Remerciements
Les auteures de cet article remercient la Fondation de l’Ordre des CRHA pour la bourse de recherche obtenue, qui a permis la réalisation de cette étude.
Dans un monde du travail en plein bouleversement dans lequel les organisations de tous les secteurs d’activités doivent s’adapter, l’adéquation formation-emploi demeure un défi à relever pour attirer et retenir une main-d’œuvre compétente et productive et demeurer compétitives. Différents chercheurs ont étudié les pratiques pouvant être associées à l’adéquation formation-emploi. Si certains écrits normatifs proposent des pratiques qui devraient « normalement » favoriser l’adéquation, seuls quelques travaux empiriques ont permis d’associer les pratiques et les situations d’adéquation et d’écarts, sans toutefois pouvoir déterminer la causalité. En effet, la présence d’adéquation pourrait être associée à deux réalités : soit l’implantation à titre préventif d’une ou plusieurs pratiques d’adéquation de manière à engendrer des situations d’adéquation, soit l’implantation à titre correctif, d’une ou de pratiques d’adéquation après avoir constaté des situations d’écart (surcompétence ou sous-compétence) devant être corrigées.
Dans ce contexte, une étude empirique a été menée auprès d’organisations québécoises afin d’identifier les pratiques de GRH qui semblent influencer l’adéquation formation-emploi et les raisons pour lesquelles elles ont été implantées.
Cadre conceptuel
L’adéquation formation-emploi est une relation entre, d’une part, un individu en emploi ou disponible pour occuper un emploi, ses qualifications et ses compétences, et d’autre part, un emploi dans une organisation donnée ayant ses exigences en matière de qualifications et de compétences (Bernier, Michaud et Poulet, 2017). Une revue de la documentation a permis d’identifier plusieurs pratiques favorisant l’adéquation formation-emploi[1]. Ces pratiques ont été regroupées en deux catégories inspirées de Furnham (2001) selon qu’elles agissent sur la personne ou sur l’emploi (tableau 1). La première catégorie regroupe des pratiques faisant en sorte que la personne s’ajuste ou s’adapte à l’emploi occupé. On y retrouve des pratiques de dotation, de formation et de rémunération. Les pratiques de dotation aident à sélectionner les personnes les plus compétentes pour les emplois, les pratiques de formation permettent le développement des compétences des personnes déjà à l’emploi afin qu’elles répondent mieux aux besoins de l’emploi et les pratiques de rémunération incitent les employés à adopter les pratiques souhaitées pour l’emploi. La seconde catégorie regroupe des pratiques qui permettent d’ajuster le travail à la personne en emploi. On y retrouve celles associées à l’organisation du travail, comme l’enrichissement des tâches, la rotation des emplois et l’autonomie.
Tableau 1 Pratiques d’adéquation recensées dans la documentation
Pratiques ajustant la personne à l’environnement
Pratiques ajustant l’environnement à la personne
Pratiques ajustant la personne à l’environnement
Dotation
- Planification des ressources humaines (PRH)
- Compétences plutôt que qualification comme critère de sélection
- Élargissement des bassins de recrutement
Formation
- Culture d’apprentissage, assortie de politiques
- Activités de formation, formelle ou non
- Stratégies de transfert des apprentissages
Rémunération
- Rémunération incitative
Pratiques ajustant l’environnement à la personne
Organisation du travail
- Assignation des tâches selon les compétences
- Rotation des emplois
- Travail d’équipe
- Enrichissement des tâches
- Autonomie
- Participation aux décisions
Source : Bernier et al., 2017; Michaud, Bernier et Ben Mansour, 2020
Une étude antérieure réalisée dans l’industrie manufacturière québécoise (Michaud, Bernier et Ben Mansour, 2020) a vérifié la présence de 35 pratiques d’adéquation auprès d’un échantillon valide de 376 répondants. L’analyse des réponses obtenues a permis de relever un ensemble cohérent de sept pratiques d’adéquation complémentaires, dont trois sont du ressort de la dotation et quatre, de la formation en emploi. Les résultats ont montré que cet ensemble de pratiques est davantage adopté par les entreprises aux prises avec des cas d’écart (surcompétence et sous-compétence). Or, la méthodologie retenue n’a pas permis d’établir la causalité dans la relation.
