Avec l'évolution vers des modalités de travail de plus en plus hybrides, il convient d'interroger les divergences expérientielles employés-employeurs en matière de la transformation numérique des conditions de travail. À l'évidence, les pratiques managériales nouvelles qu'implique ce changement commandent des compromis entre la facilitation des conditions de travail en vue d'améliorer les performances et le bien-être des employés.
En l'occurrence, le débat fait rage parmi les chercheurs quant à l'expérience des nouvelles façons de travailler (New Ways of Working), comme source de « ains mutuels » ou de conflits d'intérêts entre employeurs et employés (Ogbonnaya & Messersmith, 2019; Renard et al., 2021). D'où l'interrogation portée, dans cet article, sur la capacité de ces transformations à soutenir le bien-être des collaborateurs. De fait, deux dimensions au moins sont concernées par la transformation numérique des conditions de travail : une première dimension technique des tâches à réaliser. Ensuite, une dimension sociale liée à la façon dont l'employé fait concrètement l'expérience du travail dans les nouveaux espaces numériques. En fait, il s’agit là des deux piliers du système sociotechnique des organisations. La théorie des systèmes sociotechniques défend l'idée que les avancées technologiques affectant les organisations devraient développer des modèles de changement plus flexibles, pour s'adapter aux « réseaux sociaux » que forment les collectifs de travail (E. Appelbaum et al., 2013; Van den Broeck & Parker, 2017). En somme, un système sociotechnique est une approche de la gestion des organisations visant à équilibrer les besoins techniques (compétences et savoir-faire) et sociaux (relationnel) des employés. Ceci pour créer des environnements de travail plus efficaces. Ainsi, les projets de la transformation numérique doivent-ils intégrer la manière dont l'articulation entre ces différents systèmes, interdépendants, en sera affectées.
Les effets des 2 dimensions du cadre sociotechnique de travail
- Les outils et pratiques de flexibilisation des conditions de travail
- Les outils et pratiques d’échange et de soutien social
La flexibilisation des conditions de travail, comme corollaire de la transformation numérique, permet-elle d'accorder ces deux composantes des systèmes sociotechniques dans les organisations?
Nous avons étudié cette question sur la base de données recueillies auprès d'employés d'une organisation parapublique suisse lors d'une enquête de climat social. En droite ligne de la refonte de ses locaux, services et pratiques managériales, cette dernière a lancé depuis deux ans un grand projet de transformation numérique, aux effets potentiellement importants sur la culture d'entreprise. De plus, le projet fait office de tremplin pour construire un nouveau modèle de relations de travail flexibilisé. Examinons ici comment cette flexibilisation des conditions de travail influence le bien-être des collaborateurs. L'idée est de mesurer les effets des deux dimensions du cadre sociotechnique de travail que sont : (1) les outils et pratiques de flexibilisation des conditions de travail; (2) les outils et pratiques d'échange et de soutien social.
Dans les deux cas, la focale a été placée sur l'incidence des mesures de GRH considérées sur le bien-être global, respectivement selon différents groupes démographiques de l'organisation. Pour rester synthétique, seulement quelques aspects d'analyse seront retenus : le genre, l'échelon hiérarchique, la famille professionnelle (administrative, informatique, logistique, technique).
Dans le sous-système social de l'organisation, la structure de travail devrait répondre aux besoins psychologiques des employés. C'est ainsi le cas de l'ensemble des stratégies managériales procurant un sentiment d'appartenance et donnant un sens au travail; passe, entre autres, par la responsabilisation et la prise d'initiatives. Ce sous-système repose sur un réseau de relations sociales construit autour de la culture, des normes et des rôles campés par les parties prenantes de la relation de travail. Quant au système technique, il prend forme à travers les équipements, ou encore les méthodes utilisées pour transformer les matières (S. H. Appelbaum, 1997). En somme, le concept de système sociotechnique s'intéresse aux relations réciproques entre les humains et la technologie qui les entourent dans les contextes professionnels (Fischer & Baskerville, 2022; Ropohl, 1999).
Tableau 1 : Comparaison des deux dimensions (régression linéaire; source : l'auteur)
Le schéma clair qui se dessine est informatif à maints égards. Il apparaît ainsi clairement que la dimension sociale exerce une influence globalement plus importante sur le bien-être des employés comparativement à la dimension technique (voir Figures 1 et 2 ci-dessous). D'ailleurs, en considérant les éléments constitutifs de cette dernière dimension, seule la flexibilisation de l'espace de travail, donc une conséquence indirecte de la transformation numérique, exerce un effet significatif sur le bien-être des employés L'expérience des salariés, en matière de flexibilisation des conditions de travail se révèle en décalage avec les ambitions organisationnelles. Des analyses supplémentaires démontrent clairement des différences nettes, en fonction du statut (moyennes plus élevées chez les cadres vs les employés subalternes) sur (1) les pratiques managériales d'autonomisation; (2) celles contribuant à donner du sens au travail; (3) et les pratiques managériales permettant aux individus d'avoir un contrôle plus important sur les tâches réalisées. En outre, au titre de la comparaison effectuée entre les familles professionnelles (gestion, informatique, logistique et technique), les employés de la branche informatique se démarquent de celles et ceux de la gestion.
Figure 1 : Effet sur le bien-être du système social (source : l'auteur)
Figure 2 : Effet sur le bien-être du système technique (source : l'auteur)
Quelles leçons en tirer pour les professionnels RH? L'expérience de la transformation numérique des conditions de travail peut devenir délétère pour certains employés. C'est du ressort des professionnels RH de mieux accompagner les collaborateurs par le soutien et l'autonomisation (empowerment). Ce qui passe, par exemple, par la construction d'équipes autonomes, intégrant les travailleurs aux décisions (dimension sociale). Dans ce cadre, toute initiative visant à intensifier les interactions humaines et à souder le corps social de l'organisation est bienvenue. En outre, développer les compétences professionnelles des collaborateurs, afin d'intégrer plus facilement les nouvelles façons de travailler (dimension technique). Pour ces derniers, l'idéal serait que la digitalisation devienne un véritable tremplin de développement professionnel.
Références
- Appelbaum, E., Murray, G., Bélanger, J., Giles, A., & Lapointe, P. (2013). The impact of new forms of work organization on workers. Work and Employment in the High Performance Workplace, 120.
- Appelbaum, S. H. (1997). Socio‐technical systems theory: an intervention strategy for organizational development. Management Decision.
- Fischer, L. H., & Baskerville, R. (2022). Explaining sociotechnical change: an unstable equilibrium perspective. European Journal of Information Systems, 1-19.
- Ogbonnaya, C., & Messersmith, J. (2019). Employee performance, well‐being, and differential effects of human resource management subdimensions: Mutual gains or conflicting outcomes? Human Resource Management Journal, 29(3), 509-526.
- Renard, K., Cornu, F., Emery, Y., & Giauque, D. (2021). The Impact of New Ways of Working on Organizations and Employees: A Systematic Review of Literature. Administrative Sciences, 11(2), 38.
- Ropohl, G. (1999). Philosophy of socio-technical systems. Society for Philosophy and Technology Quarterly Electronic Journal, 4(3), 186-194.
- Van den Broeck, A., & Parker, S. K. (2017). Job and Work Design. Oxford Research Encyclopedia of Psychology.