibid note 1, aux paras 317-318.
12 Incluant les commentaires de personnes étudiantes, directement dirigés envers Mme Étémé, à l’effet que ses corrections étaient incohérentes avec les instructions de leur chargée de cours; ibid note 1, au para 26.

 

13 Ibid note 1, aux paras 201-210.
14 Ibid note 1, aux paras 211-214.
15 Ibid note 1, au para 218.
16 Ibid note 1, aux paras 50 et 79.
17 Ibid note 1, aux paras 227-249 et 261-269.
18 Ibid note 1, aux paras 187-188, 220-225 et 258.