Dans cette affaire, la Commission devait décider si, le 29 novembre 2008, l’indemnité de remplacement du revenu versée à un travailleur pouvait être diminuée de 25 % en application de l’article 56 de la LATMP au motif qu’il était âgé de 64 ans au moment où il a subi sa lésion professionnelle.
L’article 56 de la LATMP énonce ce qui suit :
« 56. L'indemnité de remplacement du revenu est réduite de 25 % à compter du soixante-cinquième anniversaire de naissance du travailleur, de 50 % à compter de la deuxième année et de 75 % à compter de la troisième année suivant cette date.
Cependant, l'indemnité de remplacement du revenu du travailleur qui est victime d'une lésion professionnelle alors qu'il est âgé d'au moins 64 ans est réduite de 25 % à compter de la deuxième année suivant la date du début de son incapacité, de 50 % à compter de la troisième année et de 75 % à compter de la quatrième année suivant cette date. »
Les faits en bref
- Le travailleur exerce un emploi de matelot.
- Le 1er août 2007, lors de l’accostage d’un navire, le travailleur glisse sur une flaque d’huile et se blesse au genou droit.
- La Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) déclare que le travailleur a subi un accident de travail le 1er août 2007, un accident qui a été rapidement consolidé le 29 août 2007.
- Le 29 novembre 2007, alors qu’il est âgé de 64 ans, le travailleur subit une rechute.
- Lorsque l’accident du travail est survenu, le travailleur occupait un autre emploi à temps partiel à titre de concierge dans un immeuble de dix logements, un emploi qu’il aurait continué d’exercer s’il n’avait pas subi cet accident du travail.
- Le travailleur ne reçoit pas de rente provenant de régimes de retraite, mais retire sa rente de la Régie des rentes du Québec, et ce, depuis l’âge de 65 ans.
Dans les faits, le travailleur a eu droit à une indemnité de remplacement du revenu en vertu de la LATMP à partir du 29 novembre 2007, puisqu’il est devenu incapable d’exercer son emploi de matelot en raison de la lésion subie à partir de cette date. Il était alors âgé de 64 ans. La CSST fixe le montant de l’indemnité de remplacement du revenu à 73,81 $ par jour.
Le 29 novembre 2008, point de départ de la deuxième année suivant le début de l’incapacité du travailleur, la CSST, en application du deuxième paragraphe de l’article 56 de la LATMP, a réduit l’indemnité de remplacement du revenu du travailleur à 57,90 $ par jour, soit 25 % de moins que celle qui lui était initialement accordée.
Au soutien de sa contestation, le travailleur invoque que l’article 56 de la LATMP est discriminatoire au sens de l’article 10 de la Charte québécoise, mais également au sens de l’article 15 de la Charte canadienne.
Analyse de la décision
Tout d’abord, il est admis par toutes les parties à l’instance que la Commission a compétence pour se prononcer sur l’interprétation des chartes, tant québécoise que canadienne.
Conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada, la Commission réitère l’analyse en trois étapes nécessaires afin d’établir l’existence d’une discrimination visée par l’article 10 de la Charte québécoise. Pour ce faire, un demandeur doit démontrer :
(1) qu’il existe une « distinction, exclusion ou préférence »;
(2) que cette « distinction, exclusion ou préférence » est fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’article 10 de la Charte québécoise;
(3) que la « distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre » le « droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne ».
Distinguant son opinion de celle rendue dans l’affaire Marie et Viande Richelieu inc.[2], la Commission conclut que l’article 56 de la LATMP est discriminatoire et contrevient à l’article 10 de la Charte québécoise. Cet article crée une distinction, exclusion ou préférence fondée sur l’âge, distinction qui a pour effet d’empêcher un travailleur qui subit une lésion professionnelle de bénéficier de toutes les réparations prévues à la LATMP, et ce, en raison de son âge :
« Un travailleur victime d’une lésion professionnelle qui présente une réclamation à la CSST doit s’attendre au respect de l’objet de la loi, soit la réparation de sa lésion et de ses conséquences. Le processus de réparation d’une lésion comprend le paiement de diverses indemnités, dont le paiement d’indemnités de remplacement du revenu en fonction de l’incapacité à exercer son emploi.
« L’article 56 de la LATMP vise une réduction de l’indemnité de remplacement du revenu qui fait en sorte que la lésion professionnelle subie par un travailleur est réparée à 75 % seulement lorsqu’il atteint l’âge de 65 ans, à 50 % à son 66e anniversaire et à 25 % à 67 ans. Le même traitement est accordé au travailleur âgé d’au moins 64 ans lorsqu’il subit une la lésion professionnelle, la réduction de l’indemnité de remplacement du revenu se faisant dans la même proportion pour les 2e, 3e et 4e années suivant la date du début de l’incapacité due à la lésion professionnelle.
