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L’omission de divulguer des limitations fonctionnelles à l’embauche obère-t-elle injustement l’employeur?

Dans cet article, les auteures se penchent sur cette notion très large qui peut englober de nombreuses situations, notamment celle où l’employé omet de divulguer ses limitations fonctionnelles à l’embauche. Voyons les principes et quelques affaires à titre d’exemples!
12 février 2025
Me Karine Dubois, CRIA | Me Carole-Ann Griffin | Me Anna Pavsek

1. Principes

Le premier alinéa de l’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (la « LATMP ») prévoit le principe général selon lequel l’employeur est imputé du coût des prestations reliées à une lésion professionnelle survenue à un travailleur alors qu’il est dans son emploi. Le second alinéa du même article prévoit toutefois la possibilité d’accorder à l’employeur un transfert d’imputation du coût des prestations liées à une telle lésion professionnelle dans le cas où il subit une situation d’injustice et est ainsi obéré injustement.

Cette notion d’« obéré injustement » est très large et peut évidemment englober de nombreuses situations, notamment celle où l’employé omet de divulguer à son employeur ses limitations fonctionnelles préexistantes lors de son embauche. Pour qu’un transfert de l’imputation en vertu de l’article 326, alinéa 2 LATMP, soit accordé dans de telles circonstances, certains critères doivent toutefois être rencontrés.

La jurisprudence du Tribunal administratif du travail (le « Tribunal») est constante à l’effet que la preuve doit respecter les éléments suivants afin de conclure que l’omission du travailleur à divulguer ses limitations fonctionnelles a pour conséquence d’obérer injustement l’employeur :

  • « Le travailleur a omis délibérément de déclarer ses limitations fonctionnelles; »
  • « Les limitations fonctionnelles sont incompatibles avec l’emploi exercé; »
  • « L’employeur n’avait aucune connaissance des antécédents du travailleur; »
  • « L’employeur n’aurait pas embauché le travailleur s’il avait été mis au courant de ses limitations fonctionnelles. »[1]

Lorsque ces quatre (4) critères sont remplis, le Tribunal conclut alors à une situation d’injustice, car l’omission du travailleur a eu pour effet d’exposer l’employeur à un risque plus important que prévu, lequel risque aurait pu être évité si l’employeur n’avait pas embauché le travailleur. Il s’agit du premier courant jurisprudentiel.

Il existe en effet un second courant jurisprudentiel, lequel ajoute un cinquième critère. Selon ce courant, pour qu’une situation d’injustice soit démontrée, un lien entre les limitations fonctionnelles du travailleur et la lésion professionnelle visée par la demande de transfert de l’imputation en vertu de l’article 326, alinéa 2 LATMP, doit également exister, c’est-à-dire que les limitations fonctionnelles doivent avoir joué un rôle dans la survenance de l’accident du travail.

2. Illustrations

Il convient de se pencher sur deux décisions récentes afin de mieux comprendre la manière dont les tribunaux appliquent ces principes dégagés par la jurisprudence.

Dans Cimota inc., 2024 QCTAT 1656, il est question d’un travailleur qui est embauché comme manœuvre spécialisé. Il travaille quelques jours avant de subir un accident du travail. L’employeur découvre ensuite que le travailleur était déjà porteur, au moment de son embauche, de limitations fonctionnelles permanentes résultant d’un accident du travail antérieur survenu alors qu’il occupait un poste de manœuvre spécialisé chez un précédent employeur.

Dans le cadre de cet accident du travail antérieur, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la « CNESST») avait d’ailleurs déterminé que le travailleur était incapable de reprendre son emploi prélésionnel de manœuvre spécialisé et avait déterminé un emploi convenable de commis de magasin à rayons.

De plus, dans le cadre du processus d’embauche comme manœuvre spécialisé chez Cimota inc., la question suivante avait été posée au travailleur dans l’un des documents à compléter : « Avez-vous des limitations fonctionnelles qui peuvent affecter votre capacité à réaliser les tâches reliées en partie ou en totalité à l’emploi que vous occuperez? », question à laquelle le travailleur avait répondu par la négative.

