Au départ, une mission : la performance organisationnelle, et pour y parvenir, plusieurs moyens que l’on pourrait scinder en deux catégories temporelles : un temps « court », aux résultats immédiats et tangibles, et un temps « long », aux résultats lointains et incertains.
L’apprentissage de l’adulte au travail fait partie de cette seconde catégorie (Drago-Severson et al., 2001). L’échelle du temps d’apprentissage ne semble donc pas la même que celle de l’organisation performante et c’est pour cette raison qu’une meilleure synchronisation entre les deux est souhaitable.
D’un côté, l’organisation performante accélère le rythme et réduit les temps morts, afin de se singulariser sur un marché compétitif (rapidité de conception, de fabrication, de livraison). Tout ralentissement, planifié ou fortuit, peut menacer son existence et doit donc être évité.
De l’autre côté, l’organisation apprenante et indéniablement andragogique rappelle qu’il faut du temps pour apprendre et que l’apprentissage doit s’installer sur le temps long. Et bien que l’organisation performante perçoive l’apprentissage comme un avantage concurrentiel, elle conserve factuellement le monopole du temps organisationnel.
C’est probablement pour cette raison que l’organisation apprenante adopte une pratique qui adhère au temps court : ainsi s’imposent le développement « accéléré » de la relève, le « T » de l’acronyme SMART, la colonne « calendrier » du plan de développement, etc. C’est un compromis essentiel, mais coûteux quant à la qualité et à l’ancrage des apprentissages.
Notre rapport imparfait au temps
Temps subjectif
Notre rapport au temps est très personnel. Ce qui est un temps court pour certains individus absorbés par une activité passionnante (Csíkszentmihályi, 2008) paraîtra une éternité pour d’autres. Programmer une activité d’apprentissage dans un calendrier (le temps « objectif », Aubert, 2003) convient aux valeurs de l’organisation performante, mais ne tient pas compte des réalités individuelles. Par exemple, un sujet complexe sera plus ou moins rapidement assimilé et compris, selon les dispositions cognitives de chacun.
Un marathon à la vitesse d’un sprint
Démarrer un projet « au pas de course » ( hit the ground running ) est une subordination au court terme qui mène au mésapprentissage, ou « erreur ignorée » (Groupe Euris, 2019). Nous savons pourtant que les raccourcis pris par notre cerveau en situation d’urgence affectent la qualité de notre réflexion, parce que nous réduisons le nombre de facteurs à intégrer dans l’analyse (Kahneman, 2011). Mais, par nos calendriers courts et contraignants, nous ne parvenons pas à nous extirper de cette logique d’accélération et d’urgence.
L’apprentissage est un calendrier
Nous avons tous eu à négocier le temps de formation et c’est souvent la première activité sacrifiée au profit d’autres priorités. Ce n’est pas l’idée de former les gens qui est remise en question, mais bien de « trouver de la place dans les agendas ». De plus, les moments de formation et d’apprentissage sont souvent statiques, ponctuels et parfois même séparés du temps de travail, alors que l’on sait que l’apprentissage est souvent informel, spontané et non linéaire.
L’équipe formation et développement, « maîtres des horloges »
La recherche démontre que le temps consacré est un facteur critique de l’apprentissage de l’adulte au travail. Parmi quelques-unes :
- Les heures allouées pour développer les cohortes de « hauts potentiels » ont 68 % plus d’effet que les budgets consacrés (Development Dimensions International -DDI, 2018);
- Le rapport « Workplace Learning » (2023) rapporte que les individus qui investissent le plus de temps à apprendre (« Top Learners ») sont aussi les plus performants, ce qui rejoint le concept de « Learning agility » (Lombardo et Eichinger, 2000);
- Garvin et al. (2008) mentionnent que les pauses dans l’action permettent de meilleurs apprentissages sur les sujets complexes;
- Seulement 1 % du temps de travail d’une semaine est consacré à l’apprentissage et au développement, pourtant une activité stratégique (Bersin, 2020);
- Argyris et Schön (1996) suggèrent que, pour sortir des routines inhibant l’apprentissage, il faut « ralentir le rythme des discussions » et permettre un temps réflexif (Petrie, 2015).
Kegan (2014) suggère une relecture de « la perte de temps » et propose (1) de faire de l’apprentissage une routine, (2) de distinguer entre les « conséquences de premier ordre » (faire de l’exercice est une perte de temps) et les « conséquences de second ordre » (avantage pour la santé à long terme) et (3) de réduire les pratiques chronophages telles les réunions inefficaces.
À la recherche du temps perdu
Sur le plan conceptuel, la quête de temps se justifie parce que l’apprentissage suit un cycle (Kolb, Wallas, cité dans Mattson 2024), et qu’il faut un contexte temporel favorisant la disponibilité cognitive des apprentis pour franchir les étapes de ce cycle.
