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L’affaire Guillaume, ou ce qu’il ne faut pas faire quand vos employées et employés réagissent au racisme en emploi

Découvrez comment une blague raciste a mené au congédiement discriminatoire d'une employée. Cette affaire québécoise révèle les obligations cruciales des employeurs face au racisme en milieu de travail.
25 septembre 2024
Me Frédérick Doucet

La jurisprudence québécoise regorge de décisions particulièrement intéressantes pour les personnes menant des enquêtes en milieu de travail et pour les employeurs. Malheureusement, beaucoup de ces décisions passent inaperçues hors du Québec. Pour cette deuxième partie de ma série visant à rendre cette jurisprudence accessible[1], je vous présente la décision rendue par le Tribunal des droits de la personne du Québec dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Guillaume) c. Entrepôt de la lunette inc. (9318-1022 Québec inc.)[2].

Il s’agit d’une affaire de congédiement discriminatoire à laquelle je réfère fréquemment lorsque j’anime des formations en matière de respect au travail, car elle aborde des concepts clés en lien avec l’application des politiques de respect en milieu de travail et parce qu’elle clarifie certaines obligations des employeurs qui découlent des lois sur les droits de la personne.

Les faits

C’est l’histoire de Mme Guillaume, une femme noire qui travaillait dans une boutique de lunettes. Un samedi, alors qu’elle sortait de l’arrière-boutique, Mme Guillaume entend un client faire une blague raciste sur les personnes noires dans le cadre d’une discussion avec Mme Duchesne, la gérante de la boutique. Mme Guillaume fait d’abord semblant de ne pas entendre. Toutefois, le client la remarque et décide de répéter la blague encore plus fort, pour s’assurer qu’elle l’entende. Choquée, Mme Guillaume rit nerveusement et s’éloigne. L’incident affecte cependant son humeur pour le reste de la journée, et elle quitte la boutique immédiatement après son quart de travail, sans parler à personne.

Le même jour, Mme Guillaume assiste à un souper d’équipe chez une collègue de travail. Pendant le dîner, Mme Duchesne répète, devant toute l’équipe, la blague qu’elle avait entendue plus tôt dans la journée. Cette fois, Mme Guillaume prend la parole pour dire que la blague est offensante et qu’elle la rend mal à l’aise; cette réponse conduit à une confrontation, au cours de laquelle Mme Guillaume est accusée de « gâcher la soirée avec son attitude ». Mme Guillaume décide de ne plus participer à la conversation et quitte immédiatement après le repas.

Lors de son premier quart de travail la semaine suivante, Mme Duchesne appelle Mme Guillaume dans son bureau pour s’excuser. Cependant, elle dit également à Mme Guillaume qu’elle prend la situation trop personnellement et qu’elle ne devrait pas être si affectée par cela, car après tout, « ce n’était qu’une blague ». Une fois chez elle, Mme Guillaume publie un commentaire sur Facebook dans lequel elle fait part de son malaise (la publication est privée et aucun nom n’y figure, pas même celui de son employeur). Un collègue, qui se trouve être un « ami Facebook », fait parvenir une capture d’écran de la publication avec Mme Duchesne.

Le lendemain, suivant le conseil mal avisé de la directrice des ressources humaines de l’entreprise, Mme Duchesne congédie Mme Guillaume, au motif que son attitude est « inacceptable » et « non professionnelle ».

Les conclusions du Tribunal

Le Tribunal conclut que Mme Guillaume a été congédiée en raison de sa réaction aux blagues racistes concernant son propre groupe racial[3]. La preuve a cependant démontré qu’un mois avant son congédiement, Mme Guillaume avait reçu une excellente évaluation de performance (notamment en ce qui concerne la qualité de son service à la clientèle et son attitude positive au travail), qu’elle a été explicitement congédiée en raison de son changement d’attitude au travail, et que son changement d’attitude était manifestement lié aux incidents (à savoir, la blague raciste répétée deux fois en sa présence, y compris devant tous ses collègues, et la banalisation de l’incident par sa gestionnaire).

