ressources / sante-securite

Santé mentale en entreprise : l’heure des bilans

En matière de santé mentale au travail, les nouvelles ne sont pas bonnes, préviennent les experts. Malgré toutes les connaissances et les outils dont on dispose, détresse psychologique, épuisement professionnel et dépression ne diminuent pas. Au bout du compte, cela se traduit par des coûts importants, aussi bien sur le plan humain qu’économique. État des lieux.

27 avril 2016
Emmanuelle Gril

Les problèmes de santé mentale en entreprise constituent un enjeu considérable. Ainsi, plus de 21 % de la population active souffrirait d’un trouble de santé mentale ou d’une maladie mentale. Au-delà de la souffrance des individus, cela représente 6,3 milliards $ de pertes en productivité pour les entreprises canadiennes en raison de l’absentéisme, du présentéisme et des coûts liés au renouvellement de personnel.1

Les problèmes liés à la santé mentale sont également la troisième cause d’invalidité de courte durée, après les maladies respiratoires et les problèmes musculosquelettiques, entraînant un coût moyen d’environ 18 000 $ par personne2. Il s’agit donc d’une problématique que les organisations et les autorités publiques ne peuvent se permettre de négliger.

Des chiffres révélateurs

Qu’en est-il plus précisément au Québec? L’Enquête québécoise sur des conditions de travail, d’emploi, et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST)3 permet de tracer un portrait détaillé de la situation en entreprise. Selon ces données, près de 15 % des travailleurs québécois présentent un degré modéré de détresse psychologique, et un peu plus de 18 % affichent un degré élevé. On constate que l’insécurité d’emploi et la précarité contractuelle sont liées à une prévalence accrue de la détresse psychologique. Il en va de même lorsque les travailleurs sont exposés à une forte demande psychologique, en particulier lorsque la latitude décisionnelle et le soutien au travail, notamment, sont inexistants.

Quant aux symptômes dépressifs directement reliés à l’emploi, ils sont présents chez 7 % des travailleurs, en particulier chez les femmes. Les auteurs de cette enquête ont noté par ailleurs que les employés du secteur des soins de santé et des services sociaux sont plus affectés que les autres, puisque 10 % d’entre eux affirment souffrir de symptômes dépressifs reliés au travail.

Quarante pour cent des travailleurs touchés par la dépression se sont absentés du travail, dont la moitié pour plus de 11 jours ouvrables et un quart pour plus de 60 jours ouvrables. Les coûts financiers pour les employés sont également importants, puisqu’environ le quart d’entre eux n’ont reçu aucun revenu durant leur absence.

Enfin, l’EQCOTESST révèle que plus de 400 000 travailleurs ont eu régulièrement recours à des médicaments au cours du mois précédant l’enquête pour réduire leur anxiété, se remonter le moral ou s’aider à dormir, une consommation reliée tant à la détresse psychologique qu’aux symptômes dépressifs.

Un constat inquiétant

De ces statistiques, Jean-Pierre Brun, CRHA, professeur au Département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval et fondateur et titulaire de la Chaire en gestion de la santé et de la sécurité au travail, ne peut tirer qu’un constat inquiétant. « Au Québec comme ailleurs, tous les indicateurs sont au rouge. On agit, mais les résultats sont décevants. Ce que l’on fait n’est peut-être pas inutile, mais c’est également loin d’être suffisant », déplore-t-il, se basant sur le peu de progrès réalisés depuis les 10 dernières années en matière de santé mentale au travail.

Ce qui lui fait se demander si, au fond, on ne serait pas en train de manquer le bateau. « Actuellement, on mise beaucoup sur des solutions orientées sur l’individu et assez peu sur le travail et l’entreprise en tant que tels. Or, je crois qu’il faudrait commencer à discuter de charge de travail, de conduite des changements, du manque de reconnaissance au travail, de priorité dans les tâches et du manque de proximité du management », affirme-t-il.

Même son de cloche du côté de Renée Ouimet, directrice du Mouvement santé mentale Québec, qui constate elle aussi que malgré le développement d’outils et de connaissances en matière de santé mentale et travail, la situation ne semble pas s’améliorer. « Certes, nous nous trouvons dans une dynamique difficile pour les entreprises à cause de la mondialisation, de la forte concurrence, des coupures. Mais on n’accorde pas suffisamment de valeur au capital humain, cette richesse de base. Dans certains milieux, on demande à l’individu de changer sans pour autant modifier les modes de gestion au sein de l’organisation. Pourtant, le simple fait d’ajouter une seule personne au sein d’une équipe, par exemple, peut faire toute une différence », dit-elle.

Elle souligne que même lorsque des mesures sont mises en place, la réalité du monde du travail toujours plus exigeant et en quête de performance fait en sorte que chez de nombreux employés, on a étiré l’élastique au maximum. « Si on ne le relâche pas, il va se briser », affirme Mme Ouimet. Un diagnostic préoccupant qui mérite réflexion…


1La nécessité d’investir dans la santé mentale au Canada, Commission de la santé mentale du Canada, 2011.

2Examining the comparative incidence and costs of physical and mental health-related disabilities in an employed population, Dewa CS, Chau N, Dermer S, 2010.

3Enquête québécoise sur des conditions de travail, d’emploi, et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST), Vézina, M., E. Cloutier, S. Stock, K. Lippel, É. Fortin et autres. Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail, Institut national de santé publique du Québec et Institut de la statistique du Québec, 2011.


Emmanuelle Gril