« Il s’agit d’une distinction fondée sur l’âge non permise par l’article 10 de la Charte québécoise puisque cette disposition a pour effet d’empêcher un travailleur qui subit une lésion professionnelle, quand il est âgé d’au moins 64 ans ou lorsqu’il atteint 65 ans s’il a subi une lésion professionnelle avant l’âge de 64 ans, de bénéficier de toutes les réparations prévues à la LATMP et contenues à son objet de l’article 1. De plus, cette distinction fondée sur l’âge a pour effet de perpétuer les préjugés concernant les personnes âgées, particulièrement en ce qui concerne leur capacité de travail. »
La Commission conclut également que l’article 56 de la LATMP établit une distinction interdite par l’article 15 (1) de la Charte canadienne, car le travailleur subit une diminution de son indemnité de remplacement du revenu en raison de son âge, et que cette distinction a pour effet de perpétuer des préjugés et des stéréotypes à l’égard des personnes âgées de 65 ans et plus en ne tenant pas compte de leur réalité.
La LATMP a un objet réparateur et l’indemnité de remplacement du revenu versée à la suite d’une lésion professionnelle vise à dédommager un travailleur pour sa perte de capacité de gagner un revenu. La mesure adoptée par le législateur à l’article 56 de la LATMP a pour objectif de coordonner différents programmes de prestations en se basant sur la prémisse que la très grande majorité des travailleurs sont à la retraite à l’âge de 65 ans. Selon la Commission, la mesure adoptée par le législateur, examinée dans son contexte global, constitue une discrimination fondée sur l’âge qui est interdite par l’article 15 (1) de la Charte canadienne :
« De l’avis de la Commission des lésions professionnelles, le travailleur qui décide de travailler au-delà de l’âge “normal” de la retraite n’a pas à être pénalisé du fait de sa décision. S’il subit une lésion professionnelle qui le rend incapable de travailler, il a droit à la même protection que tout autre travailleur placé dans la même situation que lui, c’est-à-dire qui a subi une lésion professionnelle le rendant incapable de travailler, dont la compensation pour sa perte de capacité de gagner un revenu.
« La mesure de l’article 56 de la LATMP n’a pas un objet ou un effet améliorateur pour un tel travailleur. Elle tend plutôt à le pénaliser ou à le marginaliser simplement pour ce qu’il est, soit un travailleur qui a subi une lésion professionnelle et qui atteint l’âge de 65 ans ou qui est un travailleur qui subit une lésion professionnelle alors qu’il est âgé d’au moins 64 ans, et ce, uniquement en raison de son âge. »
Reste à déterminer si l’atteinte discriminatoire est justifiée au sens de l’article 1 de la Charte canadienne. À cet effet, le procureur général du Québec invoquait deux objectifs de l’article 56 de la LATMP :
- l’objectif de la mesure est d’assurer la cohérence et l’équilibre entre les différents régimes législatifs de remplacement du revenu et de rente de retraite;
- l’objectif est également d’assurer la viabilité du régime d’indemnisation des travailleurs victimes de lésion professionnelle.
Après l’analyse de ces deux objectifs, la Commission se rallie à l’opinion exprimée par la Cour suprême du Canada sous la plume du juge Laforest, dans l’arrêt Tétreault[3], et conclut que la distinction imposée par l’article 56 de la LATMP n’est pas justifiée par l’article 1 de la Charte canadienne.
Ainsi que l’a exprimé le juge Laforest dans l’arrêt Tétreault, la Commission est d’avis que l’objectif de cohérence et d’équilibre entre les différents régimes législatifs n’est pas en soi suffisant pour justifier une atteinte au droit reconnu par la Charte. En effet, l’un des objectifs de la LATMP est de remplacer la perte de capacité de gagner un revenu pour un travailleur encore actif. Cet objectif n’est certainement pas atteint par le refus de verser des indemnités aux personnes âgées de plus de 65 ans, notamment celles qui sont obligées de continuer à travailler parce que leur pension est insuffisante ou qu'elles en sont totalement dépourvues.
Quant au deuxième objectif, la Commission est d’avis qu’aucune preuve n’a été présentée selon laquelle la viabilité du régime d’indemnisation serait compromise si l’indemnité de remplacement de revenu n’était pas réduite conformément à l’article 56 de la LATMP.
La Commission déclare donc que la CSST ne pouvait, à compter du 29 novembre 2008, réduire l’indemnité de remplacement du revenu versée au travailleur. La lésion professionnelle du travailleur n’étant pas consolidée en date du 29 novembre 2008, ni en date de l’audience, le travailleur a droit de continuer à recevoir l’indemnité de remplacement du revenu prévue à l’article 45 de la LATMP, compte tenu de son incapacité présumée à exercer son emploi de matelot en raison de la lésion professionnelle subie le 2 novembre 2007 (articles 44 et 46), sans tenir compte de l’article 56 de la LATMP.
Conclusion
Une requête en révision judiciaire conjointe de la part du Procureur général du Québec et de la Commission de la santé et de la sécurité du travail a été déposée le 13 avril 2010 devant la Cour supérieure du Québec.
Me France Legault du cabinet Lavery
Source : VigieRT, numéro 48, mai 2010.
1 | 2010 QCCLP 2074 |
2 | Marie et Viande Richelieu inc., [2008] C.L.P. 536. |
3 | Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. |