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Coconstruire une démarche de prévention éclairée et pérenne des atteintes à la santé mentale au travail

Cet article présente un projet de recherche-intervention financé par la Fondation de l’Ordre des CRHA. 
23 février 2024
Mélanie Dufour-Poirier, Ph. D. | Jean-Paul Dautel, Ph. D.

Bien avant la pandémie liée à la COVID-19, les coûts liés à la santé mentale s’estimaient déjà au Canada à 20,7 milliards de dollars par année (ACPP, 2018). Au Québec, l’Enquête québécoise sur les conditions de travail, d’emploi et de santé et de sécurité du travail de 2011 révélait l’ampleur du phénomène au sein des milieux de travail. Plus récemment, l’Enquête québécoise sur la santé des populations réalisée en 2016 montrait que 28 % des personnes au travail présentaient une détresse psychologique élevée : plus de la moitié d’entre elles attribuaient celle-ci en tout ou en partie à leur travail (INSPQ, 2022). Depuis la pandémie, près d’une personne sur deux sur le marché du travail québécois éprouverait désormais de la détresse psychologique (Negrini et al., 2020). Parmi les éléments pathogènes causant cet hyper stress (Schmouker, 2018) figurent la porosité des temps de travail, l’isolement face aux collègues, la concurrence entre eux, ainsi que les exigences d’une rentabilité à court terme intimant aux salariées et salariés de produire mieux avec des moyens rationalisés. Ce culte de la performance met en branle de nouvelles formes d’organisation du travail plus stressantes (Chaignot Delage et al., 2019). À cela s’ajoutent la surcharge, l’augmentation des rythmes de travail, la flexibilité croissante des emplois (Kamoun et al., 2022) la précarité contractuelle et l’insécurité d’emploi (Baril-Gingras, 2013). Ces contraintes ont remis au fil des années les enjeux de santé mentale au cœur des débats des actrices et acteurs du travail au Québec (Dufour-Poirier, 2020). Cette crise constitue l’épiphénomène d’une situation sociale globale (De Kersabiec, 2016). Plus fondamentalement encore, celle-ci commande de repenser les modes de gestion pour mieux préserver en amont la santé mentale, idéalement, selon les termes d’une démarche collective et participative, sollicitant l’apport de l’ensemble des actrices et acteurs d’une communauté de travail (Dufour-Poirier et D’Ortun, 2023; Poirel et Houde, 2019).

Financé par la Fondation de l’Ordre des CRHA, notre projet de recherche-intervention s’inscrit dans la foulée de ces réflexions et de la réforme du régime de santé et de sécurité au travail au Québec sanctionnée le 6 octobre 2021 (Dufour-Poirier et Dautel, 2023). Les dispositions qui y sont prévues contraignent désormais les entreprises à établir un programme de prévention pour mieux protéger l’intégrité psychique des travailleurs et travailleuses, y compris les personnes en télétravail. Ledit programme doit dorénavant prévoir, entre autres : le recensement et l’analyse des risques (dont les RPS[1] liés au travail); les mesures et priorités d’action (dans le but prioritaire de leur élimination); les mesures de surveillance, d’évaluation et de suivi; l’échéancier de leur mise en application dans les milieux de travail concernés; ainsi que le programme d’informations et de formations en SST. À ces obligations s’ajoutent celles de prévenir et de contrer toute situation de harcèlement et de violence sur les lieux de travail. Ces nouvelles obligations légales intiment ainsi implicitement la mise en place d’une intervention-recherche de type participatif dans la coconstruction (rejoignant l’objectif du paritarisme, clef de voûte des législations en santé-sécurité du travail) d’une démarche de prévention ancrée dans la réalité, les réflexions et les savoirs expérientiels des actrices et acteurs du milieu de travail (Montreuil, 2013).

Certes, nous avons déjà conscience qu’il existe déjà des outils de repérage des RPS ou des normes volontaires. Cependant, les grilles d’évaluation fournies par ces outils, tout comme les actions correctrices en découlant, ne font pas l’objet d’un processus de coconstruction entre les acteurs du travail concernés (Cangiano, 2015), réduisant, à notre avis, leurs perspectives de succès et la pérennité de la culture de prévention à mettre en place (Montreuil, 2013). À l’opposé, notre démarche s’inscrit dans une perspective collaborative, développementale et capacitante, une autre possibilité aux solutions avancées jusqu’ici. Sur la base du paradigme d’intervention-recherche participatif (Baron, 2007), nous nous proposons de pallier ces écueils et de miser sur les savoirs pratiques et expérientiels (Karolewicz, 2010) mobilisés par les actrices et acteurs du travail (à tous les échelons de l’entreprise) dans le repérage et l’analyse des RPS et la coconstruction d’un programme de prévention : c’est cette intelligence collective multiniveau (Zaïbet, 2007), au service d’une prise en charge et d’une prévention optimale, que nous croyons essentiel de mobiliser (voir la figure 1 pour prendre en compte les différentes phases associées à notre démarche de recherche-intervention).

