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La liberté d’expression au temps de la COVID

La crise de la COVID-19 divise les opinions, et ce phénomène n’épargne pas le monde du travail. L’auteur nous propose d’aborder le contexte mondial actuel sous l’angle de la liberté d’expression.
Me Matthieu Désilets, CRHA

Si une partie de la population s’est rangée derrière les mesures sanitaires imposées par les autorités et participe à la campagne de vaccination qui bat son plein en ce moment, des voix divergentes se font entendre. Les milieux de travail n’y font pas exception.

Ainsi, certains salariés, dont les opinions entrent en contradiction avec les consignes et les règles de la santé publique, peuvent tenir des propos contre le port du masque, anti-vaccin ou à saveur « conspirationniste ». Comment aborder ces situations en respectant tous les droits en cause?

Divers droits susceptibles de s’opposer

La Charte des droits et libertés de la personne[1] (« la Charte ») prévoit que toute personne est titulaire des libertés fondamentales (article 3), notamment de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression.

Par contre, la liberté d’expression, même s’il s’agit d’une liberté fondamentale protégée par la Charte, n’est pas absolue et ne permet pas de nuire à une autre personne. Ce droit doit donc être exercé avec prudence et dans le respect des droits d’autrui. Notamment, les tribunaux ont statué que la liberté d’expression pouvait être limitée en certaines circonstances, par exemple en matière de propagande haineuse ou de diffusion de matériel obscène.

Dans le cadre de la crise actuelle, le droit à la liberté d’expression a été invoqué dans différents contextes et sur différentes tribunes. Peut-il être invoqué pour faire obstacle aux mesures sanitaires dans les milieux de travail ou pour les critiquer?

Force est de constater que la liberté d’expression est susceptible de se heurter aux obligations des employeurs et des salariés en matière de santé et de sécurité au travail, en plus des règles de santé publique obligatoires.

Tout d’abord, l’employeur doit en tout temps prendre les mesures qui s’imposent en vue de protéger la santé et la sécurité de ses salariés[2]. Cette obligation de l’employeur est réitérée et précisée à l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[3]. Elle prévoit que l’employeur doit prendre les mesures en vue d’assurer la santé, la sécurité et l’intégrité physique du travailleur.

En vertu de cette dernière disposition, l’employeur doit nécessairement mettre en œuvre des mesures de prévention pour réduire le risque de propagation de la COVID-19 et respecter les règles applicables. D’ailleurs, l’article 46 de la Charte prévoit que toute personne qui travaille a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.

Quant au salarié, en vertu de l’article 49 de la LSST, il a aussi l’obligation corollaire, notamment, de prendre les mesures nécessaires pour protéger sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique et de veiller à ne pas mettre en danger la santé, la sécurité ou l’intégrité physique des autres salariés qui se trouvent à proximité des lieux de travail.

En contexte de COVID, l’obligation de l’employeur de voir à la protection de ses salariés sur les lieux de travail et l’obligation corollaire des salariés impliquent vraisemblablement le respect des règles de santé publique, des directives gouvernementales ainsi que des recommandations de l’INSPQ ou de la CNESST.

Par ailleurs, dans le domaine de l’emploi, la liberté d’expression doit être exercée dans le respect des droits des autres, dont l’employeur, envers lequel tout salarié a un devoir de loyauté, qui est l’essence même du contrat de travail. Le droit à la liberté d’expression ne permet donc pas de critiquer ni de dénigrer son employeur sans égard à l’obligation de loyauté, laquelle impose une obligation de discrétion, d’honnêteté, d’intégrité et de bonne foi envers l’employeur. En découle l’obligation de ne pas porter atteinte à sa réputation ni d’user de diffamation.

Bref, un salarié peut s’exprimer et faire valoir ses opinions divergentes, mais il demeure assujetti aux obligations en matière de santé et de sécurité au travail et à son obligation de loyauté. Une campagne anti-mesures sanitaires sur les lieux du travail ne serait donc pas envisageable dans le contexte actuel.

L’expression d’opinions personnelles hors du contexte du travail est également possible. Intervient alors le droit à la vie privée, aussi protégé par la Charte (article 5). Dans ce contexte, les propos tenus de façon privée ne sont pas du ressort de l’employeur et ne peuvent être sanctionnés, sauf si ces propos ou ces activités sont incompatibles avec les fonctions exercées.

Le refus de se conformer aux règles applicables et les particularités de la crise de la COVID-19

Un salarié contre le port du masque ne pourrait pas refuser de porter le masque dans son milieu de travail, malgré son opinion personnelle. Autrement, il s’agit d’insubordination ainsi que d’une contravention aux règles de l’INSPQ et de la CNESST, susceptibles d’entraîner des mesures disciplinaires. Comme n’importe quelle règle mise en place par un employeur, les salariés doivent s’y conformer, à moins qu’elle soit illégitime. Comme le masque est en règle générale une condition pour travailler, les salariés qui refusent de le porter sont contraints de demander un congé, selon les options prévues à leur contrat de travail.

Quant au vaccin, que l’employeur ne peut pas imposer à ses salariés, le refus de le recevoir ne serait pas susceptible d’entraîner des sanctions, mais un salarié pourrait être assujetti à des modalités différentes si les fonctions qu’il occupe le justifient. Par exemple, l’obligation de se faire tester plus régulièrement.

