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Fautes commises à l’extérieur du travail : pouvoirs et devoirs de l’employeur

Que peut ou doit faire l’employeur en cas de fautes commises par un employé à l’extérieur du travail? Même si ces actes répréhensibles peuvent avoir une incidence sur l’organisation, comment savoir si l’employeur a le droit d’intervenir ou pas? Et le droit à la vie privée dans tout ça? La ligne n’est pas claire. Cet article s’appuie sur plusieurs affaires pour donner des points de repère.
10 avril 2024
Me Matthieu Désilets, CRHA

Les interventions de l’employeur à l’égard des gestes d’incivilité ou d’autres comportements inadéquats au travail, souvent par des mesures disciplinaires, sont fréquentes. Cependant, l’employeur a-t-il des pouvoirs d’intervention lors de situations d’incivilité, de violence ou de harcèlement survenues à l’extérieur des lieux et des heures de travail, par exemple?

Puisque ces actes relèvent de la vie privée, l’employeur n’a en principe aucune autorité sur ses salariés dans cette sphère. Toutefois, lorsque les actes répréhensibles commis ont un impact sur la relation entre l’employeur et le salarié ou sur les relations entre collègues de travail, l’intervention de l’employeur peut être justifiée, voire requise.

Le jeu d’équilibriste entre le respect de la vie privée et l’obligation de faire cesser des comportements inadéquats est cependant complexe. En effet, la jurisprudence est quelque peu contradictoire sur la question, et il est donc difficile de tracer une ligne claire. Certaines balises se dégagent toutefois de la jurisprudence afin de guider les décisions devant être prises.

Le droit applicable

Rappelons dans un premier temps que le droit à la vie privée est notamment protégé par la Charte des droits et libertés de la personne (article 5) et le Code civil du Québec (articles 35 et 36). Ainsi, sauf exceptions, les employeurs n’ont pas de droit de regard sur la vie privée de leurs salariés à l’extérieur de la semaine normale de travail.

Les auteurs Brière, Morin, Roux et Villaggi résument ainsi l’état du droit :

« […] l’employeur n’est nullement investi, par quelque source de droit, d’une fonction disciplinaire générale pour maintenir le bon ordre ou réprimer les actes par ailleurs répréhensibles du salarié, alors que ces mêmes actes n’auraient pas de rapport certain et direct avec l’emploi ni avec l’activité professionnelle.

[…]  En d’autres mots, l’employeur n’est pas “un préfet de discipline” ni un quelconque substitut du procureur général à l’égard des salariés. »[1]

La jurisprudence

Si cet énoncé semble simple en apparence, la décision Schinck et Les emballages Knowlton inc.[2], rendue en 2014 par l’ancienne Commission des relations du travail (CRT), en illustre la complexité.

Dans cette affaire, deux salariés, le plaignant et un chef d’équipe, s’étaient bagarrés en dehors du travail, dans les minutes suivant leur départ de l’usine après la fin de leur quart de nuit, et ce, à environ six kilomètres du lieu de travail. Les véhicules des deux salariés s’étaient percutés après une « course effrénée », ils étaient sortis de leur véhicule et avaient échangé des coups de poing. Le plaignant était même monté sur le toit de sa voiture à l’arrivée des policiers. Les deux salariés ont été congédiés. Cet événement faisait suite à une série de conflits au travail sur une période d’environ sept mois : liaison amoureuse avec l’ex-conjointe du plaignant à la suite d’une rupture attribuée au chef d’équipe, altercation du plaignant avec son ex-conjointe, animosité, menaces, changements d’équipe de travail, frictions, insultes par textos, etc. Aucune mesure disciplinaire n’avait cependant été imposée, l’employeur ayant préconisé une approche administrative.

La CRT rappelle que l’incident doit avoir un lien suffisant avec l’emploi du plaignant pour permettre à l’employeur de le sanctionner. Selon elle, l’événement en l’espèce n’avait pas, par sa nature ou ses conséquences, de lien suffisant pour être un événement lié au travail. Il relevait de la vie privée, sur une route du Québec, et rien ne permettait donc à l’employeur de le sanctionner. Le congédiement a en conséquence été annulé.

Dans l’affaire Syndicat des salariés(es) de l’agroalimentaire de Ste‑Claire (CSD) et Kerry Canada inc.[3], l’arbitre Dominique‑Anne Roy conclut que l’employeur pouvait faire enquête quant à des événements ayant eu lieu lors d’un party de Noël qu’il avait organisé. Après avoir analysé s’il existait un lien de rattachement entre ces événements, la vie de l’entreprise et le climat de travail, l’arbitre conclut par l’affirmative puisque les événements ont eu une incidence négative sur le climat de travail, notamment en raison des rumeurs d’agression et de harcèlement sexuels ayant circulé par la suite.

De même, dans l’affaire Syndicat de l’enseignement de la région de Québec et Commission scolaire de la Capitale[4], l’arbitre accueille un grief de harcèlement psychologique et arrive à la conclusion que l’employeur ne s’est pas acquitté de son obligation de faire cesser une situation de harcèlement psychologique dénoncée par une enseignante. L’employeur, en éludant son analyse d’un texto virulent transmis au conjoint de la plaignante le soir à son domicile, n’a pas pris les moyens raisonnables pour faire cesser les comportements non désirés.

