Alors que la Belgique mettait en place le droit individuel à la formation — un dispositif que vous connaissez depuis un moment déjà en France avec d’autres modalités —, un sondage de SD Worx mené dans dix pays européens révélait qu’un travailleur sur trois n’était… simplement pas demandeur de formation. 38% des actifs belges déclaraient ne pas avoir de temps à y consacrer. Quelle lecture peut-on faire de la formation telle qu’envisagée aujourd’hui au sein des organisations?
Isabelle Barth : « Depuis environ 25 ans, à savoir depuis le début des années 2000 et l’émergence de l’hypermodernité — ce qui constitue quand même déjà une génération —, s’est développée l’idée que chacun est sa ‘petite entreprise’. L’individu doit être son propre réalisateur de soi. On cite souvent Bashung qui chantait ‘Ma petite entreprise ne connaît pas la crise’, mais il n’en reste pas moins qu’elle connaît quand même souvent la crise. On vous renvoie de plus en plus à vous-même : je dois me réaliser en tant qu’individu ‘parce que je le vaux bien’, ‘parce que je dois être la meilleure version de moi-même’, ‘parce que je dois être à la hauteur’… L’individu devrait lui-même savoir ce qui est bon pour lui et où il doit aller chercher de la formation. L’apparition du compte formation individuel en est une concrétisation. Ce qu’on appelle les ‘formations sur étagère’ dans les entreprises en est une autre : le responsable formation ou le DRH propose un catalogue, de l’elearning, une formation asynchrone, une conférence de temps en temps, et c’est au salarié de concevoir son propre assemblage. Quel défi énorme pour les collaborateurs sachant que tous n’ont pas la maturité pour se connaître, pour définir son projet professionnel, pour identifier les expertises dont ils auront besoin à l’avenir ! Il n’est pas non plus évident de repérer ce qui va être une bonne formation. C’est un maquis, le secteur de la formation ! Sans oublier qu’on peut aussi se trouver, en tant qu’individu, dans une forme de paresse : on ne va pas toujours avoir envie de se remuer pour aller suivre une formation deux heures à la place d’un bon déjeuner, trois jours à la place du travail à réaliser et qui va s’accumuler, voire une année dans le cas d’une reprise d’études. Cela conduit à une forme d’isolement qui n’est pas nécessairement positive. En parallèle, paradoxalement, on vous dit que nous évoluons dans un monde de réseaux, de partage, d’intelligence collective, d’esprit d’équipe, de ‘co-’ — co-création, co-working, co-learning, collaboration, etc. Et on entend se plaindre de la disparition des collectifs ou, du moins, de leur transformation en collectifs plus éphémères, avec des effets d’opportunité. Il y a donc une énorme tension entre la façon dont on envisage l’individu quand il s’agit de sa formation, voire son auto-formation — et pour des raisons qui, à mon avis, ne sont pas les bonnes, c’est-à-dire une réduction des coûts — et les attendus qu’on peut avoir à son égard. Ce n’est pas la seule et unique tension d’ailleurs : d’une part, on veut responsabiliser l’individu à qui l’on demande de prendre en main sa formation et de développer son employabilité. Puis, d’autre part, on s’étonne qu’il ne soit pas loyal et fidèle parce qu’il va ensuite les valoriser ailleurs. Mais, quelque part, on se conduit de plus en plus avec la ‘partie prenante collaborateur’ comme avec une ‘partie prenante client’, dans une dynamique de simple donnant-donnant. Ce qui explique que le modèle de l’engagement doit peut-être aujourd’hui être revisité. Il y a donc, à mon sens, quelque chose dans la formation qui rate un coche. »
La formation ne serait pas/plus source d’épanouissement?
Isabelle Barth : « On a beau dire et on a beau faire, mais on part de loin. Le nombre de travailleurs qui souffrent au travail, qui sont démotivés, qui ne croient plus en ce qu’ils font ne cesse de progresser. Attention, je ne dis pas que, dans nos pays, on travaillerait comme dans les mines de sel… Cela relève bien entendu de perceptions. Mais quand même. Face à ce constat, ce n’est pas la formation aux hard skills qui fait défaut, mais plutôt la formation aux soft skills. Là, on reste dans une sorte de nébuleuse : la difficulté à les définir, la difficulté à les identifier, la difficulté à faire progresser les gens à ce niveau, etc. Quand on enseigne le management ou le leadership à l’université, les attentes qu’on a à notre égard, ce sont des théories du leadership, des méthodes de management. Or, ce que j’estime avoir à travailler avec les étudiants — des BAC+5 qui ont encore beaucoup de vulnérabilités, mais aussi beaucoup d’espoirs —, c’est de travailler sur eux, de mener des expériences et de leur proposer des retours d’expériences. Il y a donc une disjonction entre les formations qui continuent à être centrées sur les clés, les bonnes pratiques, les solutions… alors qu’on devrait être dans une posture qui valorise plutôt le questionnement. Le questionnement fait partie de la compétence. Or, on ne sait pas questionner. L’entreprise attend de la créativité, des idées différentes, de la disruption, du décalage. Sans ce questionnement, on tue cette agilité de l’esprit dans l’œuf. La formation reste encore trop dans une optique de ‘donner du poisson’ plutôt que d’apprendre à pêcher, pour paraphraser le proverbe chinois. On rigidifie la pensée, au lieu de la fluidifier. Ce qui nous empêche de dormir la nuit, qu’on soit manager ou managé, c’est une problématique humaine, un problème avec un collègue, un mail qu’on a reçu et qu’on ne digère pas, un feedback mal formulé… Si la formation au management faisait son boulot, on aurait beaucoup moins de gens venant au travail avec la boule au ventre. La défaillance en hard skills est finalement beaucoup moins fréquente. »
Autre problème : la formation est encore souvent vue comme un coût…
Isabelle Barth: « … alors qu’elle devrait clairement être rangée au rang d’investissement immatériel. Beaucoup de DRH et de responsables de la formation en sont conscients mais, souvent, ils n’ont pas les clés pour valoriser suffisamment les formations, le coûts de celles-ci, le temps qui leur est consacré, pour promettre de la performance. Ce qui leur donnerait pourtant un vrai dialogue avec la direction, avec le business, avec la production, avec la finance, avec les achats, etc. On voit que les RH sont à la peine dans des environnements de plus en plus financiarisés. Bien sûr, le retour sur investissement se révèle plus complexe à mesurer en matière de soft skills que de hard skills. Mais, néanmoins, il y a une forme de paresse de la bulle RH en la matière, d’autant que les retours sont mesurables et ne sont d’ailleurs pas que financiers, mais aussi en termes de performances ou de bien-être. Être capable de les évaluer et de les montrer peut se faire de diverses façons et permettrait d’avoir d’autres perspectives. À défaut, il en découle la perception de quelque chose qui n’est pas directement utile. »
Cela traduit-il une difficulté de la formation en tant que fonction à se positionner dans l’entreprise?
