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La gestion des connaissances : Une composante essentielle dans la trajectoire des organisations apprenantes 

Certains les appellent les organisations apprenantes, d’autres les qualifient d’intelligentes, mais au-delà des dénominations, pourquoi un tel engouement aujourd’hui pour ce concept qui, rappelons-le, a connu ses premiers développements dans les années 90 et est redevenu tendance ces derniers temps?
20 octobre 2023
Houda Bachisse, PH. D.,

La réponse est simple. Ce regain d’intérêt pour les organisations apprenantes, on le doit aux crises successives qui n’ont pas arrêté de malmener les organisations les amenant à innover dans leur manière d’anticiper les changements. On le doit également aux incertitudes provoquées par la conjoncture, devenue tellement complexe et volatile que les organisations n’ont d’autre choix que d’aiguiser leurs capacités à apprendre, désapprendre et réapprendre de leurs erreurs et de leurs innovations (Anand & Brix, 2022) et à diversifier leurs formes et sources d’apprentissage en équipe. Des formes qui devaient de plus en plus glaner leur source dans la proximité du terrain, tirer profit de l’intelligence collective, challenger le statu quo, mais surtout se faire de manière continue et rapide pour permettre à l’organisation à traverser les prochaines turbulences (Roth & Kleiner, 1998). Et ce sont ces impératifs qui ont été à l’origine de l’avènement des modèles des organisations apprenantes.

Cela étant dit, les caractéristiques de ces organisations sont nombreuses et varient d’un praticien à l’autre et d’un théoricien à l’autre (Senge, 1993; Fillol, 2009; Garvin et al., 2008). Certains tablent sur le choix des processus d’apprentissage en tant que tel. D’autres pointent l’importance du leadership qui instille et accompagne le développement d’une culture d’apprentissage et de transfert des connaissances (Örtenblad, 2018). Un leadership qu’évidemment les professionnels RH sont capables d’endosser en créant les conditions favorables à l'adéquation des compétences professionnelles avec la situation dynamique de l’entreprise. Alors que plusieurs encensent l’importance de l’environnement de dialogue, d’interaction, de prise de parole, de la réflexion constructive, de sécurité psychologique, de droit à l’erreur et de valorisation des savoirs individuels de chacun, qui deviennent le creuset même des savoirs expérientiels. Ce tout indécomposable devient la dynamo d’une culture organisationnelle favorable à l’apprentissage continu, qui émerge certes dans les relations sociales, mais se transforme dans le temps en capital connaissances organisationnel, duquel il faut se préoccuper pour éviter sa perte. C’est ce cheminement qui nous amène à considérer l’importance de l’identification, la gestion et la « thésaurisation » de ce capital de connaissances et c’est sur ce dernier point que portera donc mon Focus d’aujourd’hui.

La gestion des connaissances dans la trajectoire des organisations apprenantes

Je débute ma réflexion avec cette série de questions qui posent bien la problématique :

Quelles sont ces connaissances que mon organisation possède sur les projets, les dossiers, les processus et les métiers? Quelles sont celles qui sont critiques et dont elle aura besoin demain en priorité pour continuer son activité en cas de crise, de départ ou de disruption? Ces connaissances sont-elles toutes explicites? Qu’en est-il des connaissances tacites ? Sont-elles capitalisées quelque part pour appuyer les processus d’apprentissage et de relève, notamment des gestionnaires? Voici quelques exemples de questions que les organisations dites apprenantes et conscientes de l’importance de leur capital humain dans un monde concurrentiel devront vraisemblablement se poser.

Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, exacerbé par la montée du phénomène de la « grande démission », les départs à la retraite et la mobilité grandissante des cadres, les connaissances détenues par certains employés clés, en l’occurrence les plus expérimentés, deviennent cruciaux. Les connaissances dont je parle ici sont celles qui vont bien au-delà de la simple information utile pour exécuter une fonction. Il ne s’agit pas uniquement des connaissances opérationnelles, compétences-métiers ou de procédures qui sont formalisées et structurées dans les référentiels de compétences.

