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Adopter l’intelligence artificielle en RH : une stratégie pour lutter contre la pénurie de main-d’œuvre

À l’ère de l’économie numérique, les professionnels RH doivent accroître leurs interactions avec les gestionnaires TI en intégrant notamment de nouveaux outils technologiques.

Par : Charles Cayrat, chercheur doctoral à l’Université d’Auckland

Alors qu’un récent sondage mené en 2019 par l’Ordre des CRHA (Revue RH, vol. 22, numéro hors-série) démontre que ses membres considèrent le développement des compétences dans un contexte de rareté de main-d’œuvre (40 %) et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) en ressources humaines (37 %) comme principaux enjeux RH, le recours à une stratégie de développement des compétences par l’adoption de l’IA s’offre aux professionnels RH comme solution pour réagir devant les défis de main-d’œuvre. 

Les entreprises québécoises sont aujourd’hui confrontées à des facteurs démographiques qui sont en leur défaveur et de ce fait, elles peinent à pourvoir leurs postes vacants. La pénurie de main-d’œuvre qui en résulte s’avère être d’une part quantitative, par un manque apparent de personnel, et d’autre part qualitative par la difficulté à embaucher des personnes ayant l’ensemble des compétences requises pour le poste à pourvoir. Ce phénomène semble exacerbé dans un contexte de transformations organisationnelles majeures, marqué par le développement accru de nouveaux dispositifs techno numériques (Cayrat, 2018).

À cet égard, l’harmonisation des compétences et des exigences requises par la tâche semble être de plus en plus complexe, au point de devoir assouplir les critères de sélection des candidats. Alors que les services RH s’efforcent de placer l’humain au cœur des organisations dans un contexte de transformation numérique, certaines entreprises lorgnent du côté de la robotisation et l’automatisation des processus comme solutions pour réduire l’impact négatif de la pénurie de main-d’œuvre (Cayrat, 2018).

Si les professionnels RH voient leurs organisations subir inévitablement certaines conséquences de la rareté de main-d’œuvre (facteurs démographiques, géographiques, économiques, concurrences internationales, etc.), ils ont cependant la capacité d’en limiter les effets négatifs présents et futurs par leur travail de veille et les décisions stratégiques qui en émanent. Confirmant la nécessité de s’adonner à une planification stratégique de la main-d’œuvre, les professionnels RH ont tout intérêt à établir un plan de gestion prévisionnelle du capital de compétences de leurs entreprises. Effectivement, le travail d’anticipation des compétences de la main-d’œuvre dont ils auront besoin à moyen et long terme devrait être réalisé bien avant que le profil de la main-d’œuvre ait amorcé son processus d’évolution. Poussées par un environnement technologique toujours plus innovant et concurrentiel, de plus en plus d’entreprises doivent aujourd’hui composer avec une modification des tâches, rôles et responsabilités dans le milieu de travail, alors à l’origine d’une mutation du profil de compétences de la main-d’œuvre. Sur ce plan, 82 % des cadres interrogés dans un récent sondage mené par McKinsey & Company (Illanes et al., 2018) estimaient que la formation et le développement des compétences permettraient d’au moins la moitié des besoins en main-d’œuvre d’ici 2023.

En réponse à l’importance de satisfaire aux nouvelles exigences organisationnelles et profitant du développement technologique, les professionnels RH peuvent aujourd’hui considérer l’IA comme une nouvelle ressource offrant le potentiel de réagir durablement à l’enjeu de main-d’œuvre par le développement des compétences techniques et méthodologiques (hard skills), mais aussi personnelles et sociales (soft skills) des employés.

Déployer une stratégie d’apprentissage adaptatif par l’IA

À l’ère de l’économie numérique, les professionnels RH doivent accroître leurs interactions avec les gestionnaires TI en intégrant notamment de nouveaux outils technologiques. Ainsi, l’utilisation de l’IA est une stratégie de développement des compétences à part entière, permettant d’assurer l’équilibre entre innovation et efficience et visant à maximiser la satisfaction et la motivation des employés, leur productivité, leur engagement et finalement leur rétention au sein de l’entreprise (Hughes et al., 2019). Considérée comme la technologie la plus prometteuse pour la GRH, l’adoption de l’IA a permis à certaines organisations d’atteindre des temps de formation quasi nuls, leur permettant de réduire les exigences à l’embauche pour certains types d’emplois, principalement opérationnels, afin de combler les besoins urgents en main-d’œuvre (Porter et Heppelmann, 2017). Permettant de répondre aux impératifs de recrutement de manière plus flexible grâce au développement des compétences en temps réel, l’utilisation de l’IA permet également de diminuer les coûts directs de formation (salaires des formateurs, frais logistiques, etc.) et indirects (divers coûts d’opportunité), maximisant les retours sur le capital investi en capital humain (Huang et Rust, 2018).

