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Victimisation au travail : guide pratique pour le gestionnaire

Mieux comprendre la victimisation et les jeux qui l’entourent permet de mener des conversations difficiles avec assurance et soutenir la personne à sortir de ce cercle vicieux.
14 mai 2024
Marie-Michèle Dugas, MBA, CRHA, Médiatrice accréditée | Marie-Pier Dufour, CRHA, ECH

Introduction

Les conversations difficiles soulèvent habituellement des inconforts pour les gestionnaires qui doivent mener les rencontres.

Ces malaises sont exacerbés lorsque la personne adopte une attitude de victimisation. Cette posture pousse les gestionnaires à sortir de leur rôle et être entraînés dans un rôle de « bourreau »… ou de « sauveur ».

Qu’est-ce que la victimisation?

La victimisation désigne « l'attitude par laquelle une personne se pose en victime, dans le but conscient ou inconscient de susciter chez autrui un sentiment de pitié ou de culpabilité »[1]. La victime exprime son impuissance devant un problème et son incapacité à le résoudre.

Dans les milieux de travail, la victimisation se traduit par une non-responsabilisation quant aux comportements inadéquats. Conséquemment, la victime se plaint et blâme ses collègues, plutôt que s’investir vers des solutions. Elle démontre généralement un style négatif d’attribution, c’est-à-dire qu’elle tend à attribuer ses succès à des causes internes (ses qualités), et ses échecs à des causes externes (méchanceté des collègues).

Comprendre le jeu et repérer les pièges

« La théorie du triangle dramatique de Steven Karpman (Karpman, S. 2014)[2], psychiatre et psychologue américain, permet de comprendre et repérer les jeux psychologiques manipulatoires. Il expose trois rôles joués par des personnes piégées dans un triangle dramatique : victime, persécuteur et sauveur. »

Figure 1

Entraînée dans ce jeu par une victime, une personne devient persécuteur ou sauveur. ​Si d​’abord ​mise dans le rôle du ​sauveur, elle peut à tout moment devenir persécuteur si la victime décide de se retourner contre elle. Karpman (2014) décrit ce jeu psychologique à la façon d’une formule qu’il qualifie d’universelle.

A + PF = R → E → S → AF

Le jeu est lancé quand le joueur commence par une accroche (A) sur le point faible (PF)

d’un autre joueur qui est alors hameçonné. Le joueur obtient alors une réaction (R) qui déclenche une escalade (E) (surprise, expression du visage) et un « switch » (S) (renversement des rôles) pour finir sur l’avantage final (AF).

Chaque personne qui entre dans ce jeu psychologique adopte l’un des rôles exposés dans​ le tableau​ ci-après :

 

Propos types

Comportements

Avantages pour l’acteur

Sentiment dominant

Victime

Propos types :

Je souffre. Je ne peux pas m’en sortir. Il n’y a que toi qui peux m’aider. Tout le monde s’acharne sur moi.

Comportements :

  • Plaintes
  • Apitoiement
  • Demandes répétées

Avantages pour l’acteur :

Renforcement de la croyance que c’est impossible et que les autres profiteront toujours de ses faiblesses.

Sentiment dominant :

Honte

Persécuteur

Propos types :

Je dois t’apprendre une leçon. Tu ne fais jamais rien de bien.

Comportements :

  • Critique.
  • Fait pression.
  • Domine.

Avantages pour l’acteur :

Renforcement de la croyance que rien n’avance sans recours à la violence.

Sentiment dominant :

Colère

Sauveur

Propos types :

Je veux t’aider. Tu as besoin de moi. Personne ne le fera si ce n’est pas moi.

Comportements :

  • Se porte volontaire.
  • Offre spontanément son aide.
  • Ne sait pas dire non.

Avantages pour l’acteur :

Renforcement de la croyance que les gens sont égoïstes et ingrats.

Sentiment dominant :

Culpabilité

Quoi faire devant une personne qui se victimise?

