Il n’est pas rare qu’une disposition législative ou même un article de convention collective soulève des débats importants devant les tribunaux d’arbitrage et que la jurisprudence soit divisée sur une question d’interprétation, alors que deux courants, voire parfois plus, se confrontent. La règle de l’autorité du précédent (stare decisis) ne trouvant pas application devant les tribunaux administratifs, bien que les tribunaux supérieurs les invitent à faire preuve d’une « cohérence décisionnelle », les décideurs peuvent arriver à des conclusions différentes sur une question identique ou similaire.
Ainsi, face à un grief d’interprétation, il est généralement possible d’appuyer son argumentation avec des décisions favorisant la thèse défendue par l’employeur et le syndicat, avec souvent un courant qualifié de majoritaire, auquel adhère un plus grand nombre d’arbitres, et un courant minoritaire qui permet à l’autre partie de tenter de convaincre l’arbitre de s’écarter de la majorité.
Les modifications à la Loi sur les normes du travail
En mars 2018, le législateur a entrepris une réforme de la Loi sur les normes du travail (ci-après « LNT »), qui n’avait pas connu de changement important depuis bon nombre d’années, par le dépôt du projet de Loi 176[1].
Le 1er janvier 2019 entrait en vigueur une modification majeure introduite par cette Loi : tout salarié au sens de la LNT bénéficiait désormais de deux journées de congé rémunérées pour remplir des obligations familiales ou pour cause de maladie, le tout tel que prévu aux nouveaux articles 79.7 alinéa 5 et 79.16 alinéa 2.
Quoique la LNT vise de prime abord les salariés non syndiqués, elle prévoit des normes minimales de travail qui sont d’ordre public et pour tout salarié. Les parties à une convention collective ne peuvent convenir de normes inférieures à celles qui y sont édictées[2].
Les litiges en milieux syndiqués
En milieu syndiqué, plusieurs conventions collectives prévoient déjà des banques de congés de divers ordres, que ce soit des congés de maladie, des congés personnels, des congés pour obligation familiale, des congés mobiles, des congés flottants, des congés non déterminés, etc.
Rapidement après l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions de la LNT, une question importante a été soulevée, laquelle ne trouve pas réponse directement dans la LNT : les employés syndiqués qui bénéficient déjà dans leur convention collective de congés rémunérés ont-ils droit à deux journées de congé additionnelles? Sont-elles incluses dans les banques de congés déjà existantes? En d’autres termes, ces banques de congés répondent-elles aux nouvelles normes minimales?
Ces questions, en apparence simples, ont fait couler beaucoup d’encre.
Les réponses sont variables et tributaires de divers facteurs, notamment le libellé de la convention collective, la façon d’utiliser les congés, la pratique entre les parties et parfois le décideur saisi du grief. Elles font donc l’objet d’une jurisprudence abondante et de décisions divergentes.
Les débats parlementaires
Pendant les débats de la Commission de l’économie et du travail, pour étudier le projet de loi 176, la question avait dès lors été soulevée.
À cet égard, le 4 juin 2018, la ministre du Travail et le représentant du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale indiquaient que ces congés ne s’ajoutaient pas aux congés de maladie ou pour obligations familiales déjà prévus dans les conventions collectives :
« Ça ne s’ajoute pas. […] En fait, si leur convention collective prévoit déjà deux journées de maladie, ou trois journées, ou cinq journées, comme l’article et les amendements qui l’accompagnent font en sorte qu’on a droit à deux journées rémunérées, soit pour la maladie ou soit pour obligations familiales, donc leur convention collective, en termes de maladie, va respecter la loi, tout simplement. Elle prévoit… Elle respecte le minimum prévu d’ordre public[3]. » (Sic)
Le contentieux qui s’en est suivi dans la jurisprudence arbitrale, à compter de l’été 2019 jusqu’à ce jour, illustre que le débat était loin d’être clos.
Les sentences arbitrales
Malgré l’adoption récente de ces modifications, plus d’une quarantaine de décisions arbitrales ont été rendues sur le sujet[4], dont plusieurs ont fait ou font l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure.
Plus encore, quoique le courant majoritaire semble favoriser la position défendue par les employeurs, parmi toutes les décisions analysées aux fins de la présente publication, plusieurs arbitres ont aussi fait droit aux griefs déposés par divers syndicats. Bref, le débat continue de soulever les passions, et les sentences arbitrales sont partagées.
Sans analyser l’ensemble des décisions rendues à ce jour, il est intéressant de faire état des principaux éléments soulevés dans les différentes décisions et ainsi de résumer la position des tribunaux sur la question.
Pour les arbitres qui ont fait droit à la thèse patronale, les modifications apportées à la LNT n’ont pas eu pour effet d’accorder à tous les salariés deux congés rémunérés supplémentaires à ceux déjà existants.
Ainsi, si une convention collective prévoit une banque de congés de maladie, de congés personnels ou de congés pour obligations familiales avec au moins deux jours rémunérés, ou une compensation équivalente, cela suffit pour remplir les exigences minimales établies à la LNT. L’amalgame fait par le législateur à l’article 79.16 LNT démontre, aux fins de rémunération, que ces congés sont assimilables. Ceci est d’autant plus vrai lorsque la convention collective ou la pratique prévoit, par exemple, que des congés pour obligations familiales peuvent être rémunérés à même la banque de congés de maladie ou de congés mobiles[5].
Il en est de même si des congés mobiles, flottants ou « génériques » peuvent être utilisés pour quelques motifs que ce soit et à la discrétion du salarié, dont notamment pour une obligation familiale ou une absence maladie[6]. Les congés rémunérés prévus dans la LNT sont alors moindres et inclus dans ces congés.