Selon le Tribunal, comme le travailleur avait participé activement à son plan de réadaptation et recevait des indemnités de remplacement du revenu réduites afin de compenser la différence salariale entre son emploi prélésionnel (manœuvre spécialisé) et l’emploi qui avait été considéré comme convenable pour lui (commis de magasin à rayons), il était difficile de prétendre que le travailleur n’était pas conscient de ses limitations fonctionnelles ou de son incapacité à occuper l’emploi de manœuvre spécialisé.

Le Tribunal conclut aussi que les limitations fonctionnelles sont évidemment incompatibles avec le poste de manœuvre spécialisé et qu’il est plausible que le non-respect des limitations fonctionnelles déjà existantes par le travailleur ait contribué à la survenance du nouvel événement accidentel. Ainsi, le Tribunal semble ici adhérer au deuxième courant jurisprudentiel, en prenant en considération dans son analyse le lien entre les limitations fonctionnelles et la survenance de la lésion professionnelle avant d’accorder le transfert de l’imputation.

Au surplus, le témoignage de l’employeur a permis de démontrer qu’il n’était pas au courant des antécédents et des limitations fonctionnelles du travailleur au moment de son embauche, et qu’il n’aurait pas embauché ce dernier s’il avait eu connaissance de ses limitations fonctionnelles.

Le Tribunal conclut donc que l’employeur subit une situation d’injustice en raison de la non-déclaration par le travailleur de ses limitations fonctionnelles antérieures et de son incapacité à exercer son emploi de manœuvre spécialisé, que les coûts liés à la lésion professionnelle sont significatifs, et que l’employeur est obéré injustement. La totalité du coût des prestations résultant de la lésion professionnelle subie par le travailleur est donc transférée à l’ensemble des employeurs.

Dans Transport Guilbeault inc., 2023 QCTAT 3825, le travailleur concerné est embauché à titre de cariste, en 2018, et subit une lésion professionnelle, l’année suivante, concernant un diagnostic à la région lombaire.

L’employeur allègue être obéré injustement pour motif que le travailleur lui a caché avoir subi une lésion professionnelle, en 1991, alors qu’il occupait un poste de chauffeur livreur chez un précédent employeur. Cette lésion au niveau lombaire avait d’ailleurs entraîné une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles. L’employeur allègue aussi que le travailleur lui a caché une autre lésion professionnelle, survenue en 2009, concernant aussi un diagnostic au niveau lombaire, qui s’était consolidée en quelques mois.

L’employeur base sa prétention principalement sur le fait que, dans le cadre de son processus d’embauche, le travailleur a rempli un formulaire de demande d’emploi dans lequel il a coché la case selon laquelle il n’avait jamais subi de lésion professionnelle, et donc, qu’il n’était porteur d’aucune limitation fonctionnelle.

L’employeur allègue que le travailleur lui a ainsi délibérément caché l’existence des lésions professionnelles qu’il avait subies en 1991 et en 2009.

Le Tribunal ne partage pas ce point de vue; il rappelle que la bonne foi se présume toujours et qu’il appartient à l’employeur de démontrer par preuve prépondérante que le travailleur était de mauvaise foi au moment de compléter sa demande d’emploi.

La seule omission du travailleur ne permet pas au Tribunal, dans cette affaire, de conclure qu’il cherchait à tromper l’employeur. En effet, la lésion professionnelle ayant entraîné des limitations fonctionnelles est survenue plus de 25 ans auparavant et a été consolidée en 3 mois. De plus, le travailleur avait été en mesure d’exercer l’emploi de cariste pendant plus de 18 ans avant d’être embauché dans ce même poste par l’employeur. Le Tribunal conclut donc que l’employeur ne satisfait pas au premier critère pour bénéficier d’un transfert de l’imputation des coûts liés à la lésion professionnelle, celui-ci n’ayant pas démontré que le travailleur a volontairement caché l’existence de ses antécédents.

Au surplus, quant au deuxième critère voulant que les limitations fonctionnelles soient incompatibles avec l’emploi occupé, le Tribunal considère qu’il existe dans ce cas une présomption de faits graves, précis et concordants voulant que ces limitations fonctionnelles ne soient pas incompatibles avec l’emploi de cariste pour lequel le travailleur a été embauché. En effet, comme indiqué, le travailleur avait occupé ce poste sans difficulté apparente pendant 18 ans, soit de 2000 à 2018.

