La réforme du régime de santé et de sécurité du travail de 2021 (Loi 27) marque un changement de paradigme au Québec. En intégrant l’obligation explicite de protéger la santé mentale des travailleuses et des travailleurs, cette réforme impose à tous les établissements québécois de recenser et de prévenir les risques psychosociaux au travail. Cette obligation, enchâssée dans la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), transcende la taille ou le secteur d’activité des entreprises. Les employeurs ont jusqu’au 6 octobre 2025 pour s’y conformer pleinement.
En matière de relations de travail, cette réforme pourrait transformer les pratiques en introduisant une prévention primaire, collective et concertée des atteintes à la santé mentale, plutôt que de se cantonner à des mesures tertiaires. Ces dernières, bien qu’importantes, se concentrent souvent sur la réparation des dommages individuels, comme les programmes d’aide aux employés ou les contrats d’assurance couvrant des soins psychothérapeutiques. Cette logique individuelle tend à imputer aux personnes affectées la responsabilité de leur guérison, sans examiner les facteurs organisationnels ou systémiques qui pourraient en être la cause. À l’inverse, une approche intégrée à la SST permettrait d’associer l’ensemble des acteurs de l’organisation – dont les instances officielles en SST – pour prévenir à la source les dysfonctionnements organisationnels qui génèrent des effets néfastes pour la santé.
Ces acteurs, en collaborant étroitement, pourraient mieux cerner les risques psychosociaux liés à l’organisation du travail, à la culture de gestion, au style d’encadrement, ou encore à la conciliation entre vie professionnelle et personnelle. L’objectif : coconstruire un langage commun pour connaître les causes profondes des problèmes, dépasser les conflits interpersonnels et privilégier une prévention systémique.
Au-delà de la gestion des risques, cette démarche repose sur un changement profond des relations de travail. La prévention primaire appelle à dépasser un climat souvent conflictuel pour instaurer un dialogue constructif entre les parties prenantes. Cette approche permettrait aux employeurs, syndicats et autres acteurs organisationnels de développer une compréhension partagée des réalités du travail, favorisant ainsi des interventions collectives et adaptées. En effet, les problèmes au travail, trop souvent attribués à des comportements individuels, dissimulent fréquemment des causes structurelles et organisationnelles.
Certes, cette évolution exige un courage collectif, car elle implique de remettre en question les pratiques en cours et de s’attaquer à des dysfonctionnements parfois profondément enracinés. Toutefois, investir dans une telle démarche permet de renforcer l’intelligence collective, mobilisant les expériences des travailleuses et des travailleurs pour repenser l’organisation du travail et la rendre plus humaine. Une approche préventive et proactive pourrait ainsi aboutir à des milieux de travail pacifiés, où la santé globale des travailleuses et des travailleurs est un pilier central. Pour atteindre cet objectif, la création d’une véritable culture de prévention est indispensable. Cela nécessite l’implication active des gestionnaires, la participation des travailleurs et une responsabilisation collective (Laroche, 2023).
La notion de « travail de santé » (Lhuilier et coll., 2023) illustre cette dynamique. La santé, loin d’être une donnée fixe, est le fruit d’un effort, d’une activité des personnes elles-mêmes pour arriver à tenir ensemble les exigences du travail et celles du soin de soi. Ce travail de santé inclut l’adaptation des pratiques professionnelles pour prévenir les tensions émotionnelles, réduire la pénibilité, et se soutenir entre collègues. Il repose également sur la capacité des individus à concilier différentes sphères de vie, en s’appuyant sur les ressources offertes par chacune pour gérer les exigences de l’autre.
Les marges de manœuvre dans l’organisation du travail jouent un rôle clé dans ce processus. Elles permettent de réorganiser les rythmes de travail, de réduire les contraintes excessives ou de transmettre aux nouvelles générations des savoir-faire de prudence. Ces adaptations aident à prévenir les conflits de valeurs, sources fréquentes de souffrance éthique (Rolo, 2017), et à construire un environnement où les individus se sentent alignés avec les finalités de leur travail.