Si des conditions pour bénéficier du congé sont prévues dans la convention collective, une application souple de ces conditions par l’employeur ou un ajustement pour se conformer à la LNT permet aussi de satisfaire aux exigences minimales[7].
Par contre, dans son analyse, le Tribunal doit s’assurer que la convention collective respecte la LNT pour l’ensemble des salariés. Par exemple, si la période d’acquisition des congés est plus longue que les trois mois prévus à la LNT, les normes minimales ne seraient pas respectées pour les nouveaux salariés[8].
Pour les arbitres qui ont privilégié la thèse syndicale, l’existence d’articles distincts traitant de congés pour obligations familiales (non rémunérés) et de congés de maladie ou de congés mobiles (rémunérés) démontre qu’il ne s’agit pas de vases communicants et ne répond pas aux exigences de la LNT[9].
Il en est de même si la convention collective est silencieuse sur les congés pour obligations familiales, si le salarié perd sa discrétion dans l’utilisation de ses congés mobiles ou si les congés prévus ne permettent pas réellement, de par leur nature, de s’absenter pour s’acquitter d’obligations familiales ou pour cause de maladie, notamment en raison des conditions requises pour leur obtention, et ce, même s’ils sont appliqués avec flexibilité par l’employeur[10]. Par ailleurs, l’assouplissement de ces conditions par l’employeur, pour se conformer à la LNT, constitue une modification unilatérale de la convention collective[11].
De plus, même si des congés mobiles, flottants ou « non déterminés » sont prévus à la convention collective et peuvent être pris pour tout motif et à la discrétion du salarié, y compris pour s’acquitter pour d’obligations familiales, ils sont davantage assimilables à des vacances, et la nature ainsi que l’objet de ces congés se distinguent de ceux prévus dans la LNT[12].
Enfin, l’employeur ne peut financer ses nouvelles obligations résultant de la LNT, ou obliger les salariés à « autofinancer » leurs congés, en réduisant des avantages déjà existants avant le 1er janvier 2019 dans la convention collective[13].
La Cour d’appel
La Cour d’appel a récemment entendu le premier dossier sur cette question, dans l’affaire Maax Bath inc. c. Syndicat des salariés d’acrylique de Beauce (CSD)[14]. Dans ce dossier, la convention collective prévoyait des jours de congé mobile rémunérés pouvant être utilisés, entre autres, en cas de maladie ou d’obligation familiale. L’arbitre devait déterminer si ces conditions de travail sont aussi avantageuses que celles prévues à la LNT. L’arbitre a conclu par la négative, notamment en considérant qu’un salarié pourrait épuiser sa banque de congés mobiles pour d’autres motifs et ne plus avoir de congés de maladie ou pour obligations familiales payés au moment venu. Il a accueilli le grief.
La Cour supérieure a rejeté le pourvoi en contrôle judiciaire, affirmant que la décision de l'arbitre était raisonnable. La Cour d’appel a été saisie de la question.
Dans l'arrêt rendu le 24 janvier 2023, la Cour d'appel rejette l'appel et confirme la décision de l'arbitre[15]. Pour la Cour, il n'appartient pas aux tribunaux supérieurs de répondre à leur tour à la question soumise à l'arbitrage, mais plutôt de déterminer si l'arbitre pouvait raisonnablement trancher comme il l’a fait. En l'espèce, l'arbitre s'est adéquatement gouverné dans son analyse et il pouvait acceuillir le grief collectif pour les raisons qu'il explique dans sa décision. Bref, sa conclusion « passe le test de la raisonnabilité ».
La Cour d'appel rappelle que l'existence d'une controverse jurisprudentielle au sein d'un tribunal administratif ne suffit pas à justifier un contrôle judiciaire, même si un arbitre s'écarte du courant majoritaire.
Enfin, la Cour souligne que les différentes décisions arbitrales rendues ne constituent pas « deux blocs monolithiques », puisque les résultats dépendent de la preuve et de l’analyse spécifique à chaque dossier.
Conclusion
La décision de la Cour d’appel dans l’affaire Maax Bath inc. n’a pas, à notre avis, mis définitivement fin au débat qui prévaut depuis quatre ans et qui a donné lieu à une jurisprudence abondante.
Le droit du travail n’est pas une science exacte, cela est bien connu, et nous y nageons souvent en zone grise. Le débat sur les deux journées de congé rémunérées de la LNT l’illustre parfaitement.
Comme le veut l'adage, « chaque cas est un cas d'espèce ». Toutes les situations devront donc faire l'objet d'une analyse spécifique, notamment en fonction du texte précis de la convention collective, des critères d'admissibilité aux congés, de la façon de les utiliser et des pratiques qui prévalent chez l'employeur. Il demeurera donc difficile de faire des recommandations catégoriques aux employeurs, aux salariés et aux syndicats en pareille matière.
D'autres décisions arbitrales actuellement devant la Cour supérieure trouveront peut-être leur chemin vers la Cour d'appel et il sera intéressant de voir si d'autres balises en ressortiront.
Précisons par contre que, le 20 janvier 2023, la Cour d'appel rejetait une requête pour permission d'appeler soulignant la compétence de l'arbitre de grief pour trancher de telles questions et réitérant que « le fait que plusieurs approches interprétatives puissent cohabiter ne justifie pas en soi que la Cour se saisisse de ce litige particulier, d’autant plus que la lecture des décisions et jugements déposés montre que chacun devait traiter de questions qui variaient en fonction des termes de la convention collective alors en vigueur. »[16]