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Protection contre les fouilles abusives en milieu de travail et outils technologiques

Les auteurs abordent un arrêt récent de la Cour suprême du Canada concernant la protection du droit à la vie privée au travail lorsque l’employeur accède aux outils informatiques dans le cadre d’une enquête. Comment mettre en balance l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée et les impératifs de gestion de l’employeur?
23 octobre 2024
Me Robert-Emmanuel Boyd, CRIA | Me Elsa Bouchard

Les enjeux relatifs à la protection du droit à la vie privée des employés dans le contexte de la relation d’emploi font l’objet d’une abondante jurisprudence. L’omniprésence des appareils intelligents, ordinateurs et autres outils technologiques, où s’entremêlent souvent des usages à des fins professionnelles et personnelles, requiert fréquemment de mener un exercice afin de mettre en balance les droits de l’employeur en matière de surveillance du travail et de discipline et le droit d’une personne au respect de sa vie privée.

La Cour suprême du Canada a récemment analysé la situation d’un directeur d’école qui avait imposé des réprimandes à deux enseignantes après avoir intercepté des discussions entre collègues dans un journal électronique. La Cour suprême a conclu que la Charte canadienne des droits et libertés[1] (ci-après « Charte ») protège le personnel enseignant des conseils scolaires publics de l’Ontario contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives sur leur lieu de travail. Par la même occasion, la Cour suprême revient sur les principes relatifs à l’attente raisonnable de vie privée d’un employé dans son milieu de travail, une attente dont l’intensité variera selon les circonstances. Bien que s’inscrivant dans le contexte d’un conseil scolaire de l’Ontario, cet arrêt de la Cour suprême comporte des enseignements pertinents pour tous les employeurs en matière de protection de la vie privée en milieu de travail.

Contexte

Deux enseignantes travaillant pour un conseil scolaire public en Ontario inscrivaient leurs préoccupations quant à leur milieu de travail dans un journal électronique personnel partagé. Ce journal, protégé par un mot de passe, était sauvegardé sur une plateforme infonuagique privée sans lien avec le conseil (Google docs). Aucune sauvegarde du journal n’était effectuée sur les systèmes du conseil scolaire. Informé de l’existence de ce journal, le directeur de l’école est entré dans la salle de classe de l’une des enseignantes afin d’y remettre du matériel didactique après la fin des cours. L’enseignante n’était pas présente. En constatant que l’ordinateur portable du conseil scolaire utilisé par l’enseignante était ouvert, le directeur de l’école a touché le tapis de la souris et a vu le journal apparaître à l’écran. Il a lu ce qui y était affiché, a défilé le reste du document, puis a pris des photos de son contenu à l’aide de son téléphone cellulaire. Le conseil scolaire s’est ensuite appuyé sur ces communications pour imposer des réprimandes écrites aux enseignantes[2].

Le syndicat des enseignantes a déposé un grief afin de contester ces réprimandes, alléguant que la fouille effectuée avait violé sans motif le droit de celles-ci au respect de leur vie privée au travail[3]. Le syndicat n’invoquait pas spécifiquement une violation de l’article 8 de la Charte interdisant les fouilles abusives. L’arbitre du travail a rejeté le grief. Après avoir mis en balance le droit du conseil scolaire de gérer le milieu de travail et l’attente raisonnable des enseignantes en matière de respect de la vie privée, l’arbitre en a conclu qu’il n’y a pas eu atteinte à cette attente raisonnable[4]. Les enseignantes avaient une attente réduite en matière de respect de leur vie privée et, dans ce contexte, l’employeur était fondé à enquêter et à collecter les informations afin de s’attaquer au problème de l’environnement de travail toxique qui avait été créé par les enseignantes.

Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu que la sentence arbitrale était raisonnable. La révision judiciaire portait uniquement sur la conclusion de l’arbitre selon laquelle les actions du conseil scolaire n’avaient pas violé la vie privée des enseignantes. Selon la Cour, la fouille n’avait soulevé aucune question faisant intervenir la Charte puisque, contrairement à ce qui est le cas en contexte pénal, « l’article 8 de la Charte ne confère aucune protection à l’encontre des fouilles, perquisitions ou saisies abusives aux employés en contexte de travail »[5]. Le cadre d’analyse pertinent n’était pas celui de l’article 8 de la Charte, mais plutôt celui applicable aux droits des employeurs et des employés définis par la convention collective[6].

La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la Cour divisionnaire avait commis une erreur en concluant que l’article 8 de la Charte ne s’appliquait pas en l’espèce. Ainsi, elle a accueilli l’appel du syndicat à l’unanimité et a annulé la décision de l’arbitre, concluant que les conseils scolaires sont assujettis à la Charte[7]. Les enseignantes bénéficiaient d’une protection contre les fouilles abusives, et l’arbitre avait donc erré en omettant d’analyser le grief sous le prisme de cette protection inscrite dans la Charte.

