Le Québec, comme d’autres provinces canadiennes et plusieurs pays de l’OCDE, doit composer depuis quelques années avec une rareté inhabituelle de la main-d’œuvre. Cette rareté s’est généralisée à plusieurs secteurs autour de 2019 et s’est aggravée depuis, notamment en raison de la pandémie de COVID-19. Notons que pour plusieurs, elle remonte à bien avant 2019. Comme chaque secteur d’activité, voire chaque organisation a connu une pénurie de main-d’œuvre qui lui est propre, parfois liée à un métier précis, parfois engendrée par le caractère non compétitif des conditions d’emploi offertes ou parfois par un manque de ressources peu importe leurs qualifications ou les conditions, il apparaît approprié de parler de pénuries de main-d’œuvre au pluriel.
Même si la surchauffe du marché du travail semble se calmer un peu, il nous apparaît important de documenter les répercussions de ces pénuries. C’est pourquoi nous avons pris le pouls des CRHA et CRIA sur le terrain lors de groupes de discussion au cours desquels nous leur demandions de mettre en lumière les changements vécus et comment ils et elles ont dû s’adapter aux pénuries de main-d’œuvre.
Dans cet article, nous illustrons certaines répercussions observables vécues grâce à des exemples choisis parmi les données colligées dans le cadre de la présente recherche (voir encadré). Sans prétendre les considérer comme généralisables ou statistiquement représentatifs, ces exemples démontrent comment les pénuries ont pu changer concrètement la pratique professionnelle ainsi que le rôle des CRIA et des CRHA en milieux syndiqués.
Le choc
À quel moment ou à quels signes les CRHA et CRIA ont-ils compris concrètement qu’il y avait quelque chose qui se passait avec la disponibilité de la main-d’œuvre dans les milieux de travail où ils intervenaient? Les difficultés liées au recrutement sont évidemment celles qui sont le plus souvent mentionnées. Des affichages de poste pour lesquels on ne reçoit aucun CV, des foires de l’emploi de moins en moins achalandées, des postes permanents non comblés, c’était du jamais vu pour plusieurs. Tout comme le refus de certaines firmes spécialisées en recrutement d’accepter des mandats estimant qu’elles ne seraient pas en mesure de trouver des candidats. Le manque de main-d’œuvre a eu des conséquences directes sur les opérations : fermeture de lignes de production ou de quarts de travail, réduction des heures d’ouverture, etc.
Des mesures inédites ont été implantées dans certains cas, par exemple le recrutement à l’international. Dans d’autres, des organisations ont dû se résoudre à des solutions qu’elles écartaient d’entrée de jeu auparavant comme le recours aux agences de placement temporaire (une solution bien imparfaite, car elles étaient elles aussi aux prises avec les mêmes difficultés de recrutement). Bien concrètement, le manque de main-d’œuvre en a amené à se poser des questions nouvelles par rapport au recrutement :
« (…) est-ce si grave que ça si mon candidat a un dossier criminel (…)? » (CRIA, RP-23-01-5).
La pandémie de COVID-19 a été aussi un moment critique, marquant un changement radical comme en témoigne une CRHA indiquant que seulement la moitié du personnel est revenu au travail après la pandémie. Pour d’autres, il n’y a pas eu de choc alors qu’ils et elles ont pu voir venir graduellement le changement de situation sur le marché du travail bien avant la pandémie. Si la pandémie a compliqué le recrutement (entre autres en raison de la PCU et de la PCRE) et contribué à aggraver la pénurie, les CRHA et les CRIA ont dû composer avec plusieurs autres « crises » : vieillissement, inflation, évolution des préférences des travailleurs et travailleuses, retour en présentiel, changements de génération, etc. Ces crises qui se combinent et s’exacerbent, ou ce qu’on appelle des « polycrises », contribuent à rendre plus complexes et imprévisibles l’attraction et la rétention des personnes dans les organisations.
