Pourtant, l’absence de collaboration est facilement observable dans les entreprises. Ainsi, des services se font concurrence pour des ressources financières limitées, une usine rejette une bonne pratique provenant d’une autre unité de production, une équipe de direction cherche à trouver des coupables plutôt que de se serrer les coudes quand la performance est déficiente.
Il importe donc de comprendre et d’expliquer l’écart entre le désir partagé de collaborer et la difficulté de réaliser concrètement cette collaboration. Il y a même une certaine urgence, car le contexte actuel ne permet plus que la compétition prime sur la collaboration au sein de l’organisation. Face à une compétition féroce, il apparaît élémentaire que l’ennemi ne se retrouve pas au sein même de l’organisation.
Les dirigeants manifestent de plus en plus leur impatience à l’égard des cloisons qui restreignent la création de valeur dans leur organisation. La fonction ressources humaines a une occasion unique de se positionner comme un acteur incontournable face à cette préoccupation importante. Elle doit prendre l’initiative de proposer des voies d’amélioration à cet égard. Pour y arriver, voici quatre pistes d'action.
1. Cerner les conditions essentielles d’une collaboration réussie
La collaboration est avant tout un processus complexe qui requiert du temps et des efforts importants. Elle exige un contexte favorable à son émergence, d’où l’idée de bâtir une culture de collaboration. Voici un exercice simple et positif qui permettra de saisir, à partir d’expériences concrètes, comment la collaboration a su émerger dans l’organisation et donner des résultats positifs. Il s’agit également d’une étape cruciale dans un changement culturel, soit honorer les éléments positifs de la culture existante qu’il faut conserver et sur lesquels il faut s’appuyer.
Le point de départ d’une réflexion sur la collaboration dans l’organisation est donc un regard rétrospectif. Il s’agit de faire la démonstration que l’organisation est capable de collaborer en demandant aux dirigeants et gestionnaires de recenser quelques exemples de collaboration réussie. Ce peut être un projet impliquant plus d’un service, une innovation marquante ou une alliance avec une autre entreprise. Ensuite, en petits groupes, on cherche la genèse de chaque réussite en identifiant les acteurs, les besoins à la base, les actions entreprises et surtout les conditions favorables à l’émergence de la collaboration. Voici quelques-unes de ces conditions.
- Une interdépendance reconnue. Les parties impliquées reconnaissent ouvertement leur dépendance mutuelle si elles veulent corriger un problème ou améliorer leur situation. Aucune ne peut réussir seule, puisque l’autre a des ressources ou une capacité qu’elle n’a pas.
- Une gouvernance partagée. Aucun des partenaires ne peut exiger la coopération de l’autre. Même quand la structure hiérarchique permet d’ordonner des actions, la collaboration de plein gré nécessite une approche de gouvernance partagée. Ainsi, les partenaires doivent privilégier une prise de décision collégiale.
- Un intérêt supérieur commun. Les partenaires unissent leurs efforts pour atteindre un objectif commun ayant une valeur stratégique pour tous, sinon la motivation sera asymétrique. Néanmoins, les intérêts individuels des partenaires doivent être compatibles avec cet objectif commun. Si ce n’est pas le cas, la motivation ne pourra être maintenue ou les jeux politiques mineront les efforts.
- Des responsabilités claires. La collaboration doit aller au-delà de la simple division du travail. Pour être efficace, la collaboration doit viser un partage symétrique des tâches selon les compétences de chacun. Il doit y avoir une valeur ajoutée à travailler ensemble. Ainsi, lors du choix des partenaires d’un projet de collaboration, une attention toute particulière doit être portée à la complémentarité entre eux.
- Une confiance mutuelle. Une collaboration réussie émerge souvent entre des individus ayant des relations interpersonnelles positives, à tout le moins des affinités. Ils se connaissent bien et s’apprécient suffisamment pour prendre le risque de jouer le jeu de la collaboration ensemble. Ce projet viendra souvent renforcer ces liens, parfois même en éprouver la solidité.
Si cet exercice a su créer un climat positif suffisant, on peut pousser la réflexion plus loin en incorporant ensuite une revue de quelques occasions où la collaboration ne s’est pas avérée optimale. Il s’agit d’un complément d’exercice délicat à réaliser, car il faut éviter de pointer certaines personnes du doigt. Mais il a l’avantage de faire prendre conscience que l’absence de l’une ou l’autre de ces conditions augmente sensiblement la probabilité de non-collaboration ou le risque d’échec d’un effort collaboratif.
La combinaison de ces cinq conditions fait réaliser que la collaboration n’est pas susceptible d’émerger facilement dans les organisations. Pour que cela se produise, il faut une solide motivation et de la persévérance.
2. Identifier pourquoi la collaboration s’impose dans l’organisation
Il apparaît maintenant aussi critique de justifier l’importance de promouvoir et de soutenir la collaboration comme étant LA façon de faire les choses dans l’organisation. Les différentes raisons de collaborer sont nombreuses et souvent évidentes, car elles trouvent leur origine dans les défis qui découlent du plan stratégique, des changements planifiés et des initiatives en cours.