Pour ces raisons, le Tribunal rejette la contestation de l’employeur et déclare que ce dernier n’a pas droit à un transfert de l’imputation des coûts en vertu de l’article 326, alinéa 2 LATMP. Il est intéressant de noter que l’analyse du Tribunal dans cette décision prend ainsi fin puisque le deuxième critère, soit l’incompatibilité entre les limitations fonctionnelles et l’emploi exercé, n’est pas respecté.

3. Conclusion

En conclusion, bien que chaque affaire soit un cas d’espèce, l’omission d’un travailleur de divulguer ses limitations fonctionnelles à l’embauche peut obérer injustement un employeur et donner ouverture à un transfert de l’imputation en vertu de l’article 326, alinéa 2 LATMP. Il apparaît clair toutefois que d’inclure des questions portant sur l’existence de limitations fonctionnelles pouvant restreindre ou empêcher un employé d’effectuer adéquatement l’emploi pour lequel il postule est une bonne pratique à adopter dans le cadre de vos processus d’embauche. D’ailleurs, la preuve par l’employeur des divers éléments exigés par la jurisprudence, que ce soit en vertu du premier ou du deuxième courant jurisprudentiel, se doit d’être rigoureuse et complète afin que les prétentions de l’employeur puissent être retenues et qu’un transfert de l’imputation puisse être accordé.

Le présent texte ne constitue pas un avis juridique et ne peut en aucun cas engager la responsabilité des auteures de Morency Société d’avocats.


Author
Me Karine Dubois, CRIA Avocate, associée Morency Société d'avocats
Karine Dubois s’est jointe à notre équipe en 2021. Depuis son admission au Barreau en 2000, elle conseille et représente des employeurs en matière de santé et de sécurité au travail et de relations de travail.
Elle œuvre majoritairement auprès d’entités liées à l’éducation et de mutuelles de prévention, mais aussi auprès de municipalités, d’organismes de la santé et d’entreprises privées.
Elle offre du support aux gestionnaires aux prises avec des problèmes liés à la gestion des dossiers de santé et sécurité au travail et aux relations de travail.

Karine plaide régulièrement devant les tribunaux administratifs et civils liés à ces champs de pratique. Elle conseille aussi les employeurs dans le cadre de conflits de travail et a plaidé des injonctions et outrages au tribunal lors de tels conflits. Elle a également une expérience relativement aux services essentiels.
Elle conseille et représente également des employeurs en matière pénale, essentiellement en lien avec des plaintes en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Karine donne fréquemment des formations à sa clientèle et agit à titre de conférencière invitée.

Author
Me Carole-Ann Griffin Avocate Morency Société d'avocats
Diplômée du Barreau en 2013, Carole-Ann Griffin a commencé sa carrière d’avocate en pratique privée à Québec avant d’agir comme conseillère politique en cabinet ministériel pendant plus de trois ans.

Forte de son expérience au cabinet du ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport et ministre responsable de la région de la Capitale-Nationale, elle s’est ensuite jointe à notre équipe de droit du travail et de l’éducation à notre bureau de Montréal.

Dans le cadre de sa pratique, Carole-Ann est notamment appelée à effectuer des recherches, émettre des avis juridiques et rédiger des actes de procédures et des contrats de tous types.

Elle possède également une expérience en matière d’organismes de bienfaisance et d’organismes sans but lucratif.

Author
Me Anna Pavsek Avocate Morency Société d'avocats
Anna Pavsek s’est jointe à notre cabinet à titre d’avocate en 2023 après y avoir complété son été étudiant et son stage de formation professionnelle. Elle exerce sa profession au sein de notre équipe en droit du travail et de l’éducation. Dans le cadre de sa pratique, Anna est appelée à effectuer de la recherche juridique, à rédiger des actes de procédure ainsi que des avis juridiques et à faire des représentations devant les tribunaux civils et administratifs.

Au cours de sa formation académique, Anna s’est notamment impliquée dans le Comité Accès à la Justice de l’Université de Montréal et au sein de la Clinique juridique de l’Université de Montréal.

Source : VigieRT, février 2025

1 9135-2062 Québec inc., 2024 QCTAT 3242.