Les entreprises doivent aujourd’hui composer avec les attentes changeantes des employés issus des nouvelles générations (milléniaux et génération Z). Nés dans la mouvance du numérique et hyperconnectés, ces travailleurs s’attendent à une expérience employé qui s’articule autour de l’utilisation de la technologie de manière accessible, continue et interactive. Le recours à l’apprentissage adaptatif par l’IA est donc un outil stratégique offrant aux employés une expérience de formation individualisée, basée sur l’analyse unique de leurs besoins, progrès et comportements d’apprentissage. Une telle stratégie de développement des compétences exige une évolution de la proposition de valeur de la fonction RH, passant de formations traditionnelles à grande échelle à une configuration où l’apprenant devient l’acteur principal de son propre processus de formation.

Alors que les modes de travail gagnent en flexibilité, l’apprentissage en entreprise devient de plus en plus dynamique, s’inscrivant davantage dans la durée d’un parcours de carrière que d’une formation épisodique. C’est pourquoi l’utilisation de l’IA s’inscrit généralement dans une stratégie d’apprentissage continu par laquelle les employés sont en interaction constante entre l’interface de formation et le milieu de travail, permettant de développer les compétences ciblées tout en facilitant le transfert des apprentissages (Quint et al., 2015).

Agir aujourd’hui pour paver la voie à la stratégie de demain

Le déploiement d’une stratégie d’apprentissage adaptatif par l’IA offre le potentiel de déterminer et prévoir les besoins en développement des compétences de la main-d’œuvre en fonction des compétences recherchées sur le marché. Toutefois, l’IA demeure à un stade embryonnaire d’intégration dans les entreprises, particulièrement en ce qui a trait aux pratiques RH, incluant la formation des employés (Cayrat, 2018). Ainsi, les professionnels RH désirant déployer une stratégie de développement des compétences par l’IA peuvent de manière simple et efficace commencer par l’instauration d’un agent conversationnel semi-autonome (ou chatbot RH) accompagnant l’employé dans sa formation par la formulation de réponses et suggestions précises, constantes et fiables. L’automatisation de certains de ces processus de formation permet en outre aux professionnels RH de s’adonner à des tâches à plus forte valeur ajoutée, telle que la planification stratégique.

Effectivement, si le stade de développement techno numérique des organisations ne permet pas encore la décentralisation complète du processus de développement des compétences, il renforce l’importance du rôle de consultant exercé par les professionnels RH. En effet, pour accompagner la transition vers l’IA, les professionnels RH devraient développer et actualiser des cartographies de compétences par catégorie d’emploi afin de définir clairement l’ensemble des compétences et connaissances requises pour soutenir l’évolution du modèle d’affaires de l’entreprise. Pour ce faire, les professionnels RH gagneraient à interagir fréquemment avec les opérations, notamment les gestionnaires de premier niveau, afin de soutenir les équipes de travail dans la détermination des besoins en compétences et faciliter l’adaptation aux changements présents et futurs.

Par la suite, il importe d’évaluer le profil générationnel de la main-d’œuvre et la capacité des employés visés à interagir avec des modules technologiques de formation. Finalement, les ressources internes doivent être suffisantes, accessibles et fiables, tant par l’allocation des budgets nécessaires que par la présence d’un soutien TI garantissant une mise en œuvre efficace et sécuritaire des programmes et plateformes de formation, notamment en ce qui a trait à la confidentialité des données générées par les employés.
 

Références

  • CAYRAT, Charles (2018). Le processus de transformation 4.0 et le rôle des gestionnaires en ressources humaines. Cinq études de cas au sein du secteur manufacturier au Québec [Mémoire de maîtrise]. HEC Montréal, 183 pages.
  • HUANG, Minghui, et Roland T. Rust (2018). « Artificial Intelligence in Service ». Journal of Service Research, vol. 21, no 2, p. 155-172.
  • HUGHES, Claretha, et al. (2019). Managing Technology and Middle- and Low-Skilled Employees. Bingley, Emerald Publishing, 168 pages.
  • ILLANES, Pablo, et al. (2018, janvier). « Retraining and Reskilling Workers in the Age of Automation ». McKinsey & Company.
  • PORTER, Michael E., et James E. Heppelmann (2017). « Why Every Organization Needs an Augmented Reality Strategy ». Harvard Business Review, vol. 95, no 6, p. 46-57.
  • QUINT, Fabian, Katharina Sebastian et Dominic Gorecky (2015). « A Mixed-Reality Learning Environment ». Procedia Computer Science, vol. 75, p. 43-48.

 

Source : Revue RH, volume 23, numéro 4 ─ NOVEMBRE DÉCEMBRE 2020