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Gérer les paradoxes de l’innovation technologique : le rôle crucial des conseillers RH

À l'ère de la transformation numérique, il est essentiel d’analyser à la fois les effets positifs et négatifs de l’adoption des nouvelles technologies avancées dans le milieu de travail, afin de pouvoir les intégrer de manière optimale dans la stratégie globale des ressources humaines.
25 avril 2023
Alina Nusa Stamate, CRHA, M. Sc., Ph. D. | Pascale L. Denis, Ph. D. | Michel Cossette, CRHA | Geneviève Hervieux, CRIA, Ph. D.

Remerciements

Les auteurs de cet article souhaitent exprimer leur reconnaissance envers la Fondation CRHA pour la bourse de recherche offerte, qui a permis la réalisation de ce travail.

Introduction

À l'ère de la transformation numérique, l'intelligence artificielle (IA), la réalité virtuelle (RV), la blockchain et l'Internet des objets (IoT) ne sont que quelques-unes des technologies de pointe qui ont profondément modifié la manière dont nous travaillons, communiquons et interagissons. Dans ce contexte, les professionnels des ressources humaines (RH) jouent un rôle crucial en aidant les travailleurs à faire la transition vers de nouvelles technologies, en améliorant les pratiques organisationnelles et en renforçant la stratégie de gestion des RH avec des outils de pointe (Vrontis et al., 2022).

Malgré la possibilité de moderniser et d’optimiser les pratiques RH, les avancées technologiques peuvent également présenter différents défis. Parmi ceux-ci, on retrouve des problématiques liées à la confidentialité et à la sécurité des données (Lee & Ahmed, 2021), des niveaux de stress liés à la charge de travail (Rasool et al., 2022), l'obsolescence professionnelle (Larivière et al., 2017), la nécessité de formation pour utiliser ces nouvelles technologies (Vrontis et al., 2022), et d’autres encore. Par conséquent, il est essentiel d’analyser à la fois les effets positifs et négatifs de l’adoption de ces technologies avancées dans le milieu de travail, afin de pouvoir les intégrer de manière optimale dans la stratégie globale des ressources humaines.

Dans cet article, nous examinerons de plus près certains paradoxes qui surgissent lors de l'introduction de technologies de pointe sur le lieu de travail, dans le but de mieux préparer les professionnels des RH à faire face aux défis du monde professionnel moderne.

PARADOXE 1 : Des gains d’efficience pour mieux augmenter les attentes?

L’un des effets positifs les plus significatifs de l’adoption des technologies avancées est l’amélioration de l’efficacité (Javaid et al., 2020). Les outils de gestion de projet, les plateformes de collaboration en ligne et les applications de suivi ont permis aux travailleurs de gérer leur temps plus efficacement et de travailler plus rapidement (Dornelles et al., 2022). Les avancées de l’intelligence artificielle ont également conduit à l’automatisation de certaines tâches répétitives, permettant ainsi aux travailleurs de se concentrer sur des tâches plus importantes et créatives (Parry & Battista, 2019).

L’effet positif de l’amélioration de l’efficacité est souvent accompagné d’un effet négatif de surcharge de travail (Rasool et al., 2022). Les travailleurs peuvent se sentir obligés de répondre rapidement aux courriels et aux messages instantanés, ce qui peut créer une culture du travail en continu et bafouer le droit à la déconnexion (présentement au cœur des discussions au Québec, Nadeau, 2023). Les outils de collaboration en ligne peuvent également amener les individus à travailler plus longtemps, car ils peuvent le faire à distance et ne sont pas limités par les heures de travail traditionnelles, ce qui peut brouiller les frontières entre la vie au travail et la vie privée. Par ricochet, cela entraîne des impacts négatifs sur la qualité de vie des travailleurs et sur leur santé mentale (Mangi et al., 2022).

Pour minimiser les effets négatifs, les conseillers RH gagneraient à recommander aux organisations de mettre en place des politiques claires à cet égard, de manière à encourager les travailleurs à prendre des pauses régulières et à respecter les heures de travail déterminées. Dans ce sens, l’utilisation d'outils de gestion du temps et l’établissement de priorités claires pour ajuster la charge de travail des travailleurs nécessitent un accompagnement des conseillers RH. Enfin, une formation des travailleurs à l’utilisation efficace des technologies avancées optimiserait leur efficacité tout en minimisant leur charge de travail.

