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L'organisation apprenante : Entre management et technologies digitales

Après avoir clarifié les concepts d'apprentissage organisationnel et d'organisation apprenante, nous exposons les pratiques managériales favorisant le développement d'organisations apprenantes. Ensuite, sont mis en évidence les contributions des pratiques de managériales et des technologies digitales.
20 octobre 2023
Armand Brice Kouadio | Justine Dima

Organisation apprenante ou apprentissage organisationnel?

L'organisation apprenante trouve ses origines dans une longue tradition intellectuelle enracinée dans l'école des relations humaines. Cette approche du management vise à humaniser l'entreprise en mettant l'accent sur le groupe et ses dynamiques. Afin de survivre, les entreprises imitent le comportement humain en développant des mécanismes d'apprentissage continu. C'est Peter Senge qui inventa l’expression « organisation apprenante » au début des années 1990, au point où son nom en est presque devenu le synonyme (Argyris & Schön, 1978; Senge, 1990). L'idée a été ensuite reprise par les défenseurs de l'agilité organisationnelle et souvent confondue avec l'apprentissage organisationnel.

Apprendre de ses erreurs est certes indispensable et inévitable en entreprise; mais cela suffit-il pour qualifier une organisation d'apprenante? Quand parle-t-on d'apprentissage organisationnel ou d'organisation apprenante?

Pour y voir plus clair, précisons que l'apprentissage organisationnel étudie les processus d'apprentissage au sein des organisations. En revanche, l'organisation apprenante désigne un modèle de fonctionnement basé sur la capacité d'apprendre efficacement de son propre fonctionnement, ses erreurs et ses innovations (Anand & Brix, 2022). L'ambition est donc ici de transformer cette capacité d'apprendre en une dynamique vertueuse et perpétuelle. C'est le principal moteur pour détecter et corriger ses erreurs en « boucle simple » (initiation de nouvelles politiques) et en « boucle double » (modification des normes et objectifs organisationnels) (Argyris & Schön, 1978).

Processus d'apprentissage en boucle simple et double

Figure 1 : Processus d'apprentissage en boucles simple et double (source: auteurs, inspirés de Argyris (1978))

Dans cette dynamique, les organisations doivent saisir, maîtriser, transformer et transmettre les savoir-faire spécifiques à l’entreprise pour assurer leur compétitivité. Lesquels permettent d'éviter les coûts des erreurs décisionnelles - 1,5 à 2 fois le salaire annuel d'un collaborateur, voire cinq fois dans les cas critiques (Giauque, 2014).

D'où l'importance d'analyser les pratiques managériales nécessaires pour développer des organisations apprenantes.

Diriger une organisation apprenante : le rôle des professionnels RH

À l'heure où le marché du travail se heurte à une pénurie de main-d'œuvre, exacerbée par le phénomène de « grande démission », les connaissances détenues par les employés deviennent cruciales. L'intérêt pour les organisations apprenantes se manifeste donc au moment où les entreprises rencontrent des disruptions de plus en plus rapides de leurs environnements d'affaires (Mack, Khare, Krämer, & Burgartz, 2015). Pour relever ces défis, les professionnels des ressources humaines doivent être capables de « créer », « assimiler » et « transférer » les connaissances organisationnelles, en facilitant les processus d'apprentissage (Örtenblad, 2018). Ceci de deux principales manières :

Premièrement, la flexibilité des conditions de travail reste une base intéressante pour construire des organisations apprenantes. Notamment par des cadres d'échange autour de projets transversaux impliquant différentes fonctions au sein de l'entreprise. Au-delà de la flexibilité de l'espace et du temps de travail, l'idée est d'englober d'autres modalités de flexibilisation des conditions de travail. Par exemple, la flexibilité dans les domaines suivants : relations de travail entre les dirigeants et les subordonné.e.s par l'encouragement à la prise d'initiative (Follett, 1918); la gestion des performances qui reconnaît l'erreur comme source d'apprentissage; les modèles de rémunération qui récompensent l'innovation; les voies et règles de promotion qui intègrent les efforts individuels et collectifs d'apprentissage et de diffusion des connaissances.

Deuxièmement, structurer l'entreprise selon un modèle agile, informel, décentralisé et non hiérarchique (Mintzberg, 1979). Dans les équipes de travail, chaque membre développe sa polyvalence, afin de se rendre utile aux collègues, voire aux autres équipes de l'entreprise.

