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La Surveillance électronique : big Brother et la gestion des RH

Le télétravail s’annonce de plus en plus comme la nouvelle réalité, et de nombreux gestionnaires souhaitent avoir leurs employés à l’œil malgré la distance physique. À cette fin, des outils technologiques de surveillance de plus en plus performants peuvent être utilisés. Que permettent-ils d’apprendre et jusqu’où les employeurs peuvent-ils y avoir recours sans nuire à l’organisation, à sa réputation, aux relations de travail ou pire, se retrouver devant les tribunaux?
24 septembre 2021

Les données peuvent en effet servir de preuve dans un litige ayant trait à l’imposition de mesures disciplinaires à un employé. Cependant, tant la façon de les obtenir que la raison de les recueillir joueront dans l’interprétation d’un arbitre. Le contexte en est un de relation employeur-employé, et ce sont ces paramètres qui influenceront la recevabilité d’une preuve.

L’accueil de la surveillance chez les employés

La majorité des travailleurs canadiens se disent réfractaires à l’installation d’outils de surveillance comme les enregistreurs de frappes ou encore les captures photos aléatoires, selon les données d’une étude récente citée par Jean-François Bertholet, consultant en développement organisationnel et chargé de cours à HEC Montréal, lors d'une activité organisée par l’Institut Fasken. Étonnamment, ce sont les millénariaux (18-35 ans) qui se sont montrés les plus réfractaires à l’égard de ces méthodes intrusives, eux qui font pourtant une pleine utilisation d’applications qui leur demandent de renoncer à certains de leurs droits.

Il reste que, s’il y trouve son compte, l’employé considère cette technologie comme étant moins intrusive et se dit prêt à jeter du lest. « La frontière n’est pas claire : si la surveillance permet à l’employé de travailler de la maison, devient-elle plus acceptable? Est-elle considérée comme étant moins intrusive? » demande Alexis Charpentier, CRIA, associé chez Fasken.

Enjeux d’avenir

« Sans équivoque, des employeurs achètent ces outils parce que les entreprises qui les fabriquent sont en croissance explosive. Mais le tout demeure au stade expérimental pour le moment, les dossiers de piégeage d’employé sont réalisés avec les méthodes traditionnelles de filature ou de surveillance individuelle », dit Alexis Charpentier.

Selon lui, on se prépare cependant à une véritable « bataille des cols blancs », en référence à celle menée par des syndicats de cols bleus contre l’installation de GPS dans des camions sous prétexte qu’il s’agissait d’une atteinte à la vie privée. L’arbitre a rejeté le grief en statuant que l’employeur a prouvé qu’il a installé ces GPS à des fins opérationnelles.

Deux principes s’appliquent dans la validation du recours à la surveillance : l’expectative de vie privée de l’employé et l’objectif de surveillance de l’employeur.

Prenons l’exemple d’un employé qui se promène au centre commercial durant ses heures de travail, qui se fait filmer et qui reçoit un avis disciplinaire. Il ne peut pas invoquer le droit à la vie privée. S’il se fait filmer chez lui, cependant, il pourra invoquer une intrusion dans sa vie privée. Pour ce qui est de l’objectif de surveillance, il s’agit du cœur de l’analyse. Si l’employeur justifie son geste par des fins de bonne gestion, il pourrait obtenir gain de cause.

Ce qui importe le plus, c’est que les objectifs de surveillance soient clairement énoncés et connus des employés : ce système améliore la performance, mais à l’occasion, il pourra mener à l’imposition de mesures disciplinaires. « Il faut choisir la bonne méthode, car un arbitre pourrait également contester l’application choisie et la trouver intrusive et, donc, ne pas en valider les résultats », précise Alexis Charpentier.

La nature du travail peut aussi commander une surveillance, et là, les employés n’auraient d’autre choix que l’accepter. Dans un centre d’appels, par exemple, il serait normal qu’il y ait surveillance, et aucun arbitre n’invoquerait le droit à la vie privée dans ce cas.

Les raisons de la surveillance : un cadre de réflexion

Il faut s’arrêter d’abord à l’intention derrière la surveillance. Elle peut relever du contrôle et de l’évaluation de la performance, ce qui plaît parfois aux employés qui aiment recevoir ce type de statistiques. Elle peut aussi relever du développement et de l’apprentissage des employés, de la protection de l’entreprise et de ses données et de solutions technologiques à venir. À ces égards, l’entreprise peut facilement prétexter son droit de gestion pour justifier l’utilisation de la surveillance.

Vient ensuite le degré d’invasion déployé par la méthode de surveillance. Si l’intervention vise une équipe, elle est dès lors considérée comme étant moins intrusive que si elle cible une personne. L’ampleur et la cible d’analyse jouent aussi. Veut-on mesurer des émotions ou la réalisation de tâches?

La synchronicité affecte aussi le degré de tolérance envers la surveillance. A-t-on affaire à un mécanisme constant ou à des mesures ponctuelles, par exemple quatre fois par année?

Enfin, la transparence de l’organisation doit être exemplaire : des employés bien informés sur les intentions et les méthodes utilisées ont peu de moyens de refuser une utilisation ultérieure de ces données. Mais des travailleurs tentent de « surveiller » à leur tour leurs employeurs. « En Europe, des groupes d’employés élisent des représentants qui examinent l’utilisation que fait l’entreprise de leurs données », ajoute Alexis Charpentier.

Bienvenue dans Black Mirror

La célèbre série a de quoi faire frissonner. Ce qui suit aussi. La surveillance technologique est multiple : compteur de frappes, température de la souris, émotions dans le visage et la voix, surveillance du contenu des courriels, logiciel d’atténuation des termes utilisés dans les courriels, rapports d’anomalies et bien d’autres.

L’employeur peut même avoir accès en temps réel aux écrans de tous ses employés, un peu comme un gardien de sécurité d’immeuble. Il peut choisir de se concentrer sur l’un d’eux et faire défiler une vidéo des dernières minutes ou heures de travail. À peu près tout a été inventé et est prêt à être utilisé.

À distance, la tentation est peut-être encore plus grande, et les outils de télétravail sont mis à profit : surveillance du calendrier Outlook pour mesurer le nombre de tâches, comptabilité des rencontres Teams pour mesurer le degré de collaboration d’un employé ou des insertions textuelles dans les documents partagés sur des plateformes de travail collaboratif.

« Là où il y a de la mesure, il y a des gens qui vont tenter de la déjouer, affirme Jean-François Bertholet. Des travailleurs vont se “booker” de fausses rencontres ou faire des copier-coller dans des documents simplement pour augmenter leurs scores. » En tant qu’employeur, il faut se demander si c’est pertinent de forcer ses employés à sourire parce qu’ils savent que leur expression faciale est captée à tout moment et analysée par un algorithme. « Les anciens “téteux” de classe vont se transformer en manipulateurs d’algorithmes », ajoute-t-il.

Nous ne sommes pas encore dans le monde de Black Mirror : on étudie les possibilités sans pour autant les mettre vraiment en pratique. Les employeurs doivent comprendre que leurs objectifs et leurs intentions détermineront ce qu’ils pourront mettre en place comme surveillance. Et gare aux effets néfastes de ces mécanismes : bris du contrat psychologique entre l’employé et l’employeur et dégradation de l’expérience employé. Si la technologie permet aujourd’hui autant de surveillance, elle peut tout aussi bien détruire une image d’entreprise et salir la marque employeur à vitesse grand V!