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La filature : quand, comment et pourquoi l’effectuer?

Cet article aborde la filature d’un employé à la suite d’un arrêt de travail. L’employeur ayant un doute sur son bien-fondé, il souhaite valider avec une filature. Quand, comment et pourquoi? Les autrices nous donnent des éléments de réponse.
16 octobre 2024
Marjolaine Paré | Karine Dubois, CRHA

Cas classique : un travailleur subit une lésion professionnelle, et son médecin lui prescrit un arrêt de travail. Toute assignation temporaire est systématiquement refusée. L’employeur entend des rumeurs selon lesquelles le travailleur serait beaucoup moins limité physiquement qu’il ne le prétend. Il souhaite évidemment valider cette information. Est-ce que la filature du travailleur est possible?

1. Les principes

Le 6 juillet 2021, la Cour d’appel a rendu la décision de principe Centre de services scolaire de Montréal (Commission scolaire de Montréal) c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal (FAE)[1] qui portait sur la validité d’une filature.

Dans cette affaire, une enseignante avait subi une lésion professionnelle à l’épaule gauche lors d’une intervention auprès d’un élève. À deux reprises, une tentative d’assignation temporaire est effectuée, mais sans succès.

Plusieurs mois après la survenance de la lésion, l’enseignante se disait toujours très limitée dans ses activités quotidiennes et s’est informée de la possibilité d’obtenir de l’aide à domicile par la CNESST. Deux jours plus tard, l’employeur reçoit une dénonciation selon laquelle l’enseignante a réussi son examen pour obtenir son permis de conduire pour motocyclette et qu’elle prépare un road trip. Cette nouvelle était d’ailleurs affichée sur la page Facebook de l’enseignante, de même que l’annonce de ses services comme agente immobilière.

L’employeur, sur la base de ces informations, a fait effectuer une filature. Le rapport d’enquête permettait de voir l’enseignante effectuant des travaux importants de jardinage, creusant le sol, transportant des sacs de terre et de gros bacs, sans aucune difficulté dans l’utilisation du bras supposément blessé.

Un rapport médical est par la suite demandé par l’employeur à son médecin expert qui constate évidemment l’incompatibilité entre les allégations de l’enseignante quant à son état de santé et les faits constatés lors de la surveillance. L’employeur congédie l’enseignante, congédiement contesté par voie de grief.

L’arbitre[2] est saisi de ce grief et doit dans un premier temps décider de l’admissibilité en preuve du rapport d’enquête de la filature. Il a conclu que les motifs soulevés par l’employeur ne constituaient pas des motifs sérieux permettant de soupçonner un comportement répréhensible de la part de l’enseignante pouvant justifier la filature et que l’acceptation en preuve du rapport de filature déconsidérerait l’administration de la justice.

Cette sentence arbitrale est maintenue en Cour supérieure. Ce jugement est porté en appel par l’employeur.

Dans sa décision, la Cour d’appel rappelle que la validité d’une filature doit être analysée en deux temps.

L’employeur doit, dans un premier temps, avoir des motifs sérieux avant de procéder à la surveillance. De plus, la surveillance doit être nécessaire pour la vérification du comportement de l’employée. Autrement, l’employeur devrait d’abord privilégier d’autres moyens, comme procéder à une expertise médicale. Ensuite, la surveillance doit être menée de la façon la moins intrusive possible, à l’extérieur du domicile, sur la voie publique ou dans des endroits auxquels le public a libre accès et par des observations ponctuelles limitées dans le temps et non pas par une observation en continu sur plusieurs jours.

Pour vérifier le caractère raisonnable des motifs de l’employeur, le tribunal ne doit considérer que les éléments connus de celui-ci au moment où il décide de demander une surveillance d’un employé, peu importe si ces faits s’avèrent par la suite erronés, sauf si l’employeur agit de mauvaise foi ou abuse de ses droits sachant fort bien que les faits sur lesquels s’appuie sa décision proviennent de sources qui ne sont pas dignes de foi, comme des rumeurs et des impressions.