Le rôle des professionnels des ressources humaines consisterait donc à créer, au sein d'un système intégré faisant aisément communiquer les différentes structures et fonctions de l'entreprise, les conditions propices à un apprentissage continu en équipe, favorisé par un dialogue permanent et l'autonomisation des collaborateurs (Ju, Lee, Park, & Yoon, 2021). Une étude menée par Kristensen et ses collègues démontre que même en contexte de gestion allégée (lean management), malgré une rationalisation poussée des ressources, les performances peuvent aller de pair avec la capacité d'« apprendre à apprendre » (Kristensen, Saabye, & Edmondson, 2022).

L'organisation apprenante au cœur de la digitalisation de la GRH

Ces dernières décennies, les technologies digitales ont offert un soutien inestimable aux professionnels de la gestion des ressources humaines. Dans de nombreux cas en facilitant la création de connaissances organisationnelles uniques. Leur intégration pour développer des organisations apprenantes est donc tout à fait pertinente. Ceci pour plusieurs raisons, dont le développement de l'appétence pour l'investigation, la construction d'équipes de travail solides et la capacité à relier différentes fonctions organisationnelles. Plus précisément, les technologies actuelles permettent de capturer et partager les connaissances de façon continue, grâce à des systèmes intégrés qui suivent de près les progrès réalisés. De plus, elles permettent de repérer efficacement les dysfonctionnements en facilitant le « dialogue » des différents sous-systèmes de l'entreprise (Watkins & Marsick, 1993). Ainsi, les organisations peuvent devenir plus apprenantes de quatre principales façons :

  • La gestion des données, telles que les textes, vidéos, photos, sons, etc., pour construire une mémoire organisationnelle et en faire une base d'apprentissage.
  • Les technologies multimédias facilitant l'interaction homme-machine.
  • Les technologies de réseau pour connecter plus dynamiquement données, individus et sous-systèmes.
  • L'intelligence artificielle pour créer des agents intelligents et des systèmes experts, sources d'enrichissement et de développement de compétences spécialisées.

Indéniablement, ces outils apporteront une aide précieuse aux dirigeants des organisations apprenantes, à condition de solutionner efficacement la régulation des données sensibles, dont la délimitation fait encore débat entre juristes et industriels.

Références

  • Anand, A., & Brix, J. (2022). The learning organization and organizational learning in the public sector: a review and research agenda. The Learning Organization, 29(2), 129-156.
  • Argyris, C., & Schön, D. (1978). Organizational learning: A Theory of Action Perspective. Massachussett: Reading.
  • Follett, M. P. (1918). The new State: Group Organization, the Solution of Populare Government. Londres.
  • Giauque, D. (2014). Le management stratégique ou stratégie de contrôle? Des éléments d'analyse du secteur hospitalier suisse. In B. Mazouz (Ed.), La stratégie des organisations de l’État : Contexte d'analyse, paramètres de décision et gestion du changement : Les Presses de l'Université du Québec (PUQ).
  • Ju, B., Lee, Y., Park, S., & Yoon, S. W. (2021). A meta-analytic review of the relationship between learning organization and organizational performance and employee attitudes: using the dimensions of learning organization questionnaire. Human Resource Development Review, 20(2), 207-251.
  • Kristensen, T. B., Saabye, H., & Edmondson, A. (2022). Becoming a learning organization while enhancing performance: the case of LEGO. International Journal of Operations & Production Management, 42(13), 438-481.
  • Mack, O., Khare, A., Krämer, A., & Burgartz, T. (2015). Managing in a VUCA World: Springer.
  • Mintzberg, H. (1979). The structuring of organizations. Englewood Cliffs, 330.
  • Örtenblad, A. (2018). What does “learning organization” mean? The Learning Organization, 25(3), 150-158.
  • Senge, P. M. (1990). The fifth discipline. The art & pratice of the learning organization. New York: Double day currency.
  • Watkins, K. E., & Marsick, V. J. (1993). Sculpting the Learning Organization: Consulting Using Action Technologies. New directions for adult and continuing education, 58, 81-90.

Author
Armand Brice Kouadio Professeur de gestion des ressources humaines Université des Sciences Appliquées de Suisse Occidentale (HES-SO)

Author
Justine Dima Professeure de gestion des ressources humaines Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud, HES-SO