L’improvisation comme compétence du 21e siècle
« On n’arrête pas le progrès », disent les plus optimistes. « Il est impossible de remettre le génie dans la bouteille », ajoutent les plus pessimistes. À les entendre, la transformation numérique paraît inévitable et la pression monte pour qu’on en tienne compte. Lorsqu’on prête l’oreille aux firmes-conseils et aux géants du numérique, on croirait parfois entendre Locutus répéter son laïus face aux changements technologiques : « Toute résistance est futile ».
On peut se rassurer, il n’en est rien. Au contraire, il se pourrait bien que la clé du succès de la transformation numérique réside peut-être dans une forme particulière de résistance au changement, celle qui conduit à recycler des ressources et des expériences afin de résoudre les contractions, les malentendus et les conflits inhérents à la numérisation du travail et à la transformation numérique : l’improvisation.
On dit que le changement est désormais perpétuel, qu’il fait partie intégrante du fonctionnement de l’organisation et qu’il faut chercher à s’y adapter plutôt qu’à lui résister. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire et la question demeure : que veut-on dire quand on dit qu’il faut s’adapter à la numérisation du travail? Comment passer de la réaction au changement à la proaction dans le changement? Quelles sont les compétences de l’adaptabilité et quel est le programme pour les développer?
La gestion de proximité au cœur de la transformation numérique
Le cœur de la transformation numérique bat au rythme d’importantes contradictions que les professionnels RH sont souvent appelés à résoudre. Par exemple :
- Ils doivent assurer la stabilité dans le contexte d’un changement perpétuel.
- Ils sont appelés à normaliser les processus, à créer des routines en vue d’améliorer la performance, mais tout en facilitant l’innovation.
- Ils exhortent à prendre des risques, mais sans pour autant encourager l’erreur.
Ces paradoxes sont des « contradictions durables, voire permanentes, entre des éléments qui apparemment s’excluent l’un l’autre, mais coexistent malgré tout » (Bollecker & Nobre, 2016). Elles bousculent le quotidien d’un nombre important des professionnels de proximité, c’est-à-dire ceux et celles qui ont les deux mains dans le « moteur humain » de la transformation numérique du travail : les professionnels RH.
Pour plusieurs, ce sont les efforts consentis à la résolution des paradoxes et des déboires de la transformation numériques qui constituent la clé de la réussite d’un processus de maturation numérique, qui n’est pas l’aboutissement de la transformation numérique, mais l’état persistant de l’organisation à l’ère numérique. Simplement dit, les professionnels RH ne travaillent pas sur une fin, mais sur un processus.
Les contradictions à résoudre
- Assurer la stabilité dans le contexte d’un changement perpétuel
- Normaliser les processus, créer des routines tout en facilitant l’innovation
- Prendre des risques sans encourager l’erreur
Boires et déboires de la transformation numérique : les mérites de l’improvisation
Du côté des théories des organisations, on note l’existence d’un clivage entre l’école de la planification stratégique, qui privilégie la stabilité et celle de l’improvisation qui donne une prime au changement (Quinn, Cameron, 1988; Poole, Van de Ven, 1989). D’un côté comme de l’autre, on tente de comprendre la nature de l’organisation : s’agit-il d’une entité stable ou changeante? En admettant que l’organisation naisse de la cohabitation entre la stabilité et le changement perpétuel, lequel représente le plus d’importance en matière d’innovation et de performance?
Lorsqu’il s’agit de transformation numérique, les partisans de la première école, celle de la planification stratégique, plaident que la transformation numérique repose d’abord sur une vision à long terme, ainsi que sur l’harmonisation des fonctions stratégiques et des technologies de l’information. Ses représentants les plus populaires s’inspirent des travaux fondateurs des théoriciens de la gestion par les ressources (Barney, 1985, 1991), de l’alignement stratégique (Hendersen, Venkatraman, 1993), de la stratégie d’affaires numériques et de la valorisation des ressources informationnelles (Bharadwaj, El Sawy, et al. 2013; Verhoef, et al., 2021; Vial, 2019) et humaines (Bondarouk, 2017; Lepak, Snell, 1998), dont l’usage conduirait à l’optimisation des processus ou, dans le meilleur des cas, à la création d’un avantage concurrentiel durable parce qu’il est imparfaitement imitable par la concurrence (Barney, 1991).
À la différence des premiers, les seconds font valoir que l’improvisation est nécessaire à la résolution des problèmes quotidiens, des malentendus et des conflits, qui seraient un terreau fertile pour susciter de l’innovation locale (Ciborra, 1994, 1996). Bien avant le développement des compétences numériques, on recommande plutôt de créer un contexte favorisant le développement des compétences informationnelles et des habiletés propres à l’improvisation. Ces compétences devraient être valorisées puisqu’elles conduisent à une production in situ et continuelle d’innovations locales qui, bien que discrètes, pourraient être synonymes d’une création d’avantages concurrentiels inimitables par la compétition.
La stratégie : nécessaire, mais insuffisante
Pour l’école de l’improvisation, la stratégie est nécessaire, mais insuffisante pour réussir une transformation numérique. En effet, les activités stratégiques sont souvent assez éloignées de l’activité réelle du travail. Par exemple, au moment de l’implantation d’une technologie numérique, on impose une formalisation des activités de travail au détriment de l’activité réelle de travail, qui s’articule autour de l’informel, des compromis entre collègues, des collaborations inusitées et de la résolution des petites épreuves du quotidien.
Le rôle des professionnels RH consiste à réaligner les visées stratégiques avec la réalité quotidienne, un rôle qui dépend souvent d’une forte capacité à improviser des solutions.
Pour réussir un processus de maturation numérique, il faut donc miser sur le renforcement de la capacité à improviser par le développement d’une culture d’apprentissage en continu (Dweck, 2012 ; Kane, Nanda, Copulsky, 2021; Solberg, Traavik, Wong, 2020) fondée sur le recyclage des ressources matérielles et sociales, ainsi que sur l’expérience du quotidien, sur l’exploration, sur l’ouverture à l’erreur et sur la documentation.
Valoriser l’improvisation comme apprentissage dans l’action
L’improvisation peut être proactive à la condition de lui donner le moyen de ses ambitions. Pour ce faire, on peut la concevoir comme une occasion d’apprentissage dans l’action. En valorisant l’improvisation, les professionnels RH placent les employés au cœur de la transformation numérique. Ce faisant, on fait d’elles et eux des « costratèges » et des partenaires à part entière du processus de maturation numérique.
Bibliographie
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- Barney, J. (1991). Firm Resources and Sustained Competitive Advantage. Journal of Management, 17(1), 99–120.
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