Le Tribunal conclut également que l’employeur n’a pas protégé Mme Guillaume contre le comportement raciste du client et de sa gestionnaire, et qu’il n’a pas non plus satisfait à son obligation d’accommoder Mme Guillaume en lui accordant suffisamment de temps pour qu’elle puisse retrouver son « attitude professionnelle »[4].

En termes de réparations, le Tribunal accorde à Mme Guillaume 10 000 $ en dommages-intérêts pour préjudice moral, et ordonne à l’employeur d’adopter une politique anti-discrimination[5] (la preuve a démontré que l’employeur – une entreprise possédant plusieurs magasins de lunettes au Québec, y compris la boutique où Mme Guillaume travaillait – ne disposait pas d’une telle politique).

 Les leçons à tirer de cette décision

L’affaire Guillaume illustre clairement que le « lieu de travail » s’étend au-delà du bureau pour inclure d’autres lieux où les employées et employés ne se trouveraient pas si ce n’était de leur travail, comme un souper d’équipe au domicile d’une ou d’un collègue de bureau.

Cette affaire rappelle également que les employeurs ont l’obligation de protéger les membres de leur personnel contre le comportement des personnes avec lesquelles ils interagissent dans le cadre de leur travail, incluant des tierces parties, comme la clientèle ou les fournisseurs. Autrement dit, la protection ne se limite pas aux interactions entre collègues.

Une autre leçon importante à tirer de l’affaire Guillaume est que les employeurs doivent reconnaître la vulnérabilité des employées et employés soumis à des comportements discriminatoires en emploi et comprendre que le changement de comportement d’une personne peut être en réaction à de tels incidents[6]. La législation sur les droits de la personne prévoit que les réactions à la discrimination ne doivent pas entraîner de mesures punitives comme la modification des conditions de travail ou le congédiement, et que, dans ces circonstances, les employeurs doivent reconnaître l’effet que de tels incidents ont sur le bien-être des personnes employées et leur accorder un délai raisonnable pour qu’elles retrouvent leurs repères[7].

Cet article de Rubin Thomlinson LLP est publié à titre informatif uniquement et ne constitue pas un avis juridique ni une opinion.


Author
Me Frédérick Doucet Avocat Rubin Thomlinson LLP
Frédérick est un avocat parfaitement bilingue, impartial, équitable et doté d’un esprit d’analyse. Motivé par la possibilité d’agir comme agent de changement dans le milieu de l’emploi, il accorde une attention particulière à la recherche de solutions pratiques aux conflits qui peuvent survenir en milieu de travail, dans le cadre de situations délicates et souvent chargées d’émotions. C’est pourquoi Frédérick aborde chaque enquête avec humanité, respect et compassion envers toutes les parties impliquées. Il œuvre à apporter des changements efficaces et durables à ses clients par l’entremise de solutions concrètes, tant pour résoudre les conflits en contexte d’emploi que pour contribuer à la création de meilleurs milieux de travail.

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Source : VigieRT septembre 2024

1 Pour consulter la première partie de la série, voir : Frédérick J. Doucet, « Comprendre le harcèlement fondé sur le genre : un regard sur Lippé c. Québec » (13 septembre 2023), Rubin Thomlinson’s Insights, en ligne : https://rubinthomlinson.com/quelques-decisions-du-quebec-que-vous-devriez-connaitre-partie-1-comprendre-le-harcelement-fonde-sur-le-genre-un-regard-sur-lippe-c-quebec/.
2 2022 QCTDP 13 (CanLII) [Guillaume].
3 Ibid, para 39.
4 Ibid, para 56.
5 Le Tribunal ordonne aussi que la politique en question doit préciser (1°) quelles sont les obligations incombant à l’employeur conformément à la Charte des droits et libertés de la personne (RLRQ, c. C-12) et 2) quelles sont les obligations incombant à tous les membres du personnel et de la direction en vue de favoriser un climat de travail respectueux de la dignité de tous, incluant une mention du caractère inapproprié et offensant de blagues à connotation raciale susceptibles d’entraîner de la discrimination en milieu de travail; Ibid, para 96.
6 Ibid, para 37.
7 Ibid, paras 48 and 56.