Cette vision élargie de la santé au travail reconnaît que les domaines professionnels, personnels et sociaux sont interdépendants. Des conditions difficiles dans une sphère peuvent affecter ce qu’on vit dans les autres, mais l’inverse est également vrai : des ressources issues de la vie personnelle peuvent renforcer la capacité à faire face aux exigences de son emploi. Ce constat appelle à des régulations adaptées entre ces sphères pour construire des compromis viables et favoriser un bien-être global.
La réforme de 2021 constitue une ouverture à repenser les pratiques de prévention, en intégrant les savoirs expérientiels des travailleuses et des travailleurs dans la conception des programmes. Une telle démarche participative garantit que les solutions proposées reflètent les réalités du terrain et soient acceptées par les parties concernées. Cela nécessite toutefois un changement de paradigme intellectuel et opérationnel. Les approches techniques, humaines et organisationnelles doivent converger pour concevoir des interventions adaptées aux défis contemporains.
Coconstruire des programmes de prévention des risques psychosociaux, ancrés dans le réel, incarne l’esprit de la réforme (Dufour-Poirier et Dautel, 2024, a, b; sous presse). Cela implique de reconnaître que la santé au travail n’est pas une simple question de conformité aux bonnes pratiques prescrites. Elle exige une introspection collective sur les conditions de travail, une prise en compte des vécus individuels et une responsabilisation partagée. Le paritarisme, fondement des législations SST depuis 1979, reste ici une clé essentielle pour garantir la légitimité et l’efficacité des mesures adoptées.
En définitive, la santé au travail devient l’affaire de tous et invite à transformer les pratiques organisationnelles, les relations de travail et, plus largement, la manière de concevoir la santé au travail. Ce changement s’avère essentiel pour bâtir des milieux de travail sains et inclusifs, où chaque personne peut contribuer activement à une culture de prévention résolument tournée vers l’avenir.
Bibliographie
- Laroche, E., & Legault, M.-J. (2023). Gestion de la santé et de la sécurité au travail (3e édition). Chenelière éducation. Aux pp 270-274.
- Cau-Bareille, D., Lhuilier, D., & Viviers, S. (2021). Travail de santé et normativité. Communitas, 2(1), 58–91. https://doi.org/10.7202/1098907ar
- Lhuilier, D. (2023). Du travail émotionnel au travail de santé. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 25(1). https://doi.org/10.4000/pistes.7449
- Rolo, D. (2017). Histoire et actualité du concept de souffrance éthique. Travailler, 37(1), 253. https://doi.org/10.3917/trav.037.0253.
- Dufour-Poirier, M., & Dautel, J.-P. (2024). Coconstruire une démarche de prévention éclairée et pérenne des atteintes à la santé mentale au travail. Revue RH, 27(1). https://carrefourrh.org/ressources/revue-rh/volume-27-no-1/coconstruire-demarche-prevention-eclairee
- Dufour-Poirier, M., & Dautel, J.-P. (sous presse). La protection de la santé mentale des employés d’Air Canada : à la confluence de l’effectivité des systèmes de régulation juridique et de l’habitation collective d’une citoyenneté industrielle active des acteurs syndicaux. Canadian Labour & Employment Law Journal.
- Dufour-Poirier, M., Dautel, J.-P., & Chaignot Delage, N. (sous presse). L’habitation collective d’une citoyenneté industrielle en quête de renforcement au chapitre de la santé mentale au travail : le cas du Réseau des délégués sociaux de la FTQ. Cahiers de droit.
- Dufour-Poirier, M., & Dautel, J.-P. (2024, 25 avril). Co-construction: A key to preventing mental health injuries in occupational settings. Open Access Government. https://www.openaccessgovernment.org/article/coconstruction-a-key-to-preventing-mental-health-injuries-in-occupationalsettings/176636/