Arrêt de la Cour suprême

Le cœur du débat porté devant la Cour suprême concernait la question de savoir si les conseils scolaires publics de l’Ontario sont considérés comme faisant partie du gouvernement et, par conséquent, s’ils sont soumis à la Charte qui s’applique aux actions du gouvernement. Dans l’affirmative, l’arbitre aurait erré en omettant de considérer dans son analyse que les enseignantes bénéficiaient de la protection de l’article 8 de la Charte prévoyant que « chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ».

Le juge Rowe, rédigeant les motifs de la majorité, a rejeté l’appel en concluant que le personnel enseignant des conseils scolaires publics de l’Ontario jouit de la protection de l’article 8 de la Charte dans son environnement de travail. Ces conseils sont considérés comme faisant partie du gouvernement, conformément à l’article 32 de la Charte[8]. La Cour suprême prend cependant soin de préciser que sa détermination s’applique aux conseils scolaires de l’Ontario. « Il faudra attendre une autre occasion pour que nous nous prononcions sur l’applicabilité de la Charte aux écoles publiques d’autres provinces ou à la gestion des écoles privées »[9].

Bien que la Cour suprême reconnaisse que la protection conférée par l’article 8 de la Charte contre les fouilles abusives s’applique au-delà du contexte criminel, elle précise néanmoins que les tribunaux doivent faire preuve de prudence en transposant le cadre d’analyse au monde du travail[10]. Afin de déterminer si une fouille est abusive en matière criminelle, il faudra considérer les impératifs liés à l’urgence d’intervenir et aux objectifs d’application de la loi. Dans le contexte du travail, il s’agira plutôt de considérer les réalités opérationnelles ainsi que les politiques et pratiques de l’employeur afin de déterminer si l’attente en matière de respect de la vie privée de l’employé était raisonnable. Ce qui peut être considéré comme une fouille raisonnable dans le contexte criminel pourra « être perçu différemment dans un contexte de relations de travail où les conséquences, bien que graves, ne menacent pas la liberté »[11].

L’analyse fondée sur l’article 8 se décline en deux étapes qui consistent à : 1) déterminer s’il existe une attente raisonnable de vie privée et 2) déterminer si la fouille, la perquisition ou la saisie est raisonnable.

Afin de déterminer l’attente raisonnable de vie privée de l’employé, la Cour suprême reprend ses enseignements dans l’arrêt R. v. Cole[12] selon lesquelles l’attente raisonnable de vie privée varie en fonction de l’ensemble des circonstances de l’emploi, ce qui inclut notamment un examen des pratiques et des politiques en vigueur chez l’employeur. Il convient de reproduire ces passages de l’arrêt Cole auxquels réfère la Cour suprême :

[52] Le contexte dans lequel des renseignements personnels sont stockés dans un ordinateur appartenant à l’employeur a néanmoins de l’importance. Les politiques, pratiques et coutumes en vigueur dans le milieu de travail sont pertinentes dans la mesure où elles concernent l’utilisation des ordinateurs par les employés. Ces [traduction] « réalités opérationnelles » peuvent réduire l’attente en matière de respect de la vie privée que des employés raisonnables pourraient autrement avoir à l’égard de leurs renseignements personnels.

[53] Cependant, même modifiées par la pratique, les politiques écrites ne sont pas déterminantes quant à l’attente raisonnable d’une personne en matière de respect de sa vie privée. Quoi que prescrivent les politiques, il faut examiner l’ensemble des circonstances afin de déterminer si le respect de la vie privée constitue une attente raisonnable dans ce contexte particulier.

Dans la mesure où il existe une attente raisonnable de vie privée dans le milieu de travail, il s’agira alors de déterminer si la fouille était abusive. À cet effet, la Cour suprême mentionne que l’arbitre pourra continuer d’appliquer la jurisprudence fondée sur la « mise en balance des intérêts » qui consiste à mettre en balance la protection du droit à la vie privée et les droits de direction de l’employeur lui permettant d’encadrer les relations de travail et d’assurer la bonne conduite de ses opérations.

Ce qu’il faut retenir

La Cour suprême a conclu que l’arbitre a erré en omettant de considérer que l’article 8 de la Charte offrant une protection contre les fouilles abusives s’appliquait aux conseils scolaires de l’Ontario, et ce, même dans le contexte d’une relation d’emploi avec les enseignantes[13].