La présente étude tente de vérifier si cet ensemble de pratiques d’adéquation est pertinent dans d’autres secteurs d’activité puis s’intéresse à la causalité des relations. Pour ce faire, les répondants doivent préciser pour quelles raisons ces pratiques sont adoptées : à des fins préventives (prévenir l’apparition d’écart) ou à des fins correctives (corriger un écart existant).
Méthodologie
La collecte de données a été réalisée à l’automne 2020 par le biais d’un sondage en ligne auprès des personnes responsables des RH dans différentes organisations au Québec, principalement les membres de l’Ordre des CRHA et les abonnés de l’infolettre de l’Observatoire compétences-emplois. Ce sondage visait à documenter les situations d’adéquation et d’écart présentes à l’automne 2019 et à l’automne 2020, la présence ou non de douze pratiques d’adéquation dans l’organisation au moment de l’enquête et les raisons pour lesquelles elles le sont et à recueillir de l’information sur les caractéristiques organisationnelles. Parmi les 592 questionnaires reçus, 247 ont été retenus pour l’analyse.
Résultats
Les répondants proviennent d’entreprises de toutes tailles, dont le tiers (34,4 %) compte entre 6 et 100 employés et un peu plus d’un tiers (38,8 %) compte 500 employés et plus. Près d’un quart de l’échantillon œuvre dans les secteurs primaire et secondaire, un tiers vient du secteur tertiaire et près de 40 % est du secteur de l’administration publique et parapublique. Un peu plus de la moitié des organisations sont syndiquées et les trois quarts sont assujettis à la Loi du 1 %.
En ce qui a trait aux situations d’adéquation et d’écart (tableau 2), lesquelles peuvent être vécues simultanément dans une organisation, moins du quart indique observer des situations d’adéquation (et de ce fait, un absence d’écart), le tiers observe des situations de surcompétence dans lesquelles des employés ont des compétences supérieures aux exigences de l’emploi occupé, donc sous-utilisent leurs compétences, et les deux tiers observent des situations de sous-compétence, situation où des employés ont des compétences inférieures aux exigences, donc ne détiennent pas toutes les exigences requises pour occuper leur emploi.
Tableau 2 Proportion des répondants ayant observé des situations d’adéquation et d’écart
Situations observées
2019
2020
2019 22,7 %
2020 19,4 %
2019 33,2 %
2020 31,7 %
2019 62,2 %
2020 68,4 %
Le tableau 3 présente la fréquence d’implantation des douze pratiques dans les organisations des responsables RH sondés, et précise la raison pour laquelle elles ont été implantées. Alors que 83 répondants ont indiqué qu’aucune de ces pratiques n’est implantée dans leur organisation, en moyenne, les organisations implantent 5 pratiques parmi les 12 présentées. Par ailleurs, les analyses n’ont pas permis de reproduire l’ensemble de pratiques d’adéquation de l’étude antérieure auprès d’entreprises manufacturières.