PARADOXE 2 : Une communication plus rapide, mais moins « riche »?

L'adoption de technologies avancées exerce un impact positif important sur la communication (Ruben et al., 2021). En effet, l'utilisation de ces technologies favorise souvent une transmission plus rapide de l'information, contribuant ainsi à une communication plus efficiente. Les outils de communication en ligne tels que les courriels, les messages instantanés et les réseaux sociaux permettent aux travailleurs une communication plus active. Les technologies de vidéoconférence amènent également des collaborations avec des collègues à distance sans avoir à se déplacer physiquement (Rogers, 2019).

Malheureusement, l'effet positif de l'amélioration de la communication est souvent contrebalancé par la perte de la communication en face à face. L'utilisation excessive des outils de communication en ligne peut conduire à une dépendance chez les travailleurs, réduisant ainsi les interactions sociales en face à face et augmentant le risque de développer des symptômes anxieux et dépressifs (Fourquet-Courbet & Courbet, 2017). De plus, le travail à distance présente le risque de se sentir moins connecté aux collègues, aux superviseurs et à l'organisation (« loin des yeux, loin du cœur »; Waight et al., 2022), favorisant l'isolement et un manque d'attachement, nuisant ainsi à l’engagement organisationnel (Raghuram et al., 2001) et à la santé psychologique des individus (Deci & Ryan, 2000). La qualité de la communication et de la collaboration entre les travailleurs s’en trouve dégradée (Ilag, 2021), affectant potentiellement la qualité du travail accompli.

La prise en compte par les conseillers RH des effets positifs et négatifs des technologies avancées sur la communication entre les travailleurs est donc incontournable. Les conseillers RH peuvent jouer un rôle proactif pour aider les travailleurs à faire face à l'anxiété et à la dépression associées à l'isolement social en valorisant l'utilisation d'une variété d'outils de communication adaptée aux circonstances. Pour les tâches nécessitant une résolution de problèmes complexes ou impliquant la nécessité de comprendre les enjeux affectifs, les interactions en face à face sont préférables, lorsqu'elles sont possibles. Dans le cas où les travailleurs font face à un isolement social et ont besoin de ressources supplémentaires, les conseillers RH peuvent offrir des programmes d'assistance tels que des séances de counseling en ligne, des groupes de soutien virtuels ou des services de consultation téléphonique. Ces ressources peuvent aider les travailleurs à mieux gérer leur stress, à renforcer leur bien-être psychologique et à maintenir leur motivation au travail.

PARADOXE 3 : Un accès aux informations plus facile pour mieux être submergé?

Un autre effet positif de l’adoption des technologies avancées est l’accès très rapide à des informations (Goldie, 2016). Les travailleurs peuvent consulter une quantité considérable d'informations, dont le niveau de pertinence varie, à partir de sources en ligne, contribuant potentiellement à améliorer leurs connaissances et leur créativité. Les outils de stockage en nuage permettent également aux travailleurs d’accumuler des données en ligne, ce qui facilite le partage des informations et la collaboration entre les travailleurs.

Toutefois, cet effet positif est souvent accompagné d’un effet négatif de surcharge d’informations (Bawden & Robinson, 2020; Dietzmann & Duan, 2022). Les travailleurs peuvent être submergés par la quantité d’informations disponibles et avoir du mal à trier les informations pertinentes. Cette surcharge d’informations peut entraîner une perte de temps, de la confusion et une diminution de la productivité (Kashada et al., 2020). De plus, l’accès à une quantité excessive d’informations peut entraîner des problèmes de confidentialité et de sécurité (Yang et al., 2020).

