Un peu comme l’a fait Yuval Noah Harari avec succès en publiant ses ouvrages historiques et sociologiques « Sapiens » et « Homo deus », l’anthropologue James Suzman, nous propose une histoire tout aussi fascinante sur le travail et notre emploi du temps. Figurant parmi les meilleurs ouvrages de non-fiction chez Amazon en 2021, l’auteur nous lance une invitation à revoir notre relation avec le travail et à réfléchir à notre évolution comme société. En cette période de transformations sociales majeures que génère l’arrivée des nouvelles technologies, cette lecture prend encore plus de valeur devant le contexte post pandémique qui se fait attendre.
Le travail, défini par Suzman comme « une dépense volontaire d’énergie ou d’efforts dans une tâche dans le but d’atteindre une finalité », occupe une place prépondérante dans nos vies. Avouons-le, nous nous définissons par notre travail. Il nous confère un statut social et bien sûr, la capacité de se procurer des biens. « Work » retrace le chemin qui a assuré cette place cruciale au travail depuis les origines de la vie sur terre jusqu’à aujourd’hui où la robotisation et l’intelligence artificielle influencent grandement son évolution.
Que ce soit par l’étude du mode de vie des nomades Ju/’hoansi de Namibie ou par un regard percutant sur la naissance de l’urbanisation, l’auteur enrichit sa réflexion en s’inspirant d’autres disciplines dont l’archéologie, la biologie, la sociologie et l’économie pour illustrer ses propos, rendant la lecture d’autant plus captivante et surprenante.
Pour un changement des fondements économiques actuels
L’analyse des théories de l’économie est centrale dans l’œuvre de Suzman. Il expose les grands concepts économiques et leurs effets, en passant par Adam Smith, philosophe et fondateur de l’économie suivi de Benjamin Franklin, le père fondateur des États-Unis et créateur de l’adage, ‘le temps, c’est de l’argent’ jusqu’aux grands économistes du XXe siècle que sont John Maynard Keynes et John Kenneth Galbraith. Il relate aussi l’impact du taylorisme sur le travail ainsi que la naissance de la publicité et de son incidence sur nos habitudes de consommation.
Avec l’arrivée des nouvelles technologies, la précarité du travail dans le secteur tertiaire ou des services qui englobe l’ensemble des emplois s’amplifie. L’auteur déplore les incohérences qui découlent d’un système qui encourage la croissance économique continue au détriment de la qualité de vie et de l’environnement. De plus en plus de gens meurent parce qu’ils travaillent trop mentionnera-t-il, victime du karoshi, un phénomène observé au Japon. L’engagement au travail est faible partout, atteignant à peine 10 % en Europe et 27 % au Canada. Ces faits et bien d’autres pointent vers les failles d’un modèle économique qui tient de moins en moins la route.
L’anomie ou le mal de l’infini de Durkeim
Identifié par Émile Durkheim à la fin du XIXe siècle pour expliquer le nombre élevé de suicides pendant la révolution industrielle en Europe, Suzman reprend le concept d’anomie pour éclaircir certains phénomènes sociologiques. Lorsque les sociétés font face à des changements perpétuels et imprévisibles comme c’est le cas aujourd’hui, les liens et les valeurs qui rattachent la personne à la société se désagrègent. L’évolution technologique s’effectue trop rapidement et provoque un affaiblissement des règles imposées par la société aux personnes, ce qui a pour conséquence d'augmenter l'insatisfaction et la souffrance. L’écart qui existe entre ce que l’on peut espérer et ce que l’on peut obtenir déclenche ce mal de l’infini.
La pandémie actuelle a sûrement incité plusieurs à s’interroger sur la place qu’occupe le travail dans leur vie et aussi à revoir leurs réels besoins sur les plans matériel et social. Ceux qui sont préoccupés par ces questions seront bien servis avec cet ouvrage. « Travailler, c’est trop dur » chantait Zachary Richard. Qui ne voudrait pas vivre d’amour et espérer de vivre vieux comme le suggère de façon un peu prophétique le musicien cajun. Amour bien sûr évoquant aussi l’amour de son travail et de son prochain. Suzman lance une perche pour susciter les réflexions qui s’imposent sur le plan individuel et sociétal pour y arriver.