L’avion vole à 14 000 pieds. Les moteurs font entendre leur ronronnement sourd et constant. Bien installés dans leur siège, le pilote et le copilote volent à vue sous un temps clair. Soudain, ils aperçoivent devant eux une couche nuageuse dense dans laquelle l’avion s’engage, et puis plus aucune visibilité. C’est précisément ce qu’ont vécu des milliers de gestionnaires depuis l’adoption massive du télétravail, provoquée par la pandémie. Et comme tout bon pilote le sait, dans les situations où le vol à vue n’est plus possible, il est impératif de recourir aux instruments. Et les gestionnaires, eux?
La distance et la perte de visibilité
La gestion de la performance individuelle est l’un des rôles importants dévolus aux gestionnaires. Ils ont, en tant que pilotes de leurs équipes et de leurs organisations, à mobiliser le personnel tout en assurant l’atteinte des objectifs et la pleine réalisation de la mission de l’organisation. Et avant la pandémie, sans vraiment le réaliser, plusieurs d’entre eux volaient majoritairement à vue : discussions dans l’embrasure de la porte, contact visuel sur les arrivées et les départs du bureau, employés occupant une salle de réunion, échanges formels et informels sur les lieux de travail, politique de la porte ouverte pour répondre aux diverses interrogations en temps réel, etc. Il était alors beaucoup plus facile de se forger une perception, du moins partielle, de la performance des membres respectifs de leurs équipes.
Force est de constater, malgré le fait que plusieurs gestionnaires ont depuis cet événement développé de nouvelles façons de gérer la performance à distance, que la pandémie n’a pas entraîné une transformation en profondeur de leurs pratiques. Avec l’avènement de logiciels collaboratifs comme Microsoft TEAMS, nos pilotes organisationnels ont souvent reproduit des réflexes de vol à vue. À titre d’exemple, l’enquête de l’Ordre des CRHA publiée en juin 2020 révèle que 57,3 % contrôlent la présence de leurs employés en télétravail.
Plus d’une année s’est maintenant écoulée et pourtant, des gestionnaires avec qui j’échange me confient cette impression persistante de se retrouver dans le brouillard par rapport à la performance de leur personnel. Pour la majorité d’entre eux, ils ont simplement besoin d’un nouveau plan de vol : un plan de vol aux instruments.
La gestion par objectif : une panoplie d’instruments à disposition
Les pilotes ont divers instruments pour se repérer et diriger leur appareil en l’absence de visibilité : indicateurs de vitesse et d’assiette, altimètre, indicateur de cap, HSI, etc. De la même façon, les gestionnaires ont plusieurs « instruments » à leur disposition pour gérer la performance individuelle. J’y reviendrai.
Pour pouvoir bien gérer la performance individuelle, la gestion par objectif (GPO) s’avère particulièrement efficace. Non seulement l’établissement d’objectifs se prête bien à la distance en contexte de travail hybride, mais elle stimule également la performance. En effet, un employé sera davantage motivé si on lui fixe des objectifs clairs et qu’on lui fournit une rétroaction appropriée sur sa capacité à les atteindre. De plus, des objectifs bien définis, difficiles à atteindre tout en étant réalistes, conduiront à une meilleure performance que des objectifs vagues ou aisés à atteindre (Locke et Latham, 1990). C’est d’autant plus pertinent de souligner l’importance de la GPO puisque l’enquête de l’Ordre des CRHA publiée en juin 2020 révèle aussi que 42,7 % des personnes sondées ne fournissent pas de tâches, d’attentes ou d’échéances aux employés en télétravail.
Les objectifs se définissent à partir d’instruments bien précis. En voici quelques-uns parmi les plus connus :
- La description d’emploi
- Le plan d’action annuel issu du plan stratégique
- Les valeurs organisationnelles
- L’appréciation de la contribution
Ces outils et quelques autres servent tous la gestion de la performance et il peut parfois être étonnant de constater à quel point ils peuvent être sous-utilisés.
Deux instruments porteurs : la description d’emploi et les valeurs organisationnelles
L’idée ici n’est pas de passer en revue tous les moyens de gérer la performance. Attardons-nous à deux d’entre eux : les valeurs organisationnelles et la description d’emploi. Cette dernière s’avère être un formidable outil de dialogue sur le rôle que joue un employé dans une organisation. Bien rédigée, elle résume en un coup d’œil les quelques tâches liées à un emploi et comprend des résultats attendus et mesurables (quantitatifs/qualitatifs). Elle permet un échange constructif non seulement sur le sens et l’utilité d’un employé vis-à-vis de l’organisation, mais elle recèle également des attentes signifiées mesurables par responsabilité sur lesquelles l’employé et le gestionnaire peuvent fonder une compréhension commune de ce qu’est la performance. Et tout comme le pilote pose fréquemment les yeux sur ses instruments, le gestionnaire et l’employé doivent tenir cette conversation en continu par le biais de rencontres individuelles statutaires et pourquoi pas, au moyen d’un petit tableau de suivi des objectifs individuels mis à jour trimestriellement ou mensuellement.