Bien qu’aucune décision publiée n’émane de la jurisprudence en droit du travail en matière d’exercice de la liberté d’expression et de la COVID en date des présentes, des arbitres, au Québec et en Ontario, ont eu l’occasion de statuer que la COVID est une situation particulière pouvant justifier des moyens exceptionnels.

Ainsi, dans Caressant Care Nursing & Retirement Homes v. Christian Labour Association of Canada[4], une arbitre a tranché que la politique de dépistage obligatoire de la COVID-19 de l’employeur était un exercice raisonnable du droit gestion. Dans cette maison de retraite, un prélèvement nasal aux deux semaines était exigé pour prévenir la propagation de la COVID.

Au Québec, dans SCFP, sections locales 2229 et 2301 et Ville de Blainville[5], l’arbitre a conclu que la COVID-19 et l’interruption des activités non essentielles justifiaient des mises à pied de salariés permanents, malgré des dispositions de la convention collective leur accordant la sécurité d’emploi. L’arbitre a conclu également qu’il s’agit d’un cas de force majeure.

Jurisprudence analogue

Par analogie, quelques décisions peuvent nous servir de guide en matière de liberté d’expression.

Dans Syndicat des employé-es du Centre Universitaire de santé McGill – CSN c. Centre Universitaire de santé McGill[6], la suspension et le congédiement d’une préposée au service alimentaire, qui refusait notamment de se conformer à la politique de l’employeur interdisant le vernis à ongles, ont été confirmés. La salariée évoquait, entre autres, la liberté d’expression et son droit d’exprimer sa féminité, mais l’arbitre a conclu qu’elle devait se conformer à la directive raisonnable mise en place par son employeur.

Dans l’affaire Fraternité des policiers et policières de Longueuil et Ville de Longueuil[7], une arbitre a confirmé le droit pour l’employeur d’exiger à une policière de couvrir un tatouage représentant une tête de mort sur sa main droite avec son matricule. Les instructions de l’employeur de recouvrir ce tatouage étaient justifiées, car l’image représentée est associée à la criminalité et a une connotation violente.

De même, dans Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 574 (SEPB-CTC-FTQ) et Librairie Renaud-Bray inc.[8], un salarié avait partagé une publication comportant des propos diffamatoires visant la dénonciation de la politique de l’employeur, un libraire, interdisant le port du carré rouge sur les lieux du travail. L’arbitre a confirmé le congédiement. Selon le tribunal, l’employeur était fondé à requérir de ses employés de ne pas porter le carré rouge et de demeurer neutres.

Enfin, au moins trois ordres professionnels sont intervenus, au nom de la protection du public, à l’encontre de professionnels ouvertement opposés aux mesures sanitaires précisément dans le contexte de la COVID.

Ainsi, dans Chiropraticiens (Ordre professionnel des) c. Morissette[9], le Conseil de discipline a sanctionné un chiropraticien à la suite de la publication sur Facebook de propos anti-vaccin et contre le port du masque, en le condamnant à une amende de 5 000 $, malgré la recommandation conjointe d’une amende de 2 500 $. Pour le Conseil, les propos du professionnel heurtaient la protection du public.

De plus, dans Acupuncteurs (Ordre professionnel des) c. Ghirotto[10], le Conseil de discipline a notamment imposé une radiation temporaire d’un mois et une amende de 2 500 $ à une acupunctrice ayant notamment comparé la COVID-19 à une grippe, tenu des propos contre le vaccin, parlé de « désinformation criminelle » et encensé le président américain. Par ailleurs, deux radiations de trois mois lui ont aussi été imposées pour avoir prodigué des traitements sans masque et incité une cliente à retirer le sien.

Enfin, dans Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon[11], un blogueur populaire sur les réseaux sociaux, a été déclaré coupable d’avoir posé des actes dérogatoires à l’honneur ou à la dignité de sa profession après la publication de dizaines de vidéos, originales ou relayées, notamment contre les mesures sanitaires, Bill Gates et exposant sa vision de la crise sanitaire.

Conclusion

La liberté d’expression est un droit important, protégé par la Charte et qui ne peut pas être limité indûment. En contexte de pandémie, et étant donné l’assujettissement des employeurs et des salariés à diverses obligations en matière de santé, de sécurité et de santé publique, le cadre est plus circonscrit. S’ils peuvent s’exprimer, ils ne peuvent toutefois aller à l’encontre des règles applicables, sous peine de sanction.

Il importe de retenir que les droits individuels sont parfois limités par l’intérêt collectif et, comme le dit la maxime, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».


Author
Me Matthieu Désilets, CRHA Avocat Monette Barakett
Pince-sans-rire, Matthieu aime ajouter une touche d’humour à toutes situations. Ainsi, malgré la complexité des dossiers et tout le sérieux de la profession d’avocat, cette facette de sa personnalité permet de non seulement arriver à une solution optimale, mais de faire en sorte que le chemin pour s’y rendre soit le plus agréable possible (ou le moins désagréable, selon le point de vue !).

Source : Vigie RT, juin 2021

1 RLRQ c. C-12.
2 Article 2087 du Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991.
3 RLRQ, c. S-2.1 (« LSST »).
4 2020 CanLII 100531 (ON LA).
5 2020 QCTA 644.
6 2021 QCTA 177.
7 2019 QCTA 105.
8 2017 QCTA 26 (pourvoi en contrôle judiciaire rejeté et désistement de la requête pour permission d’appeler).
9 2021 QCCDCHIR 3.
10 2021 QCCDAC 2.
11 2020 QCCDCPA 40. Décision sur sentence non disponible.