Les retombées associées à notre projet se voudront multiples. Tout d’abord, en mettant en valeur les savoirs expérientiels (passifs et actifs) des acteurs, nous favoriserons la mise en place d’une prise en charge plus éclairée, concertée et adaptée des atteintes à la santé mentale au travail. Par ricochet, nous alimenterons les réflexions en ce qui a trait à la diffusion de pratiques exemplaires et de mesures de formation dans le domaine de la préservation de la santé mentale au travail. Nous remettrons en question notamment les modalités d'accomplissement du travail, ses fondements et son organisation. Enfin, au-delà des coûts (humains et économiques) énormes que ces atteintes représentent pour les employeurs et l’État (lire ici absentéisme, présentéisme, invalidité), nos travaux réitéreront l'importance de faire de la santé mentale une force sociale positive de recomposition et de renouvellement des stratégies des actrices et acteurs du travail. Pour clore, nous profitons de l’occasion pour remercier chaleureusement la Fondation de l’Ordre de nous avoir accordé son précieux soutien dans la poursuite de travaux chers à nos yeux, sur le plan de la recherche, certes, mais également sous les aspects tant social que sociétal. Nous ne visons, par leur entremise, rien de moins qu’à apaiser l’écologie des milieux de travail au Québec et à faire de ces atteintes des enjeux d’ordre organisationnel et de santé publique. Il s’agit là d’un rendez-vous auquel nous comptons résolument contribuer.

Cycle d'opérationnalisaiton d'un processusRéférences

  • Baril-Gingras, G. (2013). « La production sociale de la santé et de la sécurité du travail ». Dans Montreuil, S., Fournier, P-S., Baril-Gingras, G. (éd.). L’intervention en santé et en sécurité au travail : Pour agir en prévention dans les milieux de travail, Presses de l’Université Laval, p. 23-108.
  • Baron, C. (2007). « Une investigation collaborative et développementale de l’expérience du pouvoir chez des gestionnaires postconventionnels ». Dans Anadón, M. (éd.). La recherche participative : multiples regards, Presses de l’Université Laval, p. 125-158.
  • Brun, J.-P., Martel, J. (2003). La santé psychologique au travail… de la définition du problème aux solutions, Québec, Chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail, Université Laval.
  • Cangiano, G. (2015). « Les risques psychosociaux dans le système de la santé et de la sécurité au travail : une intervention de formation-recherche en milieu sanitaire », Connexions, Vol. 103, No. 1, p. 107-118.
  • De Gaulejac V. (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Éditions du Seuil.
  • De Kersabiec, S. 2016. Halte à Hippocrate, au secours Socrate! Souffrance au travail : problème médical ou question de sens?, Condé-sur-Noireau : Éditions du Palio.
  • Dufour-Poirier, M., Dautel, J-P. (2023). Coconstruire la prévention des risques psychosociaux, du harcèlement et de la violence dans les milieux de travail au Québec, Congrès annuel de l’Ordre des CRHA, Québec, 4 octobre.
  • Dufour-Poirier, M., D’Ortun, F. (2023). « Case History of the FTQ’s Social Stewards Network: A Unique Experiment in Union Peer Support for Mental Health in Workplaces in Quebec». Labour Studies Journal.
  • Gouffard, L., Tiffon, G. (2017). Syndicalisme et santé au travail. Paris : Éditions du Croquant.
  • Lallement M. (2010). Le travail sous tensions, Auxerre, Éditions Sciences humaines.
  • Montreuil, S., Lacomblez, M. (2013). « La formation comme moyen d’intervention en prévention dans le domaine de la santé et de la sécurité du travail ». Dans Montreuil, S., Fournier, P-S. et Baril-Gingras, G. (éd.). L’intervention en santé et en sécurité au travail : Pour agir en prévention dans les milieux de travail, Presses de l’Université Laval, p. 295-316.
  • Poirel, E., Houde, M.-A. (2019). « Intervenir collectivement sur le travail qui fait souffrir : entre sources de tension et développement du pouvoir d’agir d’un comité santé à l’école », Revue québécoise de psychologie, Vol. 40, No. 3, p. 1-17.
  • Weissbrodt, R., Arial, M., Graf, M., Ben Jemia, T., Villaret D’Anna, C. & Giauque, D. (2018). « Prévenir les risques psychosociaux : une étude des perceptions et des pratiques des employeurs ». Relations industrielles / Industrial Relations, Vol. 73, No. 1, p. 174–203.

Author
Mélanie Dufour-Poirier, Ph. D. Université de Montréal

Author
Jean-Paul Dautel, Ph. D. UQO

Source : Revue RH, volume 27, numéro 1 ─ JANVIER FÉVRIER MARS 2024

  1. Les risques psychosociaux renvoient à l’ensemble des éléments de l’organisation du travail et du contexte du travail susceptibles d’avoir un impact négatif sur la santé (Vézina, 2006). Leurs signes cliniques sont connus : angoisse, anxiété, insomnie, idées noires, perte de mémoire, sentiment d’échec, difficultés de concentration, émotivité exacerbée, suicide dans les cas les plus graves, etc. (De Gaulejac, 2005).