Bien que la distance et le travail hybride compliquent l’observation de certains comportements en entreprise, les outils technologiques et la sollicitation de rétroactions fréquentes du gestionnaire auprès des membres de son équipe permettent toujours d’apprécier la performance sous l’angle comportemental. D’ailleurs, les valeurs organisationnelles sont, en cette matière, un instrument puissant afin de cerner les comportements générateurs de performance au sein d’une équipe. En effet, des valeurs organisationnelles bien ancrées doivent être liées à des comportements observables et convenus. En amorçant une discussion pour renouveler les comportements liés aux valeurs organisationnelles, le gestionnaire pourra non seulement les adapter au contexte hybride, mais établir une partie de la vision commune de la performance dans son équipe, voire son organisation. Par exemple, une organisation ayant comme valeur la collaboration pourra établir comment, dans un contexte hybride et par le biais d’outils dont elle dispose, cette valeur se traduira dans des comportements faciles à observer au quotidien.
Dans la plupart des compagnies aériennes nationales et internationales, les appareils requièrent, de par leur certification de fabrication, la présence d’un duo pour le pilotage et la gestion du vol. De la même façon, la gestion par objectif trouve sa pleine efficacité dans l’échange gestionnaire et employé, de même que dans la définition et le suivi commun des objectifs fixés (Locke et Latham, 1990). Et en la matière, lorsque cela est possible, il est essentiel de ponctuer le virtuel de rencontres en face à face afin de bâtir ainsi qu’entretenir le lien de confiance.
La non-performance à distance : se pencher sur les composantes de l’autonomie
Du jour au lendemain, des employés habituellement performants ont vu leur rendement décliner. D’autres ont semblé tout bonnement perdus. Confrontés à gérer la non-performance à distance, bien des gestionnaires y ont perdu eux aussi leurs repères. La démocratisation du télétravail a mis en lumière de façon spectaculaire une compétence désormais clé : l’autonomie. Si l’adaptation technologique des formes classiques de contrôle n’est pas une réponse pertinente à la démocratisation du travail hybride, la prise pour acquis que tous les employés sont égaux en matière d’autonomie est une réponse tout aussi inadaptée.
Cette dernière est composée de trois éléments : la compétence, la motivation et les objectifs qui sont confiés à l’employé (Tissier, 2001). Nous avons traité des objectifs plus haut. La question de la non-performance peut être explorée en abaissant la loupe sur les deux autres.
Le leadership situationnel est d’un précieux recours lorsque vient le temps de gérer la non-performance dans un contexte hybride puisqu’il s’intéresse aux dimensions qui composent l’autonomie d’une personne. Et il s’agit d’un angle particulièrement efficace pour soutenir les employés en difficulté. Tissier identifie quatre paliers d’autonomie selon ce que l’employé est :
- Non compétent et non motivé
- Non compétent et motivé
- Compétent et non motivé
- Compétent et motivé
En abordant la question de la non-performance en mode hybride sous l’angle de l‘autonomie, le gestionnaire pourra ainsi concentrer son attention sur ce qui pourrait permettre à l’employé d’augmenter en compétence (savoir-faire, savoir-être) ou en motivation en fonction des objectifs fixés et convenus. Et n’oubliez pas qu’un autre élément important entre en ligne de compte : la confiance en soi de l’employé. En effet, plusieurs référentiels de compétences placent la confiance en soi comme un ingrédient essentiel de l’autonomie. Bien des politiques de télétravail visent pourtant à servir à tous les mêmes paramètres. Bien que cela parte d’un principe d’équité louable, il est connu que la gestion de la non-performance en mode hybride passe par le constat que certains employés, malgré toute la bonne volonté du monde, ne peuvent tout simplement pas performer à distance plusieurs journées par semaine.
En terminant, un pilote de ligne commercial me confiait que même en vol à vue, un pilote devait consulter fréquemment ses instruments. Le parallèle à tisser avec la gestion est encore ici limpide. Si par magie le télétravail tel que nous le connaissons depuis la pandémie venait à disparaître, les gestionnaires gagneraient tout autant à connaître toutes les possibilités qu’offrent leurs instruments afin de s’en servir pleinement pour gérer la performance. Qu’on soit passager ou pilote, il me semble que cela nous permettrait d’avoir la tête plus tranquille au moment de décoller.
Quatre paliers d’autonomie selon ce que l’employé est
-
Non compétent et non motivé
- Non compétent et motivé
- Compétent et non motivé
- Compétent et motivé