Dans un deuxième temps, la Cour rappelle qu’une fois qu’il a été démontré qu’un élément de preuve a été obtenu en violation d’un droit protégé, une seconde analyse doit être menée : l’élément de preuve ne doit être rejeté que si son utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice en évaluation, d’une part, de la gravité de la violation et, d’autre part, de l’enjeu du procès. Ainsi, le juge doit trouver inacceptable de laisser l’auteur de la violation du droit profiter de la preuve ainsi obtenue dans le cadre du procès dont il est saisi.

Sur la base de ces principes, la Cour a conclu que la preuve de la filature était admissible et que ce n’est pas l’admissibilité en preuve du rapport d’enquête et du rapport du médecin expert de l’employeur qui déconsidérerait l’administration de la justice; c’est plutôt leur rejet.

2. Situations particulières

Après la revue des principes applicables, nous jugeons utile d’attirer votre attention sur certaines décisions qui démontrent les limites de la surveillance physique des salariés : les diagnostics dont le site de la lésion n’est pas physiquement observable.

Dans l’arrêt Forest c. Industrielle Alliance, assurances et services financiers inc.[3], la Cour d’appel condamne l’assureur à verser les prestations d’invalidité réclamées par la demanderesse. L’assureur avait procédé à une surveillance et avait conclu que les activités de la demanderesse étaient incompatibles avec le diagnostic de syndrome de fatigue chronique. Or, le fait que la demanderesse s’entraîne au gymnase, fasse un peu de jogging, mange au restaurant ou fasse des courses au centre commercial ne sont pas des activités incompatibles avec son état de santé et sont conformes aux recommandations qui lui avaient été faites par les professionnels de la santé.

De même, dans la sentence Syndicat de l’enseignement de l’Outaouais et Commission scolaire au Cœur-des-Vallées[4], l’arbitre Jean-Guy Roy conclu que la vidéo de la surveillance ne démontre pas que la salariée a effectué des activités incompatibles avec un diagnostic de dépression majeure. Le médecin de l’employeur avait affirmé que la salariée apparaissait comme une personne active, qu’elle se comportait de façon tout à fait normale, que sa démarche était assurée, qu’elle savait où elle allait et qu’il lui arrivait même, à l’occasion, de courir et de sourire. En somme, son opinion médicale était qu’il n’y avait aucun indice qui pourrait laisser croire que la salariée est porteuse d’une pathologie anxio-dépressive invalidante. Toutefois, l’arbitre retient que pendant 30 minutes sur les 69 minutes de la vidéo, la salariée marche pour reconduire ses enfants à l’école, pour aller à l’hôpital, court pour traverser une intersection, arrête prendre un café et va au Dollarama. L’arbitre a conclu que ces activités ne sont pas incompatibles avec son état de santé. La preuve médicale établit qu’une mère, même dépressive, peut se mobiliser pour accomplir ses obligations envers ses enfants, de même qu’envers sa mère qui était hospitalisée et en fin de vie.

Aussi, nous vous invitons à la prudence avant de recourir à la surveillance lorsque l’employé souffre d’un problème de santé mentale ou d’un diagnostic qui rend difficile la constatation de faits observables incompatibles avec son état de santé. Nous n’avons recensé aucune décision qui confirme un congédiement ou qui maintient un arrêt du paiement de prestations d’invalidité pour un diagnostic mettant en cause la santé mentale.

Le présent texte ne constitue pas un avis juridique et ne peut en aucun cas engager la responsabilité des autrices de Morency Société d’avocats.


Marjolaine Paré Avocate

Karine Dubois, CRHA Avocate Morency Société d'avocats

1 2021 QCCA 1095, les honorables Martin Vauclair, Robert M. Mainville et Patrick Healy, j.c.a., 6 juillet 2021.

2 Alliance des professeures et professeurs de Montréal et Commission scolaire de Montréal, SAE 9331, Me Martin Racine, arbitre, 20 novembre 2018.

3 2018 QCCA 875, les honorables Yves-Marie Morissette, Claude C. Gagnon et Suzanne Gagné, j.c.a., 31 mai 2018.

4 SAE 9085, Me Jean-Guy Roy, arbitre, 5 août 2016.