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Développement professionnel et santé mentale : Apprentissage et développement : gare à l’épuisement professionnel!

Cet article porte sur les risques d’un surinvestissement en matière de développement professionnel sur la santé mentale des employés et des gestionnaires.
20 octobre 2023
Pierre-Marc Leblanc | Annick Parent-Lamarche, CRHA

L’apprentissage est une composante essentielle de l’efficacité au travail et de l’avancement professionnel. Et c’est principalement par le biais d’initiatives personnelles (ex. : visionnement de tutoriels, recherche de nouveaux défis professionnels ou réflexion sur les causes des erreurs commises) que les employés et les gestionnaires parviennent à maîtriser les tâches les plus complexes et à développer les compétences les plus recherchées. Mais au-delà de ces effets bénéfiques fort bien documentés, un tel engagement en matière de développement professionnel peut-il aussi contribuer à l’amélioration de la santé mentale des apprenants? À première vue, c’est ce que révèle la recherche scientifique[1][2]. Cependant, nous croyons que cette relation est plus nuancée qu’il n’y paraît, au point où nous émettons l’hypothèse d’un risque d’épuisement professionnel accru en cas d’efforts d’apprentissage prolongés (et infructueux). Afin d’y voir plus clair, nous nous tournerons vers l’une des théories les plus fréquemment mobilisées dans la recherche sur la santé mentale et le stress au travail : la théorie de la conservation des ressources.

La théorie de la conservation des ressources (TCR)

Élaborée par le psychologue américain Stevan E. Hobfoll à la fin des années 1980, la TCR part du principe que les individus s’efforcent d’acquérir, accumuler, de développer et protéger les ressources qu’ils considèrent comme importantes[3]. À la fois multiples et variées, ces ressources sont de nature personnelle (ex. : compétences clés), matérielle (ex. : équipement de protection) ou sociale (ex. : soutien des collègues). En plus d’être utiles pour la réalisation d’objectifs professionnels[4], ces ressources sont indispensables au maintien d’une bonne santé mentale[5]. Lorsque les employés et les gestionnaires ont accès à des ressources en qualité et quantité suffisantes, ils peuvent plus facilement envisager l’avenir avec optimisme et avoir confiance en leurs capacités à surmonter les défis qui émaneront de leur travail.

Afin d’illustrer cette théorie, il suffit d’imaginer un contexte de changement organisationnel où la capacité d’adaptation des équipes est appelée à jouer un rôle névralgique. Les gestionnaires ayant une compréhension fine du fonctionnement des équipes auront l’impression d’être bien en selle, ce qui réduira leur vulnérabilité au stress[6]. En revanche, ceux ayant des connaissances limitées dans ce domaine et qui peinent à régler les problèmes observés au sein de leur équipe risquent d’être inquiets. Et cette situation peut rapidement devenir critique si la viabilité d’autres ressources est conditionnelle au développement d’un leadership d’équipe efficace, telles les possibilités d’avancement au sein de l’entreprise ou la sécurité d’emploi.

Puisque le statu quo n’est pas une option valable dans ce dernier cas, plusieurs gestionnaires s’activeront à parfaire leurs connaissances sur le fonctionnement des équipes et sur les interventions censées faciliter leur adaptation. Ils pourront alors observer attentivement leurs collègues gestionnaires en action, solliciter de la rétroaction, expérimenter de nouvelles méthodes de gestion, ou même explorer les recommandations formulées par des outils d’intelligence artificielle (ex. : ChatGPT). Peu importe l’option choisie, il est à prévoir que ces initiatives aideront une majorité de gestionnaires à intervenir auprès de leurs équipes avec plus de justesse et de pertinence. L’acquisition de nouvelles connaissances leur donnera aussi l’impression de reprendre le contrôle de leur travail, au plus grand avantage de leur santé mentale.

Mais qu’arrive-t-il lorsque l’adoption de comportements d’apprentissage tarde à porter ses fruits? Cette question fait rarement l’objet d’analyses et de discussions. Et pourtant, ni l’ampleur ni la durée des efforts voués à la maîtrise de nouvelles compétences ne garantissent l’atteinte des objectifs d’apprentissage fixés. En fait, plus le temps passe et plus les tentatives d’apprentissage infructueuses grugeront des ressources indispensables au maintien d’une bonne santé mentale (ex. : énergie, temps et conciliation travail-vie personnelle). À moins d’un revirement inattendu de situation, les gestionnaires qui se sont dévoués vainement au perfectionnement de leur leadership risquent de ressentir un stress accru et même de constater l’apparition de symptômes d’épuisement professionnel (ex. : fatigue, baisse d’estime de soi et défaitisme).

Afin d’éviter ce résultat malheureux, il importe de réfléchir à la mobilisation des professionnels RH dans la mise en place de conditions favorables à l’apprentissage par les employés et les gestionnaires.