Dans un monde où la quantité d'informations disponibles peut rapidement devenir écrasante, les conseillers RH peuvent jouer un rôle clé en aidant les travailleurs à trier les informations pertinentes et à éviter la surcharge d'informations. Pour ce faire, ils pourraient développer des formations et des ateliers sur les stratégies efficaces de gestion de l'information, telles que l'utilisation de filtres de courrier électronique, la mise en place de listes de priorités ou la planification du temps de manière à permettre le traitement des informations importantes. De plus, il apparaît important que les organisations établissent des politiques de sécurité de l'information pour protéger les données sensibles et garantir la confidentialité des travailleurs. Par exemple, des protocoles de chiffrement des données et l'utilisation de réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder aux informations de l'entreprise à distance peuvent aider à prévenir les violations de données et les pertes de confidentialité. Enfin, les travailleurs devraient être encouragés à signaler tout comportement suspect ou toute violation de sécurité pour minimiser les risques liés à la sécurité de l'information.

PARADOXE 4 : Flexibiliser le travail pour mieux l’intensifier et isoler les personnes?

Afin de répondre aux besoins des employés et de réduire les coûts liés à la gestion d’un lieu de travail physique, de plus en plus d’organisations adoptent des arrangements de travail flexible (Berkery et al., 2017; de Menezes & Kelliher, 2011). Les technologies telles que l’Internet des objets (IoT) favorisent le travail à distance et avec des horaires plus souples (Parry & Battista, 2019). Les travailleurs accèdent à des outils de collaboration en ligne et à des données à partir de n’importe quel endroit, ce qui permet de travailler à distance sans sacrifier la productivité ou la qualité du travail. Cette flexibilité du travail peut également aider les travailleurs à concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle, améliorant ainsi leur qualité de vie globale. Ces pratiques amènent un autre effet positif de l’adoption des technologies avancées : la flexibilité du travail.

Bien que les arrangements de travail flexibles offrent aux employés une certaine liberté quant à l'endroit et au moment où ils travaillent (Kelliher & Anderson, 2010), des effets négatifs risquent d’en découler, dont l’intensification du travail, c'est-à-dire la nécessité de travailler à une vitesse croissante, d'accomplir plusieurs tâches simultanément ou de réduire les temps morts (Schlachter et al., 2018). De plus, le risque associé au manque d'interaction sociale avec les collègues peut engendrer un sentiment d'isolement et de solitude. Un tel sentiment impacte négativement la santé psychologique et le bien-être général des personnes (Heaphy & Dutton, 2008), ainsi que et leur niveau d'engagement au travail (McGrath et al., 2017). Bien que la flexibilité du travail offre des avantages indéniables en matière de conciliation travail-vie personnelle, il est important de ne pas sous-estimer les avantages des interactions en présentiel pour maintenir la collaboration et la productivité. En effet, l'interaction en présentiel est essentielle au maintien des relations de confiance entre les employés (Goman, 2013), contribue à la réduction des niveaux de stress (Milano, 2021) et à l'amélioration de la performance des employés (Waber et al., 2014). Parfois, croiser un collègue en personne pendant quelques minutes peut permettre de régler rapidement un problème qui aurait pris plus de temps à résoudre en virtuel.

Par conséquent, il est essentiel que les conseillers RH participent activement à la réflexion visant à tirer profit de la flexibilité offerte par cette approche, tout en veillant à ce que les employés ne soient pas exposés à des risques liés à leur bien-être en raison d'un manque de soutien. Pour atteindre cet objectif, les conseillers RH devraient veiller à ce que les employés puissent interagir de manière régulière et significative. La mise en place d’espaces partagés où les employés peuvent se rencontrer pour travailler et interagir fait partie des solutions possibles (Parry & Battista, 2019). En outre, les conseillers RH pourraient également proposer des programmes de formation pour aider les employés à développer des compétences clés en communication, ainsi que des activités de renforcement de l'esprit d'équipe pour encourager une culture de collaboration et de soutien mutuel.

PARADOXE 5 : Réduire les erreurs humaines pour créer une techno-dépendance?

Enfin, un effet positif important de l’adoption des technologies avancées est la réduction des erreurs humaines (Scott-Briggs, 2022). Via l’automatisation, les technologies de l’intelligence artificielle conduisent vers une réduction du risque d’erreurs humaines dans les tâches répétitives et routinières, ainsi que dans les processus de production et les opérations.