Tableau 3 Fréquence d’implantation des pratiques d’adéquation
Pratiques
% présence
Pour prévenir seulement (%)
Pour corriger seulement (%)
% présence 85,2
Pour prévenir seulement (%) 42,1
Pour corriger seulement (%) 40,1
% présence 84,4
Pour prévenir seulement (%) 48,2
Pour corriger seulement (%) 40,1
% présence 83,7
Pour prévenir seulement (%) 43,7
Pour corriger seulement (%) 38,1
% présence 81,1
Pour prévenir seulement (%) 30,0
Pour corriger seulement (%) 34,8
% présence 76,2
Pour prévenir seulement (%) 29,6
Pour corriger seulement (%) 39,3
% présence 73,1
Pour prévenir seulement (%) 32,8
Pour corriger seulement (%) 38,1
% présence 62,3
Pour prévenir seulement (%) 24,3
Pour corriger seulement (%) 25,9
% présence 58,0
Pour prévenir seulement (%) 12,1
Pour corriger seulement (%) 11,3
% présence 46,3
Pour prévenir seulement (%) 21,9
Pour corriger seulement (%) 16,6
% présence 42,7
Pour prévenir seulement (%) 15,4
Pour corriger seulement (%) 16,2
% présence 42,2
Pour prévenir seulement (%) 19,0
Pour corriger seulement (%) 15,0
% présence 36,1
Pour prévenir seulement (%) 12,1
Pour corriger seulement (%) 11,7
Note : Le % de présence comprend ceux qui ont implanté les pratiques afin de prévenir les écarts, afin de corriger des écarts et pour les deux raisons.
Les trois principales pratiques mises en place sont la formation informelle, l’encouragement à suivre des activités de formation et la formation formelle. Ces pratiques sont aussi celles qui sont davantage implantées à des fins préventives. L’offre de rétroaction constructive, la gestion et l’évaluation du rendement, l’accompagnement individualisé des employés et le développement de plans individualisés de développement des compétences sont pour leur part les pratiques les plus souvent implantées à des fins correctives au sein des organisations sondées.
En ce qui a trait à la relation entre les situations d’écart et la présence de pratiques, seule la planification RH des besoins de compétences est significativement corrélée positivement à l’adéquation (r=,158* et r = ,132* respectivement en 2019 et 2020) et négativement à la sous-compétence (r= -,160* et r= -,173*). Une association encore plus grande entre la planification des RH et les situations d’adéquation et de sous-compétence est observée dans les grandes organisations, les organisations syndiquées et les organisations comptant sur un service ou une direction RH (voir Michaud et Bernier, à paraître).
Lorsque que l’on s’intéresse aux relations significatives entre les situations d’adéquation et les pratiques, selon la raison pour laquelle elles sont implantées, on constate que les situations d’adéquation vont de pair avec la présence de pratiques à des fins préventives et l’absence de pratiques à des fins correctives. Autrement dit, la présence de mesures préventives est associée positivement aux situations d’adéquation, et celle de pratiques correctives est associée négativement aux situations d’adéquation.
Au niveau des relations significatives entre les situations de sous-compétences et la présence de pratiques correctives (tableau 4), la présence de situation de sous-compétence (autant en 2019 qu’en 2020) va de pair avec l’accompagnement des employés, l’encouragement à suivre de la formation, la formation formelle, la formation informelle et la désignation d’une personne responsable de la formation. Dans le même ordre d’idée, ces pratiques sont aussi corrélées négativement aux situations d’adéquation, ce qui signifie que plus ces pratiques sont présentes, moins il y a de situations d’adéquation.
Tableau 4 Corrélations significatives entre les pratiques d’adéquation implantées à des fins correctives et les situations d’adéquation et d’écart
ADE2019
SUR2019
SOUS2019
ADE2020
SUR2020
SOUS2020
ADE2019 -.244**
SUR2019 -.128
SOUS2019 .255**
ADE2020 -.182**
SUR2020 -.078
SOUS2020 .249**
ADE2019 -.267**
SUR2019 .103
SOUS2019 .189**
ADE2020 -.244**
SUR2020 .104
SOUS2020 .235**
ADE2019 -.240**
SUR2019 .038
SOUS2019 .191**
ADE2020 -.225**
SUR2020 .049
SOUS2020 .205**
ADE2019 -.160*
SUR2019 .002
SOUS2019 .177**
ADE2020 -.197**
SUR2020 .061
SOUS2020 .191**
ADE2019 -.129*
SUR2019 -.076
SOUS2019 .182**
ADE2020 -.108
SUR2020 -.018
SOUS2020 .138*
Note : ** p < 0,01 * p < 0,05
Au niveau des relations entre les situations de sous-compétences et la présence de pratiques préventives, seule la pratique bilan annuel des compétences implantée à des fins préventives est associée négativement à la présence de sous-compétence (r=-.137* en 2019 et r=-.209** en 2020); autrement dit, en présence d’un bilan annuel des compétences à des fins préventives, il y a moins de sous-compétence. D’autres pratiques à des fins préventives (pas toujours les mêmes) sont aussi associées négativement à la présence de sous-compétence, mais seulement en 2020 : ce sont l’accompagnement des employés, l’encouragement à suivre de la formation, la préparation de plans individualisés de développement des compétences, la planification RH, l’offre de rétroaction constructive ainsi que la gestion et l’évaluation du rendement.