Se connaître

La première clé de la ou du gestionnaire représente la conscience de soi. Comme Karpman l’explique « le jeu est lancé quand le joueur commence par une accroche sur le point faible d’un autre joueur qui est alors hameçonné ». Chaque personne possède ses propres points faibles et doit les connaître pour éviter de se faire hameçonner dans un jeu psychologique. Pour les connaître, elle peut réfléchir à des situations antérieures de jeux psychologiques vécus. Qu’avaient en commun ces situations? Comment se sentait-elle? Avec qui était-elle? Quels étaient les déclencheurs et les sujets? Les réponses lui permettront de comprendre ses points faibles et d’éviter de mordre aux hameçons qui se présenteront à nouveau.

Toujours dans la sphère de la conscience de soi et de la prévention, elle doit être à l’écoute de ses pensées et ses émotions. Ainsi, elle peut constater qu’elle s’apprête à entrer dans un jeu psychologique lorsque des émotions de colère, de honte et de culpabilité l’envahissent, en cohérence avec les sentiments dominants du persécuteur, de la victime et du sauveur.

Démontrer compassion​ et empathie

Cette théorie de Karpman met également en lumière le triangle de la compassion, qui explique comment sortir des impasses et créer de saines relations. Ce modèle décrit notamment l’importance de considérer que derrière la victimisation se cache un besoin non comblé chez la victime. Par exemple, il est courant d’observer le manque de confiance et la crainte des échecs. Ainsi, il importe d’explorer des solutions visant à la responsabiliser, lui redonner confiance et pouvoir sur la situation, puis l’amener dans la réflexion, avant d’aller vers des voies correctives plus formelles. Autrement, le risque de contribuer à maintenir la victime dans un cercle vicieux malsain subsiste confirmant son incapacité. Même si la ou le gestionnaire estime bien agir en se positionnant en sauveur, cela nuit à la victime à moyen et à long terme. Pour démontrer sa compassion, il faut savoir écouter au-delà des mots afin d’entendre ce qui n’est pas verbalisé.

Mettre ses limites

Si la ou le gestionnaire la laisse faire, la victime peut se plaindre des heures durant et devenir véritablement chronophage, en plus de l’épuiser émotionnellement. Dès que le jeu de la victime est repéré, la ou le gestionnaire doit imposer ses limites. Elles doivent d’abord être temporelles. Par exemple, il est possible d’exprimer à la victime le temps mis à sa disposition pour une rencontre, de planifier les rendez-vous et définir les canaux de communication. Les limites peuvent aussi être selon la disponibilité cognitive et émotionnelle de la ou du gestionnaire. Si la victime l’interpelle à un moment inapproprié (fatigue ou disponibilité réduite), cela doit être dit avec tact et bienveillance, puis convenir d’une entente pour reporter la communication.  

Factualiser les plaintes

Les victimes ont tendance à avoir un schéma de pensée trompeur et illogique, truffé d’une multitude de biais cognitifs. Par exemple, elles peuvent généraliser des situations isolées, prétendre connaître les mauvaises intentions d’autrui, déformer des situations pour se poser en victimes, ou encore ne porter leur attention que sur ce qui confirme leur position de victimes. En tant que gestionnaire, il importe de les aider à objectiver les événements. Il faut alors faire preuve d’écoute grâce à des questions ouvertes et sans jugement incitant la personne à rationaliser les événements. On peut par exemple demander :

  • Que s’est-il passé exactement?
  • Que s’est-il précisément dit?
  • Quels sont les faits qui te portent à faire cette affirmation?
  • Quand cela s’est-il produit?

Une fois les propos de la victime clarifiés, la ou le gestionnaire peut les reformuler afin de les objectiver.