Des pratiques transformées
« (…) les employés maintenant, sachant qu’il n’y a pas une pile de CV sur le coin de ton bureau, «focussent» strictement sur le taux de salaire (…) » (CRHA, RP-23-01-4)
Le salaire et les autres aspects financiers sont devenus le nerf de la guerre… aux pénuries. Tous et toutes ont leur exemple de hausses salariales historiques, d’ajouts d’échelons, de réduction de la durée de la progression, d’augmentations ciblées pour certains postes ou d’autres modifications aux salaires. Les parties patronales et syndicales ont été particulièrement « créatives » au chapitre des primes : signature, embauche, référence, indexation, assiduité, rareté, loyauté, ancienneté. La situation a exigé des mandats de négociation patronaux plus généreux que par le passé afin de répondre aux attentes élevées du personnel et, dans certains cas, d’éviter des rejets d’ententes de principe. Dans d’autres, il s’agissait d’adapter les salaires à un marché en ébullition en rouvrant la convention collective avant son échéance ou en concluant une lettre d’entente.
« (…) il n’y a même pas 4 ans, j'allais chercher un mandat financier de 2,5 avec même un objectif de récupération ou de stabilité, donc j'avais un objectif, un mandat financier de 2,5. À 2,75, on se trouvait généreux (…) Puis dans les dernières négociations (…), j'allais chercher des mandats financiers de 10, 10,5, 11 % (…) » (CRHA, RP-23-01-1)
Si, en plus des aspects pécuniaires de leurs conditions d’emploi, les pénuries ont souvent permis aux employés et employées d’améliorer la flexibilité de leurs horaires de travail, plusieurs organisations ont pu améliorer la flexibilité des opérations. En effet, il est plus facile par exemple de faire accepter au syndicat, le recours aux étudiants à l’année ou à la sous-traitance lorsque le manque de main-d’œuvre entraîne des conséquences pour le personnel (longues heures, difficulté à prendre des congés, surcharge de travail, etc.).
Des valeurs bousculées
La rareté de la main-d’œuvre a confronté les CRHA et les CRIA à leurs valeurs, car ils et elles ont dû à certains moments mettre de côté certaines bonnes pratiques :
« (..) on est confronté à plein de choses (…) ce n’est pas nécessairement tant le côté éthique que le côté professionnalisme. Il y a plein de bonnes pratiques qu'on avait mis en place nous ici qu’on doit laisser tomber ou couper parce qu’on n'a pas le temps-là, on n'a pas le temps d'aller là (…) puis ça finit par impacter les résultats au bout du compte. » [CRHA, RP-23-02-1]
Par ailleurs, plusieurs ont indiqué que leur organisation a dû se résoudre à embaucher des personnes avec des qualifications moindres que celles exigées auparavant :
« En bout de ligne, le plus gros impact, c'est la qualité de la main-d’œuvre. On ne choisit plus notre monde, alors j'ai des gens moins compétents et ça amène des problèmes. Plus d’avis disciplinaires, plus de griefs, moins de productivité… » [CRHA, RP-21-2]
Le discours sur la compétence et l’excellence en prend pour son rhume. Parfois, une entente sera conclue à l’embauche afin que la personne se qualifie, mais la période pour le faire tend à s’allonger. L’embauche de personnes non qualifiées qu’on refusait dans le passé pose plusieurs problèmes selon les CRHA et les CRIA notamment l’augmentation des périodes de probation non concluantes ainsi que la pression mise sur les collègues (qui doivent compenser) et les formateurs (qui doivent partir de plus loin). Cela pose aussi des difficultés au chapitre de l’équité envers le personnel en place, mais aussi possiblement par rapport au programme d’équité salariale de l’organisation.