Je parle en fait des connaissances tacites que Girod (1995) définit comme « tout ce que l’on sait sans pouvoir l’exprimer » (p.32). Celles-ci sont faites de savoir-faire personnels et contextuels (Miliam, 2005) acquises le long de plusieurs années d’expériences et d’apprentissages. Ces connaissances prennent généralement la forme de « trucs et astuces », de secrets de métiers, de « tours de mains » propres à un projet ou une opération. Elles s’acquièrent sur le temps-long, lors de relations intra ou extra environnement organisationnel. Les experts soutiennent que ces connaissances tacites représentent 80% de l’ensemble des connaissances organisationnelles versus 20% des connaissances explicites (Privé et Bérubé, 2021). Ces savoir-faire-là, il faudra les connaître, les formaliser et les communiquer, notamment dans le cadre de parcours d’apprentissage organisationnel (PCAO) (Roch et al.,2006). Le développement de ces parcours permet « de répondre à n’importe quelle situation de changement organisationnel, en retraçant ce qui s’est produit et ce que les gens ont appris collectivement afin de décider ensemble des actions à prendre (Roth & Kleiner, 1998).

En fait, planifier la gestion des connaissances tacites n’est pas chose simple, pour ne pas dire difficile. Si la démarche doit se faire proactivement, s’accompagner par la définition d’objectifs clairs à atteindre et recevoir l’appui de la direction, les moyens et les modalités pour le faire doivent être adaptés à chaque contexte organisationnel. Les recherches entreprises sur le sujet s’accordent à dire que quatre éléments devront être pris en compte dans le cadre de ce processus de gestion des connaissances (Martins et Meyer, 2012; Prax, 2007).

  • Cartographie des individus qui possèdent ces connaissances critiques et qui sont susceptibles de partir. Développer la motivation de ces personnes à partager leurs connaissances devient un gage de réussite dans ce cadre.
  • Identification des connaissances critiques ou hautement stratégiques qui permettent de maintenir une fonction, une activité ou un projet selon les priorités des organisations.
  • Formalisation et structuration de ces connaissances sous forme explicite : Ex. base de connaissances, bibliothèques de modèles, etc.
  • Choix des outils et méthodes de captation de ces connaissances : différentes stratégies peuvent-être adoptées dans ce cadre. Qu’on parle de récits de situation, des exercices de remue-méninges (brainstorming) ou encore des cartes cognitives (mindmapping), etc.
  • Identification des barrières et facilitants au transfert de ces connaissances et le couplage de ces actions avec d’autres processus RH (ex. planification de la relève).

Conclusion

Il semble clair que l’avenir appartient aux organisations qui sauront tirer profit stratégiquement de leurs connaissances organisationnelles d’où l’urgence de les identifier, capitaliser, renouveler, diffuser et les valoriser continuellement comme source pérenne créatrice de valeur et d’avantage distinctif. 

Bibliographie

  • Anand, A., & Brix, J. (2022). The learning organization and organizational learning in the public sector: a review and research agenda. The Learning Organization, 29(2), 129-156.
  • Fillol, C. (2009). L’entreprise apprenantele knowledge management en question, l’Harmattan.
  • Garvin, D. A. Edmondson, A. C. et Gino, F. (2008), Is Yours a Learning Organization?, Harvard Business Review, Mars, 109-116.
  • Martins, E.C. and Meyer, H.W.J. (2012) ‘Organizational and Behavioral Factors that Influence Knowledge Retention’, Journal of Knowledge Management, 16(1), pp. 77–96.
  • Milam, J. (2005). Organizational Learning through Knowledge Workers and Infomediaries. New Directions for Higher Education, 131 (automne), 61-73.
  • Örtenblad, A. (2018), "What does “learning organization” mean?", The Learning Organization, Vol. 25 No. 3, pp. 150-158
  • Prax, J. Y. (2007). Le Manuel du Knowledge Management – mettre en réseau les hommes et les savoirs pour créer de la valeur (2e éd.). Paris : Dunod., p. 22-24.
  • Privé, C.; Béruébé, I. (2009). La captation des connaissances dans le processus de relève. Carrefour RH. En ligne : https://carrefourrh.org/
  • Roth, G., & Kleiner, A. (1998). Developing organizational memory through learning histories. Organizational Dynamics, 27(2), 43–60. 
  • Senge, P. M. (1993). The fifth discipline. The art & pratice of the learning organization. New York: Double day currency.

Author
Houda Bachisse, PH. D., Rédactrice en chef, Revue RH Ordre des conseillers en ressources humaines agréés

Source : Revue RH, volume 26, numéro 4  ─ SEPTEMBRE OCTOBRE 2023