La discussion amorcée avec les dirigeants et les gestionnaires sur les occasions de collaboration réussies ou manquées devrait maintenant s’étendre aux défis de l’organisation en lien avec la nécessité de miser sur une forte collaboration. Il est essentiel que tous reconnaissent que la collaboration n’est pas une option, mais une compétence stratégique ou un avantage compétitif crucial dans le contexte actuel. Offrir aux clients un service intégré, profiter de la force du groupe, réduire les coûts d’opération et réunir les conditions de succès pour un changement durable sont autant de raisons qui peuvent justifier de collaborer plus et mieux. Au moins trois raisons sont régulièrement évoquées pour justifier les investissements en temps et en efforts dans la mise en place d’une culture qui valorise la collaboration.
- Briser les cloisons afin d’être plus efficace. C’est certainement l’une des premières raisons évoquées par les dirigeants. Au plan des opérations, constater que la main gauche ne sait pas – ou, pire, ignore consciemment – ce que fait la main droite les frustre au plus haut point. L’exemple des ventes croisées ou de la réduction des coûts est probant à cet égard. S’il est une leçon à tirer des efforts d’amélioration continue des processus au cours des dernières années, c’est que la création de valeur se trouve davantage dans la transversalité (apprendre des autres et se coordonner entre services ou unités de production) que dans la verticalité (optimisation des opérations au sein de chaque unité). Malheureusement, les entreprises ont beaucoup misé sur la verticalité par une forte décentralisation et une hyper-responsabilisation des différentes unités opérationnelles.
- Innover et changer. Il s’agit de deux des grandes priorités stratégiques actuellement. Derrière chaque innovation et chaque changement se cache généralement un important effort de collaboration. Un milieu innovant et agile est par définition un milieu qui crée et partage de nouvelles connaissances, qui mobilise l’intelligence de tous, peu importe où ils sont, parfois même hors de l’organisation dans le cas de l’innovation ouverte.
- Attirer et retenir les jeunes employés. Cette dernière raison est apparue plus récemment dans la liste. En effet, les représentants de la génération montante sont depuis longtemps habitués à être dans un environnement collaboratif. Ils font d’ailleurs un usage intensif de moyens collaboratifs de type 2.0. Ils sont aussi rompus au travail d’équipe. Un milieu de travail cohérent avec cette façon de fonctionner ne peut qu’être plus attractif et mobilisateur.
3. Identifier les barrières à la collaboration
La collaboration est parfois un terrain miné où, malgré la bonne volonté, les comportements de compétition ne sont jamais bien loin. D’ailleurs, il est intéressant de constater que les milieux scolaires et les loisirs ont jusqu’à un certain point contribué à rendre les gens plus à l’aise avec la compétition qu’avec la collaboration.
Il va de soi que les professionnels en ressources humaines doivent être au fait des barrières typiques qui minent la collaboration s’ils veulent les désamorcer. La conversation démarrée plus tôt avec les dirigeants et les gestionnaires devrait maintenant s’étendre à l’identification des principales barrières en place. Il s’agit d’un sujet délicat, mais incontournable, qui peut être amené plus facilement à l’aide d’un questionnaire qui fournira des résultats d’ensemble ou agrégés. Voici quelques-unes de ces barrières.
- Le chauvinisme. Cette barrière est typique chez quelqu’un qui a besoin de la collaboration des autres, mais qui hésite à la solliciter. Il croit que l’organisation s’attend à ce qu’il règle ses problèmes par lui-même ou que son service est unique et autosuffisant. Il craint que la collaboration expose ses problèmes au grand jour, d’être jugé et de perdre le contrôle de la recherche de solutions appropriées. Bref, il possède une mentalité insulaire.
- La protection du territoire. Cette barrière est fréquente chez ceux qui sont dans la position d’aider les autres, mais qui ne se portent pas volontaires. Ils sont convaincus qu’il n’y aura pas de retour d’ascenseur. Ils se disent trop occupés et, de toute façon, ils ne voient pas les avantages qu’il y a à prendre le risque de se tirer dans le pied en contribuant aux objectifs des autres. Ils craignent également de perdre leur valeur ajoutée et de diluer leur pouvoir (ou leur importance) en partageant leurs connaissances. Bref, ils possèdent une mentalité où la compétition prime.
- L’isolement. Cette barrière est présente chez les individus qui ont besoin de collaborer et le veulent, mais qui sont incapables de déterminer avec qui. Malheureusement, leur réseau est trop restreint. Ils ne savent pas qui travaille sur quoi, qui a le même besoin qu’eux ou qui est rendu au même point qu’eux. Aussi, comme ils ne les connaissent pas bien, ils se sentent mal à l’aise de les interpeller. Parfois, la distance géographique ou la langue sont de réels obstacles.
