Depuis quelque temps déjà, la littérature s’est intéressée au phénomène du télétravail et les auteurs s’accordent pour lui reconnaître un certain nombre d’avantages, pour le salarié comme pour l’entreprise : gain de temps, liberté d’organisation, réduction de la fatigue et des coûts liés aux trajets domicile-travail, gain de productivité, baisse de l’absentéisme, meilleur équilibre entre travail et vie personnelle, image de l’entreprise, etc. Tout ceci à condition bien sûr que le management s’adapte à cette nouvelle donne en mettant l’accent sur l’autonomie, la flexibilité et la confiance, en mettant en place une nouvelle manière de contrôler le travail en se basant sur l’atteinte des objectifs plutôt que sur le temps passé à effectuer la tâche. Le télétravail que nous expérimentons aujourd’hui, subit et subi, conjoncturel, pensé comme ponctuel, met cependant bien en évidence les ruptures qu’il implique avec les modes de gestion classiques.
Dans cette contribution, nous aimerions démontrer, à partir de premiers résultats d’un projet de recherche, quelques points d’attention tirés d’une série d’entretiens exploratoires menés auprès de personnes ayant expérimenté le télétravail suite à la crise sanitaire. Nous verrons ainsi que les travailleuses et travailleurs ne sont pas tous égaux lorsqu’il s’agit de télétravailler. Certaines conditions doivent être remplies, au risque de considérablement dégrader l’expérience employé et péjorer la qualité de vie au travail.
« Une chaise de paille, une table et de quoi écrire, cela me suffit! »
Il est clair que de pouvoir disposer d’un espace isolé réservé au travail, correctement équipé, permettrait alors de mieux se consacrer à son activité professionnelle, et de ce point de vue, les entreprises ont en général fourni à leur personnel un ordinateur leur permettant d’accomplir leur travail. Cette nouvelle manière de travailler suppose pourtant que les travailleurs « maîtrisent le système sociotechnique dans lequel ils devront évoluer » (Vacherand-Revel et al., 2016). De ce point de vue, le soutien offert ne peut pas se limiter au matériel et aux conditions d’accès au réseau; il s’agit, bien plus que d’apprendre le fonctionnement des nouveaux outils, de mettre en place de nouvelles règles de gestion en matière de contrôle ou de communication, et de s’assurer que toutes et tous, aussi bien les employés que leurs gestionnaires, seront capables de les appliquer et de travailler en meilleure autonomie.
« Chez nous, l’espace est limité. J’ai dû m’installer dans la pièce commune, et ça devient un provisoire qui dure. Avec les enfants, les visiteurs, je suis tout le temps interrompue. J’ai l’impression d’avoir perdu en confort; je n’ai plus cet « espace à moi » que j’avais pu m’aménager en travaillant à l’extérieur. »
« Elle avait peur de prendre son ordinateur du bureau pour aller travailler chez elle; elle ne voulait pas partir, ne voulait pas que l’informaticien vienne chez elle... »
Allume ta caméra, je ne te vois pas!
Le télétravail peut signifier plus de liberté d’organisation et un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle. Afin d’éviter des situations de stress potentiel, il faudrait veiller à établir des frontières claires entre le travail et non-travail, et donc, par exemple, définir un espace réservé au travail au domicile, établir des rituels matinaux afin de marquer la journée de travail, informer qu’on télétravaille et qu’on ne peut pas être dérangé. L’une des conditions de succès souvent mentionnées pour une mise en place réussie du télétravail est aussi de maintenir des interactions sociales riches entre les équipes et les gestionnaires. Cependant, cet accent mis sur la communication peut être ressenti comme une pression, accentuée par les incertitudes à propos de l’avenir de la situation économique; les licenciements et le chômage sont de plus en plus évoqués, et manifester une grande disponibilité, montrer que l'on est utile, voire indispensable à l'équipe peut devenir alors une stratégie permettant peut-être de conserver son emploi.
« Je suis toujours derrière mon écran; j’ai vraiment l’impression de devoir répondre immédiatement à un courriel ou à un appel; je bois mon café devant l’écran, je mange en vitesse devant l’écran… non seulement je travaille plus, mais j’ai l’impression de toujours devoir montrer que je suis présente; je pense ne pas réussir à m’organiser, je perds le contrôle. »
Une politique RH plus inclusive
Quelles leçons provisoires peut-on tirer finalement de ces premiers entretiens? Le télétravail tel que nous l’expérimentons remet bien en question « la conception et l’organisation du travail, la dynamique relationnelle au sein des équipes de travail et la culture organisationnelle (Mello 2007) ».
Si classiquement, on cherchait à soigneusement séparer les deux mondes de la vie privée et de la vie professionnelle, on voit bien que cette manière de faire n’est pas satisfaisante, et doit être repensée : afin de permettre l’inclusion et l’égalité des chances au travail, l’organisation doit pouvoir mieux tenir compte des situations particulières qui peuvent se présenter.
Les témoignages présentés ici émanent tous de femmes actives professionnellement; ce n’est pas un hasard; lorsqu’une situation comme celle que nous vivons se présente, ce sont majoritairement elles qui se retrouvent à travailler sur la table de la cuisine par manque de place, gèrent les interruptions d’ordre privé, le cas échéant réduisent leur temps de travail afin de concilier les exigences professionnelles et familiales. Pourtant, si cette expérience du télétravail réussit à imposer plus largement l’idée qu’il est possible de gérer une équipe ou un projet en privilégiant la confiance et l’autonomie, que l’ultra disponibilité et le présentéisme ne sont finalement pas les meilleurs indicateurs d’engagement et de performance, et surtout que cette manière d’envisager les relations au travail s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes et que c’est aussi du ressort de l’organisation de s’en préoccuper, alors nous ferions certainement un pas en avant pour l’égalité des chances et la conciliation vie privée vie professionnelle.
Pour l’organisation :
- Revoir l’organisation du travail : matériel et outils, espace de travail, mais aussi nouvelles règles d’organisation du travail
- Développer les compétences de tous les employés comme gestionnaires : techniques, mais aussi comportementales.
- Agir sur la culture organisationnelle : faire la chasse aux stéréotypes, développer une culture de travail basée sur la confiance et l’autonomie.