ressources / revue-rh / volume-21-no-4

Relations de travail : Résurgence, aggravation et complexification des conflits de travail au Québec

Qu’on se le tienne pour dit : les conflits de travail n’ont pas disparu au Québec. Au contraire, ils reviennent à l’avant-scène plus nombreux, plus graves et plus complexes que jamais, comme le constate la troisième édition du livre La convention collective au Québec parue l’an dernier chez Chenelière.
22 octobre 2018
Patrice Jalette, CRIA | Gilles Trudeau | Mélanie Laroche, CRIA

Dans le présent texte, réalisé à partir de la conclusion de cet ouvrage et de données inédites, les auteurs décrivent les nouvelles réalités de la dynamique des relations de travail au Québec.

Les dernières décennies ont été marquées par de nombreux bouleversements qui ont contribué à modifier cette dynamique. Qu’il s’agisse des transformations de l’environnement économique qui contribuent à mettre les parties sous pression au moment des négociations, de l’incessante évolution technologique qui affecte autant le niveau d’emploi que les compétences requises de la main-d’oeuvre ou de l’inéluctable évolution démographique qui contribue à la transformation des attitudes et des valeurs des travailleuses et travailleurs, tous ces facteurs ont eu des effets sur la dynamique des relations entre les employeurs et les syndicats. Le rapport de force prévalant, les conflits, la coopération, la capacité d’en arriver à s’entendre et à faire des compromis sont autant d’éléments de cette dynamique qui s’exprimera lors des négociations ainsi qu’en cours d’application de la convention collective et qui en influencent immanquablement le contenu.

Une tendance à la hausse des conflits de travail dans le secteur privé

L’évolution présentée généralement comme la plus spectaculaire de l’évolution des arrêts de travail au cours des 30 dernières années demeure la réduction considérable de leur nombre, passant de 390 en 1974 à un plancher historique de 46 conflits en 2006, soit près de neuf fois moins de conflits (voir Figure 1 ci-dessous). Si le nombre d’arrêts de travail est demeuré relativement bas au cours de la période entourant la crise financière de 2007, il a eu tendance à remonter depuis, pour revenir en 2017 à ce qu’il était en 1990.

L’analyse des arrêts de travail gagne à être approfondie sur la base d’une distinction entre le secteur public et le secteur privé. La Figure 2 ci-dessous montre que la majorité des arrêts de travail se produit dans le secteur privé. Ainsi, entre 1998 et 2017, environ 78 % des arrêts de travail proviennent de ce secteur, bien que la présence syndicale y soit nettement moindre que dans le secteur public. Ces données illustrent clairement qu’au cours des deux dernières décennies, les conflits de travail ont surtout été l’affaire du secteur privé plutôt que du secteur public, contrairement à une impression persistante. En fait, lors de la période étudiée, le secteur public a rejoint le secteur privé qu’au cours d’une seule année, en 2015, alors que s’amorçait la négociation du renouvellement des conventions collectives de la fonction publique et des réseaux de l’éducation et de la santé. Quant aux arrêts de travail dans le secteur privé, leur nombre a diminué de manière drastique au début de la crise financière, pour remonter depuis, surtout récemment alors que les services ambulanciers, les résidences pour personnes âgées et les centres de la petite enfance ont été particulièrement touchés.

Aggravation des conflits et nouvelle dynamique des relations du travail

Si la tendance relative au nombre des arrêts de travail a varié au cours des dernières décennies (diminution générale et récente résurgence), celle relative à leur gravité est tout à fait claire, du moins si l’on se fie à l’évolution de la durée des conflits qu’illustre la Figure 3 ci-dessous. Entre 1983-1992, celle-ci était de 55 jours civils, pour passer à 60 jours entre 1993-2002 et à 70 jours entre 2003-2012. Cette augmentation est encore plus marquée au cours des dernières années, le nombre de jours civils perdus en moyenne par conflit étant de 173 en 2013, de 171 en 2014, de 133 en 2015, de 54 jours en 2016 et de 188 jours en 2017, soit une moyenne de 144 jours civils pour cette demi-décennie, donc plus du double que la décennie précédente. Ces données sont certes marquées par des conflits comme le lock-out chez les concessionnaires automobiles du Saguenay-Lac-Saint-Jean, dont la durée de 34 mois (mars 2013 à janvier 2016) en fait l’un des plus longs conflits jamais survenus au Québec. Cependant, la tendance demeure : il y a indiscutablement une aggravation des conflits, ce qui suggère une complexification des enjeux de négociation et le développement de dynamiques conflictuelles plus affirmées.