Isabelle Barth: « Certainement. Elle veut souvent être dans le contrôle de ce qui va être dit en formation — ce n’est pas le cas dans toutes les entreprises, mais dans une majorité —, dans la peur que celle-ci ne soit pas dans les clous. Or, la formation, par définition, doit être innovante. Au fond, c’est ce qu’on en attend. Et, donc, il faut à la fois être innovant, décalé, mais pas trop dérangeant, sans trop bousculer. Cet antagonisme traduit un cahier des charges qui n’est pas mature. Les responsables de la formation sont souvent dans le métier de la formation, en oubliant que leur métier, c’est aussi et avant tout peut-être du changement : le changement des individus, l’accompagnement en continu du changement de l’organisation. Souvent, cette dynamique, je ne la vois pas en entreprise. On est dans le contenu, mais sans être dans une perspective plus stratège de la formation. »
Voyez-vous d’autres points d’attention pour les responsables de formation?
Isabelle Barth : « Quand on travaille sur les soft skills, on peut parfois observer un effet boomerang très important. Si la formation est bien menée, la personne va commencer à comprendre qui elle est. Elle comprend aussi beaucoup mieux tout ce qui n’est pas bien fait autour d’elle. Du coup, elle va beaucoup moins bien vivre la façon dont certaines choses se passent dans l’entreprise. Cela me frappe beaucoup: comme le reste de l’organisation ne bouge pas, la personne peut se retrouver encore plus dans une forme d’interrogation par rapport à ce qu’elle sait mal fait et, si elle-même fait mieux, à tout ce qui devrait être fait différemment. C’est une dimension assez mal gérée dans les organisations : une formation, même courte, fait qu’on n’est plus le même en sortant. On devient quelqu’un d’autre. Il ne faut pas négliger la capacité de transformation de la formation qui est énorme. Et elle le sera d’autant plus que celle-ci est bien faite, dense, riche, décapante… L’entreprise, le plus souvent, ne sait pas accueillir la nouvelle personne. Il faudrait l’anticiper beaucoup mieux. Ce qui se passe alors, bien souvent — et surtout après une formation diplomante —, c’est que la ‘nouvelle personne’ quitte l’entreprise. Pas simplement parce qu’elle n’a pas eu la promotion. Mais parce qu’elle revient avec de nouvelles façons de voir les choses, avec de nouvelles envies. Elle est en décalage. Elle devient étrangère à son organisation. »
On comprend en fait que l’intelligence artificielle (IA), qu’on nous présente beaucoup comme une sorte de Graal, ne va pas vraiment être d’une aide face à beaucoup d’enjeux auxquels sont confrontés les DRH et les responsables de formation…
Isabelle Barth : « L’IA est, à mes yeux, à la fois un vrai sujet et un faux sujet. C’est un vrai sujet au sens que, dans beaucoup de domaines, on peut la voir comme un apporteur d’aide, de solutions, etc. Mais, en termes de compétences — hors métiers de l’informatique qui tournent directement autour de l’IA, mais qui concernent très peu de personnes —, l’enjeu se limite actuellement à notre capacité à dialoguer avec l’IA et à en faire un assistant zélé, consciencieux et efficace. Mais pas l’outil qui va prendre les décisions à notre place. Honnêtement, ce que je vois dans les entreprises aujourd’hui, reste très, très modeste. En matière de formation, spécifiquement, l’IA représente un bel outil pour réaliser des cahiers des charges, pour produire des quizz, pour rassembler des contenus, etc. On peut gagner un temps fou à ce niveau. Mais est-ce mieux fait? Ce n’est pas certain. Cela signifie aussi que ce temps gagné doit permettre une montée en compétences dans la capacité à imaginer comment construire la formation. Ne prenons pas trop vite cette promesse comme acquise. Cela fait des années, voire des dizaines d’années, qu’on entend que la technologie, l’automatisation, le digital… vont permettre aux (D)RH de dégager du temps pour devenir plus stratégique. La tendance va crescendo et l’IA peut en représenter le paroxysme. Il faut se méfier du technicisme et du solutionnisme qui constituent une sorte de fuite. Technologiser ne doit pas faire en sorte que l’on évite les vrais sujets. Dans une tendance forte, il y a toujours le contraire qui naît. Et dans cette tendance de l’IA, on voit en réalité de plus en plus d’appels à l’humain… »