Discussion et implications pratiques pour les CRHA et CRIA
Sans surprise, cette étude met en lumière, encore une fois, l’importance de la planification des ressources humaines, aussi appelée gestion prévisionnelle des RH, à titre d’activité clé de GRH (St-Onge, Guerrero, Haines et Dextras-Gauthier, 2021; Saba et Dolan, 2021). Cette pratique permet de comparer la situation actuelle des ressources humaines d’une organisation avec la situation recherchée, pour en dégager des pistes d’action permettant d’améliorer l’adéquation et de diminuer les écarts, tant quantitatifs que qualitatifs, en matière de compétences. Or, la PRH est implantée par moins de la moitié des organisations, et ce, sans différence significative selon la taille, le secteur d’activité ou la présence syndicale (Michaud et Bernier, à paraître). Il est donc essentiel que les organisations prennent le temps de réfléchir à leurs besoins futurs en matière de compétences, de manière à s’assurer de les obtenir, par le biais du développement de la main-d’œuvre ou de la dotation. Différents outils existent pour accompagner les spécialistes en GRH et les gestionnaires dans ce processus (Bourhis, 2018; Boyce, 2022; Piron & Ward, 2009).
Un autre résultat intéressant de l’étude est à l’effet que les seules pratiques implantées à des fins correctives et associées à la diminution des situations de sous-compétence sont des pratiques de formation et de développement des compétences. Ces pratiques prennent des formes variées et ce sont celles qui sont les plus fréquemment utilisées dans les organisations sondées. Ce résultat pourra conforter les spécialistes en GRH et les gestionnaires qui pensent d’abord au développement des compétences pour corriger la sous-compétence.
Or, le bassin des pratiques adoptées à des fins préventives et associées à la diminution des situations de sous-compétence est plus large et plus varié. Cela implique que le coffre à outils des spécialistes en RH et des gestionnaires peut s’enrichir. En effet, la planification des ressources humaines et son corollaire, la préparation d’un bilan annuel des compétences, ainsi que des activités du ressort de la gestion et l’évaluation du rendement, dont l’offre de rétroaction constructive et le développement d’un plan individualisé de développement des compétences, sont des pratiques qui pourraient s’avérer efficaces pour réduire la sous-compétence. À ce sujet, il est intéressant de constater que la présence de ces pratiques à des fins préventives est devenue significativement et négativement reliée aux situations de sous-compétence en 2020, alors que la grande majorité des organisations devaient faire face à la crise engendrée par la pandémie de Covid-19. En ce sens, 37,1 % des répondants ont jugé que certains écarts en 2020 sont attribuables à la pandémie.
En conclusion, la planification des ressources humaines, particulièrement en matière de besoins de compétences, et la gestion du rendement et des talents deviennent des outils de choix, en plus de la formation et du développement, pour diminuer la souscompétence et favoriser l’adéquation et l’utilisation optimale des compétences des travailleurs dans leur emploi. La turbulence du travail n’étant pas près de s’estomper, la gestion de l’adéquation est et demeurera pertinente.
Références
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