Un autre exemple concerne l’application de la convention collective qui serait plus assouplie aux dires de plusieurs. Certains nous ont dit ne pas appliquer la convention en ce qui concerne les heures supplémentaires lorsqu’il faut obliger la personne salariée ayant le moins d’ancienneté à les faire, de peur qu’elle quitte; il faut alors trouver un autre moyen. Les CRHA et les CRIA sont aussi moins sévères en ce qui concerne l’absentéisme :
« On est plus flexible sur l'absentéisme, quand le monde «call malade» des choses comme ça, là c'est sûr qu'on est beaucoup plus flexible. Avant, t'étais en retard, t'avais une lettre ou t'avais un avis verbal. Aujourd'hui, je les accumule avant de le faire parce que si je le mets dehors, je l'ai formé, ça m'a pris 3 semaines à le former. Si je suis trop rigide, c'est sûr et certain qu’il va s’en aller. Ça c'est sûr et certain que la pénurie a un impact là-dessus ». (CRIA, RP-23-01-3)
Dans la même veine, l’autre exemple qui est revenu est celui des mesures disciplinaires. Ici encore, de peur de perdre la personne salariée, autant les directions RH que les gestionnaires doivent tolérer des comportements qui ne l’étaient pas auparavant :
« La rareté de main-d'œuvre (…) fait en sorte qu'avant que t'arrives à un congédiement, quand t'as réussi à trouver quelqu'un là, puis que la personne a un mauvais comportement, mais avant de la ‘’ terminer ‘’, là tu vas y penser par 2 fois parce que tu sais, c'est peut-être mieux de faire travailler quelqu'un qui peut te donner 30 %, puis qui va te créer des problèmes, que d’avoir personne sur la chaise (…). Fait que (…) tu gardes en place, tu tolères des employés que normalement t'aurais pas toléré par le passé. Puis si la tendance continue, ça va te créer à long terme une problématique parce que, tu vas avoir une qualité de main-d'œuvre qui va être moins grande, plus problématique (…) puis avec laquelle tu vas avoir établi des pratiques passées de tolérance avec lesquelles tu vas devoir vivre. » [CRHA, RP-23-02-3]
Ce relâchement dans la façon de gérer l’encadrement disciplinaire découle du changement d’attitudes de certaines personnes salariées, mais peut entraîner une réduction de l’équité perçue :
« Je ne peux pas faire la discipline comme que je faisais avant. [L’employé me dit] tu vas faire quoi? Tu vas me donner 3 avis et tu vas me mettre dehors puis tu vas trouver personne pour me remplacer. C'est aussi l'attitude qu'on voit à l'interne. Mais il y a aussi la frustration des autres personnes qui, auparavant, manquaient une journée ou deux d'affilée et avaient des avis disciplinaires, mais ce n’est plus le cas. Ça génère une grande frustration par rapport à ce qui est toléré en milieu organisationnel ». (CRHA, RP-23-03-3)
Une transformation du rôle et de la pratique?
Les pénuries de main-d’œuvre ont-elles eu un effet positif ou négatif sur le rôle et la pratique professionnelle des CRIA et CRHA? En théorie, en tant que spécialistes de la rétention et de l’attraction de la main-d’œuvre, les pénuries devraient constituer une occasion pour eux et elles de se faire valoir et d’être des partenaires stratégiques. D’après les personnes interrogées à ce sujet, la réponse à cette question demeure toutefois incertaine. D’un côté, certaines d’entre elles insistent sur l’augmentation des pressions sur le service pour y aller au plus court, à prendre des raccourcis :
« (…) Moi je trouve qu'on est plus bousculés qu'avant. (…) dans mon domaine d'activité (…) le leadership RH, je trouve qu'il est un petit peu mis de côté. (…) on doit malheureusement des fois mettre de côté des bonnes pratiques qu'on avait implantées. (…) on est toujours dans la vitesse, dans l'urgence, puis souvent (…) c'est vas-y prend n'importe qui, puis ça va faire la job. (…) on est confronté à nos valeurs souvent (…) d'un point de vue plus personnel, je trouve que la charge mentale professionnelle, elle est plus lourde qu'avant ». [CRHA, RP-23-02-1]
La responsabilité des directions RH (DRH) est évidemment considérable dans ce contexte de rareté, se retrouvant à assumer le rôle de gardienne d’enjeux cruciaux en matière de recrutement, de gestion de la rémunération, d’équité, diversité et inclusion, de marque employeur ou de développement de talent entre autres. Si les attentes des employés et employées envers les DRH sont élevées, elles le sont aussi envers les gestionnaires de plancher qui partagent, en partie du moins, cette responsabilité :
« Les gestionnaires qui sont principalement nos clients, je pense que la pénurie de main-d'œuvre [les a forcés] à être des gestionnaires, non pas des opérateurs, être des bons gestionnaires pour garder leur monde, il faut être capable de trouver des bonnes façons de travailler. (…) la pénurie de main-d'œuvre a exacerbé cette nécessité d'avoir des bons gestionnaires. » (CRIA, RP-23-01-3)
D’un autre côté, d’autres personnes constatent un effet positif sur la reconnaissance et le rôle stratégique des CRHA et des CRIA.