Bien que s’inscrivant dans le contexte d’un conseil scolaire de l’Ontario, cette affaire vient rappeler à tous les employeurs l’importance de bien évaluer l’attente raisonnable de vie privée d’un employé lorsqu’il s’agit d’exercer une surveillance ou une enquête dans le milieu de travail.

En l’espèce, plusieurs circonstances étaient susceptibles de créer une attente élevée des enseignantes quant au respect de leur vie privée :

  • Le directeur de l’école avait accédé de façon fortuite à des discussions privées dans un journal électronique alors que la session était toujours ouverte et que l’enseignante avait quitté son poste;
  • Le journal électronique était protégé par un mot de passe;
  • Le journal électronique était sauvegardé sur une plateforme infonuagique privée sans lien avec le conseil (Google docs);
  • Aucune sauvegarde du journal n’était effectuée sur les systèmes du conseil scolaire.

Les employeurs seront bien avisés d’adopter une politique claire concernant l’utilisation des outils technologiques dans le milieu de travail afin d’encadrer le plus possible l’attente des employés quant au respect de leur vie privée. Une telle politique devrait notamment répondre aux questions suivantes :

  • Les employés peuvent-ils utiliser les outils technologiques de l’employeur à des fins personnelles et, si oui, dans quelle mesure?
  • Les employés peuvent-ils sauvegarder des documents personnels sur les outils technologiques ou réseaux informatiques de l’employeur?
  • Quelles sont les circonstances où l’employeur peut mener une surveillance des activités de l’employé sur les outils technologiques ou réseaux informatiques de l’employeur?

Soulignons également qu’il ne suffira généralement pas de mettre en place des politiques afin de réduire l’attente raisonnable quant au respect de la vie privée. Les employeurs devront s’assurer que leurs pratiques sont cohérentes avec les politiques en vigueur. À cet effet, il pourrait être important de s’assurer que les employés et gestionnaires bénéficient de la formation adéquate afin de s’assurer que les politiques sont bien connues et comprises. Il faudra également s’assurer que les manquements aux politiques ne sont pas tolérés et que les gestionnaires interviennent rapidement afin d’en assurer le respect.

En terminant, et tel que le rappelle la Cour suprême, les enjeux relatifs au respect de la vie privée dans le contexte du travail devront continuer à être analysés en tenant compte de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire. Des politiques et des pratiques claires en matière d’utilisation des technologies de l’information permettront de réduire les risques pour l’employeur lorsqu’il doit procéder à une enquête ou intervenir en matière disciplinaire.


Author
Me Robert-Emmanuel Boyd, CRIA Avocat Cain Lamarre
Me Robert E. Boyd, CRIA, exerce exclusivement en droit du travail et de l'emploi depuis 9 ans. Il favorise une approche pragmatique des relations de travail afin de proposer des solutions concrètes visant à résoudre des situations complexes et ainsi éviter des litiges lorsque le contexte s'y prête. Me Boyd conseille et assiste sa clientèle dans tous les domaines du droit du travail et de l'emploi, y compris les pratiques d'embauche, la gestion du rendement, les régimes de retraite, la santé et la sécurité du travail, les normes du travail, les droits de la personne, les cessations d'emploi et le harcèlement au travail. Me Boyd défend également les intérêts des employeurs dans le cadre de demandes d’accréditation syndicale, de poursuites pour congédiement, de plaintes de harcèlement, de demandes d'indemnité pour accident du travail ou encore en matière d’arbitrage de griefs. Il a publié de nombreux articles sur les récents développements en droit du travail et agit régulièrement comme conférenciers.

Author
Me Elsa Bouchard Avocate Tremblay Parent avocats & avocates
Me Elsa Bouchard exerce sa pratique au sein du groupe de droit du travail et de l’emploi de Cain Lamarre. Elle réalise divers mandats de rédaction, de recherche et d’analyse dans tous les domaines du droit du travail et de l’emploi.

Source : VigieRT, octobre 2024

1 Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11.
2 Supra note 1, par. 6–14.
3 Ibid, par. 15.
4 Ibid, par. 18–22.
5 Supra note 1, par. 38.
6 Ibid, par. 39.
7 Ibid, par. 49–52.
8 Ibid, par. 68–69.
9 Ibid, par. 84. Soulignons qu’au Québec, l’article 24.1 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit également une protection contre les fouilles abusives : « Nul ne peut faire l’objet de saisies, perquisitions ou fouilles abusives ».
10 Ibid, par. 98.
11 Ibid, par. 105.
12 R. v. Cole, [2012] 3 R.C.S. 34.
13 Rappelons que l’article 8 s’applique aux organismes du gouvernement visé par l’article 32 de la Charte : 32 (1) La présente charte s’applique : a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les Territoires du Nord-Ouest; b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.