Encore ici, le paradoxe est présent puisque la contrepartie négative est celle de la dépendance technologique. Les travailleurs susceptibles de devenir dépendants aux technologies pour effectuer leur travail risquent d’émousser d'autres compétences alternatives dans des situations où les technologies ne sont pas disponibles (Parker & Grote, 2022). En effet, la dépendance technologique peut rendre les travailleurs incapables d’agir face aux pannes techniques et aux interruptions imprévues (Körner et al., 2019), ce qui peut s’avérer coûteux pour les employeurs en perte de temps de travail.

Les professionnels des ressources humaines jouent un rôle important dans le processus d’automatisation en identifiant les tâches (et, par extension, les rôles) qui peuvent être automatisées (Parry & Battista, 2019). Pourtant, une tâche importante du département des ressources humaines consiste à atténuer les dommages causés par la perte d’emplois due à l’automatisation (Frey & Osborne, 2017). Les professionnels des ressources humaines sont ainsi appelés à jouer un rôle clé pour aider les travailleurs à surmonter l’incertitude qui accompagne de telles décisions, à réfléchir aux moyens de reconvertir ou d’enseigner de nouvelles compétences aux travailleurs pour remplacer celles devenues obsolètes (Parry & Battista, 2019). Également, dans ce contexte, les organisations auront besoin d’une main-d’œuvre possédant une variété de compétences en lien avec des tâches non routinières (par exemple, autonomie, créativité, compétences sociales) (Parry & Battista, 2019; Wegman et al., 2018) pour compléter le travail réalisé par les machines et accomplir des tâches non automatisées (Makridakis, 2017). Aborder ces nouveaux défis de gestion des employés devient un défi pour la fonction RH. Celle-ci joue un rôle crucial dans le développement des compétences nécessaires chez les employés afin de favoriser une interaction efficace entre les humains et les machines, tout en veillant à éviter toute forme d'aliénation au travail qui pourrait en découler (Frey & Osborne, 2017). Les programmes de développement conçus par la fonction RH seront plus efficaces s'ils sont soigneusement planifiés et adaptés aux besoins spécifiques de l'organisation, en prenant en compte les avancées technologiques et les évolutions du marché du travail.

Conclusion

Tout bien considéré, il est évident que l’adoption des technologies avancées exerce un impact significatif sur notre environnement professionnel. Les effets positifs (p. e., l’amélioration de l’efficacité, de la communication, l’accès à des informations plus rapidement, la flexibilité du travail et la réduction des erreurs humaines) améliorent la productivité, la qualité du travail et la qualité de vie des travailleurs (Budhwar et al., 2022). En revanche, ces effets positifs sont aussi accompagnés d’effets négatifs tels que la surcharge de travail, la perte de la communication en face à face, la surcharge cognitive, la solitude et l’isolement, les problèmes de confidentialité et de sécurité et la dépendance technologique. Les conseillers en RH doivent être conscients de ces effets négatifs, les comprendre et travailler avec les employeurs pour mettre en place des stratégies pour maximiser les avantages des technologies avancées tout en minimisant leurs effets négatifs sur les travailleurs.

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Alina Nusa Stamate, CRHA, M. Sc., Ph. D. Psychologue du travail, Professeure au Département d'Organisation et ressources humaines ESG-UQAM

Pascale L. Denis, Ph. D. Psychologue du travail, professeure au département d'organisation et ressources humaines ESG-UQAM

Author
Michel Cossette, CRHA Professeur HEC Montréal
Michel Cossette, CRHA Ph. D. (psychologie organisationnelle), est professeur adjoint au service de l'enseignement de la gestion des ressources humaines à HEC Montréal. M. Cossette cumule plus de dix ans d’expérience comme enseignant, chercheur et consultant. Ses travaux de recherche dans le domaine de la mesure des résultats en gestion des ressources humaines portent sur le contenu des tableaux de bord RH et sur le degré d’utilisation des indicateurs par les professionnels RH.

Geneviève Hervieux, CRIA, Ph. D. Psychologue du travail, Professeur agrégé au Département d'Organisation et ressources humaines ESG-UQAM