Responsabiliser la victime

Il est tentant pour une ou un gestionnaire de proposer des solutions à la victime, grâce à son expérience et ses connaissances qui lui permettent de le faire, mais aussi parce qu’il peut se sentir valorisé dans le rôle du sauveur. Cependant, la vraie réussite est de permettre à la personne de devenir responsable et d’acquérir confiance et autonomie. Il est préférable de se garder de suggérer des solutions. Il faut plutôt aider la personne à formuler son problème, préciser ses besoins et ses attentes, ainsi qu’à déterminer des solutions. Certes, cela demande davantage de temps. Mais c’est ainsi qu’on peut répondre au besoin fondamental de la personne qui se positionne en victime : avoir confiance en soi. Quelques questions clés :

  • Quel est ton besoin?
  • À quoi t’attends-tu de moi?
  • Que peux-tu faire afin d’améliorer cette situation?
  • De quoi as-tu besoin pour te mettre en action?
  • Quels sont tes objectifs face à cette situation? Par quel petit pas débuteras-tu?

L’importance d’intervenir rapidement

Les comportements de victimisation, comme ceux des sauveurs ou des persécuteurs, risquent de créer des insatisfactions, des frustrations et une impression de perte de contrôle chez la ou le gestionnaire. Il peut s’en suivre des mésententes et des conflits qui peuvent escalader jusqu’à l’incivilité ou le harcèlement​ dans le milieu de travail​. Une victime verrait alors sa posture « confirmée », ce qui pourrait renforcer son comportement. En intervenant tôt, on évite l’escalade et de nourrir la victimisation.

Intervenir rapidement permet également d’éviter la contamination des comportements de victimisation (je vois que mon collègue obtient ce qu’il veut, alors je tente la même approche). On évite aussi la contamination des insatisfactions et qu’un plus grand nombre de personnes réagissent négativement aux comportements nocifs.

Le fait d’agir tôt permet à la personne se posant en victime de reprendre le contrôle sur ses actions, se responsabiliser et gagner confiance en elle. Il peut être très gratifiant pour une « victime » de constater qu’elle peut sortir du cercle vicieux.

Conclusion

Les comportements de victimisation représentent un grand défi pour les gestionnaires. Par manque d’outils et de connaissances sur ces subtils jeux de pouvoir, on risque de se faire entraîner dans une dynamique relationnelle toxique, commettre des faux pas qui enveniment la situation, ou alors de figer et d’éviter d’aborder les comportements problématiques.

La théorie du triangle dramatique de Steven Karpman facilite la compréhension des besoins se cachant derrière les comportements de victimisation au travail et permet aux gestionnaires de mener des discussions difficiles avec assurance et empathie.

Grâce à des stratégies adaptées et une intervention rapide, les gestionnaires peuvent mieux soutenir la personne en position de victime, la valoriser et l’aider à reprendre le contrôle dans ses actions professionnelles.

 

Author
Marie-Michèle Dugas, MBA, CRHA, Médiatrice accréditée Présidente Fika RH
Passionnée des équipes de travail et carburant à la résolution de situations complexes, Marie-Michèle Dugas conseille et accompagne les leaders et les organisations bilingues dans la création de milieux de travail sains et performants. Via son entreprise, Fika RH, elle offre des services en mobilisation, en climat de travail et en coaching RH. Marie-Michèle est diplômée de l’Université Laval avec un Baccalauréat en Relations Industrielles profil international et détient une Maîtrise en Administration des Affaires (MBA) profil gestion des entreprises. Elle s’est spécialisée en résolution de conflits en obtenant la certification de Tierce partie neutre auprès de l’Institut canadien pour la résolution des conflits ainsi que celui de Médiatrice accréditée avec l’Ordre des CRHA. Elle est reconnue pour son professionnalisme, son approche posée et intuitive, sa facilité à créer des liens de confiance, sa joie de vivre et sa capacité à analyser et à comprendre les dynamiques humaines et les enjeux organisationnels. C’est avec enthousiasme qu’elle collabore avec l’Ordre des CRHA pour partager ses réflexions.

Marie-Pier Dufour, CRHA, ECH Psychologue organisationnelle Croissance nordique inc.

[1] https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26511984/victimisation, page consultée le 13 novembre 2023.

[2] Karpman, Stephen B. (2014). A game free life - the definitive book on the drama triangle and compassion triangle by the originator and author, Drama triangle publications, 300p.