- Le manque de patience. Collaborer n’est pas la voie de la facilité. Parfois, on peine à obtenir les résultats attendus et on cesse d’investir dans un projet collaboratif. On éprouve de la difficulté à composer avec des personnes différentes de soi sur le plan de la vision, du vocabulaire et des grilles d’analyse, ce qui peut occasionner des conflits lors des décisions. Il peut également y avoir un déséquilibre dans les contributions ou la présence de processus de gestion peu compatibles. Bref, on lâche prise avant d’avoir été au bout de la démarche.
- La toxicité du contexte. La culture de l’organisation est dominée par la compétition interne. Les jeux politiques atteignent un niveau malsain, même au sein de la haute direction. C’est chacun pour soi. Il se peut aussi que l’organisation soit en crise, que la pression soit trop forte pour laisser une marge de manœuvre suffisante aux individus. Bref, le temps manque, les ressources sont très limitées.
4. Être les champions de la collaboration
Bâtir une culture où la collaboration est valorisée, soutenue et reconnue dans le but de devenir une compétence distinctive de l’entreprise est un défi taillé sur mesure pour les professionnels en ressources humaines. L’approche en trois étapes décrites plus haut constitue un bon départ en ce sens. Mais, il faut aller plus loin et dépasser le rôle de promoteur de la collaboration pour en devenir de véritables champions! Voici trois initiatives à prendre.
- Aligner les pratiques RH. La fonction ressources humaines doit mener la marche et, pour cela, son discours en faveur de la collaboration et ses choix doivent être cohérents. Cela tient de l’évidence. Or, la partie n’est pas gagnée, car il faut admettre que les professionnels RH tiennent parfois un double discours. Par exemple, ils favorisent et forment les employés au travail en équipe, mais en même temps, ils acceptent de les mettre en compétition par une rémunération au mérite à partir d’objectifs fixés principalement, sinon uniquement, sur le plan individuel. La fonction ressources humaines a donc une solide réflexion à faire quant au possible manque de cohérence entre les messages envoyés par certaines pratiques RH (optimiser sa contribution personnelle) et les comportements associés à la collaboration (se rendre disponible aux autres ou mettre son expertise au profit des autres).
- Donner l’exemple. Se positionner comme champion de la collaboration expose le professionnel RH à l’observation critique de ses propres comportements. Il est essentiel d’établir des liens de confiance avec la direction, les gestionnaires, les syndicats, les employés et même les fournisseurs de service. Pour cela, la collaboration doit se vivre intensément au sein même du service des ressources humaines, entre les divers secteurs et entre les experts et les partenaires d’affaires. Or, ce n’est pas toujours le cas.
- Développer une capacité de collaborer. Comme nous l’avons suggéré dans les trois premières pistes d’action, proposer et soutenir le développement d’une culture de la collaboration exige d’avoir suffisamment d’influence pour provoquer des discussions parfois difficiles au sein de l’organisation. Cela impose aux professionnels en ressources humaines de renforcer leur réseau à tous les niveaux de l’organisation et aussi à l’externe. Il faut donc assurer sa crédibilité, sortir de sa zone de confort et soutenir des initiatives transversales qui ajoutent de la valeur.
Une dernière recommandation
Développer de façon durable des attitudes et des comportements de collaboration chez les individus dans l’organisation est un défi immense. De plus, les gains resteront toujours fragiles, sensibles aux changements au sein de la direction et aux crises. La partie n’est jamais gagnée.
Pour certains, il faudra également s’attaquer à une culture d’entreprise ayant des normes, des valeurs et des croyances qui ne favorisent pas les échanges et l’entraide. L’exercice est aussi délicat, car il ne faut pas non plus éliminer l’esprit de concurrence productif à l’interne qui anime les employés, les services et les unités de production.
Soutenir le développement d’une culture de collaboration exige une stratégie appropriée. Donc, pour terminer, voici en rafale certaines bonnes pratiques qui pourraient être utiles.
- Créer un sentiment d’urgence en faveur de la collaboration.
- Intégrer la collaboration comme une valeur organisationnelle affichée.
- S’assurer d’un positionnement visible de la direction en faveur de la collaboration.
- Développer des compétences liées à la collaboration chez les gestionnaires de tous les niveaux.
- Reconnaître les individus collaboratifs.
- Identifier un nombre limité de comportements de collaboration qui seront par la suite intégrés aux critères de sélection et d’évaluation de la performance ainsi qu’aux activités de formation.
- Prévoir un équilibre entre les objectifs individuels et les objectifs collectifs.
- Multiplier les occasions de mobilité interne afin d’optimiser le développement des réseaux.
- Faire régulièrement référence aux événements marquants ou aux individus significatifs qui symbolisent la culture de collaboration.
- Ne pas hésiter à faire usage de gestes à portée symbolique (par exemple un engagement formel pris devant tous, la nomination d’un leader collaboratif) ayant l’avantage de marquer l’imaginaire et de constituer des histoires qui se propagent et se racontent afin de donner un sens à la transformation culturelle en cours.
Jean Poitras, Ph. D, professeur titulaire, HEC Montréal
Alain Gosselin, Fellow CRHA, professeur titulaire et directeur de l’École des dirigeants, HEC Montréal