Par ailleurs, le recours accru au lock-out par les employeurs que la Figure 4 ci-dessous, représente une évolution importante de la dynamique des négociations collectives au Québec. Ainsi, la part des lock-out dans les arrêts de travail déclenchés entre 1998 et 2017 a sensiblement augmenté. Les données montrent en effet que cette proportion est passée graduellement de 25,5 % à 29,9 % en vingt ans. Ce phénomène témoigne de la volonté des employeurs d’imposer leurs conditions plutôt que de subir les arrêts de travail, ceux-ci souhaitant notamment, comme il ressort de notre livre, récupérer plus de flexibilité dans leur convention collective de manière à mieux s’adapter aux changements auxquels ils font face.

Discussion

Les tendances décrites ici permettent tout d’abord de constater qu’après une diminution régulière des arrêts de travail pendant une trentaine d’années, ceux-ci ont connu une hausse significative au cours des dix dernières années. Dans la baisse du nombre d’arrêts de travail amorcée dans les années 1970, plusieurs ont vu une réduction du pouvoir de négociation des syndicats, contraints aux compromis dans un contexte défavorable : croissance économique incertaine, menaces de délocalisations, niveau de l’endettement élevé des salariés, perception négative des grèves dans l’opinion publique, etc. Est-ce à dire que le vent a tourné et que le contexte récent, marqué par la croissance économique continue, la rareté de la main-d’oeuvre et le 43changement des générations renforcent le pouvoir de négociation des syndicats ? Il est entendu que certains d’entre eux ont voulu bénéficier du retour à la rentabilité de leur employeur après les concessions qu’ils avaient consenties pendant la crise économique et financière de 2007 et la récession qui s’ensuivit. Plus généralement, comme l’enseigne l’expérience passée, la dynamique des relations de travail est directement affectée par les aléas de l’économie. Une accalmie et des concessions syndicales seront plus fréquentes au cours des périodes de ralentissement économique, tandis que des gains syndicaux et une recrudescence des conflits surviendront vraisemblablement durant les périodes de croissance.

Ce premier constat doit cependant être mis en perspective. Même si le nombre d’arrêts de travail augmente, celui-ci représente davantage l’exception que la règle dans notre système de relations de travail. En effet, d’autres données présentées dans le livre, particulièrement le taux élevé (autour de 80 %) de conventions collectives réglées à l’étape des négociations directes (sans recourir à des tiers ou à un arrêt de travail), témoignent de la capacité du système de relations du travail au Québec de permettre également des négociations de convention moins houleuses.

Le second constat qui ressort de la dynamique récente des relations du travail est l’aggravation et la complexification des conflits. Le recours accru au lock-out par les employeurs et l’allongement constant de la durée moyenne des arrêts de travail suggèrent que les conflits ouverts ont porté sur des questions complexes, touchant les intérêts fondamentaux des parties, comme il est discuté dans la conclusion du livre. Cette complexification des enjeux et du processus rend difficile la conclusion d’une convention collective avantageuse pour les deux parties à l’étape de la négociation directe et peut expliquer, du moins en partie, cette résurgence récente du recours à la grève et au lock-out.


Author
Patrice Jalette, CRIA Professeur titulaire École de relations industrielles, Université de Montréal
Patrice Jalette, CRIA est professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, où il enseigne depuis 2001. Auparavant, il a travaillé pendant quatre ans comme chercheur et conseiller à l’Institut de recherche et d’information sur la rémunération (IRIR), à l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) et au Conseil consultatif du travail et de la main-d’œuvre (CCTM). Chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), il s’intéresse aux relations du travail, notamment dans les multinationales ainsi que dans le cadre des restructurations d’entreprise et des services publics. Il est auteur et coauteur de plusieurs publications dont « La convention collective au Québec » publié en 2010 chez Chenelière.

Gilles Trudeau Professeur Université de Montréal Faculté de droit

Mélanie Laroche, CRIA Professeure agrégée École de relations industrielles, Université de Montréal
Professeure agrégée à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, Mélanie Laroche, CRIA est titulaire d’un doctorat en relations industrielles de l’Université Laval et d’un post-doctorat dans la même discipline réalisé au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT) et à Warwick University en Angleterre. Son enseignement se concentre dans le champ des relations du travail, surtout la négociation collective et les stratégies de relations du travail. Ses principaux intérêts de recherche couvrent l’action collective organisée, tant patronale que syndicale. Plus particulièrement, elle s’intéresse à la logique de représentation et d’action patronale au Canada, à la gestion de la relève syndicale, aux stratégies antisyndicales, aux compétences clés du métier de négociateur et aux dynamiques qui sous-tendent le dialogue social au Québec.

Source : Revue RH, volume 21, numéro 4, octobre/novembre/décembre 2018