«(…) on va se dire les vraies affaires, ça a eu un impact positif sur la profession. Les entreprises ont réalisé finalement que les ressources humaines, ce n’était pas juste une dépense, c’était pas juste de l’administratif et du clérical, mais c’était un secteur qui était là pour aider à la transformation, à la gestion du changement et à l’adaptation de l’organisation. (…) Les gens des ressources humaines ont maintenant un rôle qui était vraiment différent. (…) C’est de la stratégie, c’est trouver des nouvelles façons de faire, c’est de pousser l’organisation à réfléchir, donc d’avoir réellement un rôle-conseil. Puis, on est rendu qu’on a plus le choix, il faut qu’ils se fassent coacher. Tu peux plus laisser aller les gestionnaires comme avant. Tu pouvais laisser aller parce que justement le marché était moins difficile. Donc c’est beaucoup plus de coaching, beaucoup plus d’accompagnement (…) » (CRHA, RP-23-03-1)
« Souvent (…) avant c'était bah les ressources humaines, ils font la paie et puis les avantages sociaux, le recrutement (…), mais là c'est beaucoup plus vaste. C'est beaucoup plus riche. (..) Là, c'est comme [si] les gens, enfin se réveillent un peu, puis on se dit enfin, on peut déployer toutes nos compétences finalement en tant que CRHA|CRIA, ce qui est très valorisant pour nous là. Mais c'est vrai que cette pénurie, cette pression-là sur les organisations fait qu'on peut vraiment travailler sur tous les aspects des ressources humaines (…) tous imbriqués les uns avec les autres. » (CRHA, RP-23-03-3)
L’expertise liée aux grands enjeux de la gestion de la personne en milieu de travail a permis aux organisations de s’adapter aux grands changements survenus au cours des dernières années et dont le présent article a pu donner un aperçu. La force des CRHA et des CRIA fut leur capacité d’adaptation selon les personnes ayant participé aux groupes de discussion. Les pénuries de main-d’œuvre furent une occasion de mieux comprendre les opérations de manière à apporter à leurs besoins particuliers des réponses sur mesure et praticables. D’autres soulignent enfin que les enjeux d’attraction et de rétention leur ont permis de développer une gestion plus informelle, plus accommodante, empreinte de davantage d’empathie et d’écoute des salariés et salariées, et où il y a moyen de gérer la flexibilité de manière intelligente et équilibrée.
Ce coup de sonde sur le terrain comporte plusieurs limites auxquelles pourraient palier une consultation élargie des CRHA et des CRIA et l’inclusion du secteur public. Cependant, cette recherche montre qu’à l’heure des pénuries, la pratique professionnelle s’est adaptée, car le maintien du statu quo était intenable. Que restera-t-il de ces transformations apportées à la gestion des ressources humaines et des relations de travail lorsque la main-d’œuvre sera moins rare et que les CV recommenceront à s’empiler sur les bureaux? Difficile de prédire s’il y aura un retour à la normalité d’avant les pénuries, soit un contexte où le taux de chômage se situait plus près des 9 % que des 4 %. Cependant, il est à souhaiter que grâce aux expériences et à l’agilité acquises, les CRHA et CRIA tireront des enseignements de cette situation inédite afin d’en conserver les évolutions positives pour leur pratique professionnelle et d’en éviter les écueils récents susceptibles de la miner.
Nous tenons à remercier l’Ordre pour le soutien actif apporté à l’organisation de trois groupes de discussion qui se sont tenus cet été. Ces groupes ont réuni une quinzaine de CRHA et de CRIA œuvrant dans le secteur privé québécois (fabrication et services) et ayant récemment participé à des négociations collectives. Ces personnes ont pu partager leurs expériences et leurs visions quant aux façons dont les pénuries de main-d’œuvre ont pu affecter les relations du travail et leur pratique professionnelle. Les descriptions et les constats faits dans cet article reposent sur les transcriptions de ces groupes de discussion, mais également sur le travail de terrain sur cette question, amorcé au cours de la pandémie. Ce projet de recherche plus large qui se poursuit toujours nous a permis de rencontrer (groupes de discussion et entretiens) jusqu’à présent une soixantaine de personnes représentant des employeurs ou des syndicats. Pour en savoir plus sur cette recherche :
- Blain, F. 2023. Les effets de la disponibilité de la main-d’œuvre sur les relations de travail en milieu syndiqué et la vie syndicale : avant et depuis la pandémie de la COVID-19, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, École de relations industrielles.
- Jalette, P. (2023), “Labour Shortages : A Game Changer for Industrial Relations?”, Labour and Industry: A Journal of The Social and Economic Relations of Work.
- Jalette, P. (2023), Québec : Les relations professionnelles à l’heure de la pénurie de main-d’œuvre, Chronique Internationale de l’IRES, 181 (mars) : 3-16.