Sur le plan de la culture organisationnelle, il est impératif d’enrichir la définition de la performance organisationnelle en y incluant l’apprentissage (Senge, 1990). On peut considérer l’apprentissage et le développement comme l’outil essentiel pour faire face aux défis organisationnels, techniques et humains à venir, ainsi que le suggère Petrie (2015). Ce postulat est d’ailleurs appuyé par l’organisation américaine ATD ( Association for Training and Development ) par sa classification annuelle « Best » qui démontre le lien entre la performance organisationnelle et l’investissement en formation et développement (https://www.td.org/awards/best-awards).
Sur le plan opérationnel, les quelques idées qui suivent peuvent contribuer à replacer l’apprentissage et le développement au cœur de la stratégie organisationnelle, en y consacrant un peu plus de temps et d’attention :
- Considérer la motivation à apprendre des candidats comme avantage en contexte de recrutement;
- Constituer des équipes ayant une masse critique d’apprenants, et définir des indicateurs de performance illustrant une progression du développement;
- Demander à l’apprenti combien de temps il a besoin pour apprendre à maîtriser un nouvel outil;
- L’apprentissage survient aussi par la répétition (Rock, 2009) et l’approche « petit, constant, longtemps » (Ouellette, 2024): c’est à considérer dans tout programme de formation;
- Sachant qu’il faut en moyenne 66 jours pour acquérir une habitude (Lally 2010), il est justifié de défendre un calendrier minimal pour l’acquisition d’une compétence;
- Créer des « bulles » de non-urgence (Aubert, 2009) et faire une plus large place à l’apprentissage dans nos réunions (quadrant 2 de la matrice d’Eisenhower, cité dans Covey, 1989);
- Reconnaître la performance des individus par des bonus de « temps » consacré à l’apprentissage;
- Enrichir les pratiques (et le vocabulaire) des gestionnaires avec leurs employées et employés (par exemple : « Qu’as-tu appris aujourd’hui ? »).
Pour la sauvegarde des espèces apprenantes
On peut considérer qu’apprendre et se développer sont des activités contre-culturelles au milieu de travail, parce qu’irréconciliables quant à la notion de temps. Argyris et Schön (1996) n’avaient pas tort en stipulant que : « L’apprentissage organisationnel est l’ennemi de ceux qui veulent gérer et l’allié de ceux qui veulent créer ». On peut aussi penser que serait justifié un ralentissement du rythme accéléré dans lequel nos sociétés occidentales se sont engouffrées depuis quelques décennies et qui a des conséquences non seulement sur l’apprentissage, mais aussi sur plusieurs dimensions de la vie.
Références
- Argyris, C., & Schön, D. A. (1996). L'apprentissage organisationnel : Théorie, méthode et pratique. De Boeck Université.
- Association for Training and Development. (2024). About ATD Best Awards. https://www.td.org/awards/best-awards
- Aubert, N. (2003). Le culte de l'urgence : La société malade du temps. Flammarion.
- Covey, S. R. (1989). The 7 habits of highly effective people. Free Press.
- Bersin, J. (2020). The disruption of digital learning: Ten things we have learned. https://joshbersin.com/2017/03/the-disruption-of-digital-learning-ten-things-we-have-learned/
- Csíkszentmihályi, M. (2008). Flow: The psychology of optimal experience. Harper Perennial Modern Classics.
- Development Dimensions International, The Conference Board, & EYGM. (2018). Global leadership forecast 2018: 25 research insights to fuel your people strategy.
- Drago-Severson, E., Helsing, D., Kegan, R., Broderick, M., Portnow, K., & Popp, N. (2001). Findings from the adult development research study. Focus on Basics: Connecting Research and Practice, 5(B).
- Garvin, D. A., Edmondson, A. C., & Gino, F. (2008). Is yours a learning organization? Harvard Business Review, 86(3),
- Groupe Euris. (2019). La culture de l'erreur apprenante – utopie nécessaire : Livre blanc. ARS Nouvelle-Aquitaine.
- Kahneman, D. (2011). Thinking, fast and slow. Farrar, Straus and Giroux.
- Kegan, R., Lahey, L., Fleming, A., Miller, M., & Markus, I. (2014). The deliberately developmental organization: Way to grow (Extended whitepaper).
- Kolb, D. A. (1984). Experiential learning: Experience as the source of learning and development. Prentice Hall.
- Lally, P., van Jaarsveld, C. H. M., Potts, H. W. W., & Wardle, J. (2010). How are habits formed: Modelling habit formation in the real world. European Journal of Social Psychology, 40(6).
- Lombardo, M. M., & Eichinger, R. W. (2000). High potentials as high learners. Human Resource Management, 39(4).
- Mattson, C. (2024). Graham Wallas: The creative process. The BYU Design Review. https://www.designreview.byu.edu
- Ouellette, B. (2024). https://brunoouellette.ca/
- Petrie, N. (2015). The how-to of vertical leadership development–Part 2: A white paper. Center for Creative Leadership.
- Rock, D. (2009). Your brain at work. Harper Business.
- Senge, P. (1990). The fifth discipline: The art and practice of the learning organization. Doubleday/Currency.
- LinkedIn Learning. (2023). 2023 Workplace learning report: Building the agile future.