Quelles responsabilités pour les professionnels RH?

Tout d’abord, nous recommandons aux professionnels RH de soutenir l’établissement d’objectifs d’apprentissage précis et réalistes, et de moduler le temps alloué à leur réalisation. Dans le cas fictif décrit précédemment, de tels objectifs pourraient être de reconnaître la manifestation de certains phénomènes psychologiques à l’échelle de l’équipe (ex. : la confiance entre les membres) ou de communiquer une vision d’avenir stimulante, forgée sur la réalité de l’équipe supervisée.

Gardons aussi à l’esprit que certains apprenants n’ont pas l’habitude de prendre en charge leur propre développement professionnel et dans ces cas-là, le soutien des professionnels RH gagne à être plus étroit. Plus précisément, nous leur suggérons a) d’aider les individus concernés à cibler leurs besoins à l’aide de questions (ex. : Comment les idées et les suggestions sont-elles encouragées et prises en compte au sein de votre équipe?), b) de les orienter vers les ressources disponibles (ex. : conférences ou événements professionnels, plateformes d’apprentissage en ligne ou formations offertes à l’interne), c) de réfléchir avec eux sur les origines de leurs difficultés (ex. : détermination des conditions propices – ou non – à l’apprentissage) et d) évaluer périodiquement la progression de leurs apprentissages.

Une autre responsabilité des professionnels RH consiste à créer des espaces d’échanges et de réflexions où des collègues collaborent sur des difficultés particulières et se soutiennent les uns les autres dans le cadre de leurs apprentissages. Pouvant prendre différentes formes (ex. : groupes de codéveloppement ou communautés de pratique), ces espaces sont idéaux pour apprendre en compagnie de pairs en leur posant des questions, en leur demandant conseil ou en les écoutant attentivement faire le récit de certains événements.

Parallèlement au soutien à l’apprentissage qu’ils apportent aux employés et aux gestionnaires, les professionnels RH peuvent aussi guider ceux qui éprouvent des difficultés plus prononcées vers les programmes de promotion à la santé offerts par leur entreprise. Ces programmes sont censés les aider à mieux gérer les ressources indispensables à leur bonne santé mentale, notamment par le biais d’ateliers centrés sur la gestion du stress, du temps et des priorités.

Par cet article, nous souhaitons attirer l’attention de la communauté RH vers les risques d’un surinvestissement en matière de développement professionnel sur la santé mentale des employés et des gestionnaires. Bien entendu, cet enjeu s’ajoute aux nombreux autres défis auxquels font face les professionnels RH. Car s’il est une chose sur laquelle nous ne saurions trop insister, c’est bien le rôle décisif que ces derniers sont appelés à jouer pour maximiser les retombées positives de telles initiatives d’apprentissage.

Références

  1. Chen, J., Bamberger, P. A., Song, Y., et Vashdi, D. R. (2018). The effects of team reflexivity on psychological well-being in manufacturing teams.Journal of Applied Psychology103(4), 443-462.
  2. Tims, M., Bakker, A. B., et Derks, D. (2013). The impact of job crafting on job demands, job resources, and well-being.Journal of occupational health psychology18(2), 230-240.
  3. Hobfoll, S. E. (1989). Conservation of resources : A new attempt at conceptualizing stress.American psychologist44(3), 513-524.
  4. Halbesleben, J. R., Neveu, J. P., Paustian-Underdahl, S. C., et Westman, M. (2014). Getting to the “COR” understanding the role of resources in conservation of resources theory.Journal of management40(5), 1334-1364.
  5. Avey, J. B., Luthans, F., Smith, R. M., et Palmer, N. F. (2010). Impact of positive psychological capital on employee well-being over time. Journal of occupational health psychology15(1), 17-28.
  6. Hobfoll, S. E., Halbesleben, J., Neveu, J. P., et Westman, M. (2018). Conservation of resources in the organizational context: The reality of resources and their consequences.Annual review of organizational psychology and organizational behavior5, 103-128.
  7. Hobfoll, S. E. (2001). The influence of culture, community, and the nested‐self in the stress process: Advancing conservation of resources theory.Applied psychology50(3), 337-421.
  8. Bell, B. S., Tannenbaum, S. I., Ford, J. K., Noe, R. A., et Kraiger, K. (2017). 100 years of training and development research: What we know and where we should go.Journal of Applied Psychology102(3), 305-323.

Author
Pierre-Marc Leblanc Candidat au doctorat École de relations industrielles de l’Université de Montréal

Author
Annick Parent-Lamarche, CRHA Professeure titulaire, Département de gestion des ressources humaines Université du Québec à Trois-Rivières

Source : Revue RH, volume 26, numéro 4  ─ SEPTEMBRE OCTOBRE 2023