Inversement, dans l’affaire Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec et Société de l’assurance automobile du Québec[5], l’arbitre Claude Roy a été saisi d’un grief contestant une suspension sans traitement de trois jours pour des gestes disgracieux envers une collègue de travail lors du party de Noël « privé » des employés (événement non officiellement organisé et non payé par l’employeur). Le plaignant avait alors lancé une balle de ping-pong dans le décolleté d’une collègue. Pour l’arbitre, l’employeur n’a pas rencontré son fardeau de prouver un lien avec l’entreprise, ni avec les relations de travail entre les personnes impliquées, car la preuve n’a pas été faite que le geste a eu des effets négatifs sur les relations de travail et la collègue concernée. L’employeur n’était donc pas justifié d’imposer une suspension pour un acte d’incivilité sans lien avec l’entreprise de l’employeur.

L’affaire récente Association des employés du Nord québécois c. Commission scolaire Kativik[6] illustre également la complexité des principes applicables. Après une imposante revue de la jurisprudence, l’arbitre conclut que les gestes disgracieux commis à l’extérieur du travail ne peuvent constituer du harcèlement psychologique au sens de la définition de la Loi sur les normes du travail. Conséquemment, l’employeur n’a pas engagé sa responsabilité en n’intervenant pas.

Dans cette affaire, deux enseignants avaient déposé des plaintes de harcèlement psychologique pour lesquelles plusieurs des faits reprochés s’étaient produits à l’extérieur du travail, et ce, de la part de conjointes de deux autres enseignants de la même école. Notamment, la première avait fait l’objet d’accusations sur Facebook à l'effet qu’elle était une manipulatrice et une violeuse, avait subi un doigt d’honneur en présence de sa fille, s’était fait pousser dans l’escalier de son immeuble et avait fait l’objet d’un gros coup dans le mur adjacent à son logement. Le second plaignant avait reçu des menaces de mort dans la rue et une menace de blessure physique lors d’une soirée de jeux de société organisée par des enseignants, en plus d’être intimidé en voiture.

Comme ces gestes s’étaient tous produits à l’extérieur de l’école, alors que les salariés ne fournissaient pas de prestation de travail, l’arbitre a conclu que l’employeur n’avait pas à intervenir.

Par contre, puisque des rumeurs ont par la suite circulé dans le milieu de travail et affecté négativement le climat de travail, il y a bien eu harcèlement psychologique. Pour ces motifs, l’arbitre conclut que l’employeur devait agir et elle fait droit aux griefs. N’eût été les rumeurs qui avaient circulé à l’école, il n’y avait pas de preuve que le milieu de travail était devenu nocif à cause d’événements s’étant déroulés à l’extérieur de l’école.

Enfin, dans l’affaire Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1269 et Ville de Chibougamau[7], l’arbitre était saisie de griefs contestant, notamment, une suspension de cinq jours pour un manquement à l’extérieur du travail. La plaignante avait rencontré le directeur général de l’employeur à l’épicerie, accompagné de sa conjointe, et elle lui avait indiqué : « T’es pas gêné de me saluer toi. Bonjour les mesures disciplinaires. » L’arbitre conclut que l’employeur était justifié d’imposer une suspension de cinq jours à la salariée pour cet incident. En effet, quoiqu’il était survenu en dehors des heures et des lieux de travail, il était « directement relié à la vie de l’entreprise et aux relations de travail, puisque la plaignante apostrophe le directeur général en faisant référence spécifiquement aux mesures disciplinaires la visant ». Pour l’arbitre, conclure autrement reviendrait à permettre aux employés de se comporter de façon inappropriée dans le cadre de leurs conflits de travail, du seul fait qu’ils le font à l’extérieur du travail.  

Conclusion

Lorsque des fautes se déroulent à l’extérieur du milieu et des heures de travail, chaque cas en est un d’espèce. La question centrale devant être analysée est l’incidence sur l’employeur, le milieu de travail ou les personnes qui y évoluent. Autrement, de tels comportements sont protégés par le droit à la vie privée, ce qui comprend les commentaires sur les réseaux sociaux.

Ainsi, en présence de comportements inadéquats survenus à l’extérieur du travail, mais qui, s’ils avaient été commis au travail, seraient sanctionnables, l’employeur ne peut s’abstenir d’intervenir du seul fait que les événements ont eu lieu en dehors de ses murs et des heures de travail. Cependant, l’employeur ne doit pas s’immiscer dans la vie privée si ces comportements n’ont pas de répercussions sur le milieu de travail.

L’application des principes à géométrie quelque peu variable de la part des décideurs rend l’exercice parfois périlleux, et une analyse rigoureuse s’impose à chaque situation, car tant les employeurs que les syndicats peuvent se retrouver confrontés à des situations épineuses.


Author
Me Matthieu Désilets, CRHA Avocat Monette Barakett
Pince-sans-rire, Matthieu aime ajouter une touche d’humour à toutes situations. Ainsi, malgré la complexité des dossiers et tout le sérieux de la profession d’avocat, cette facette de sa personnalité permet de non seulement arriver à une solution optimale, mais de faire en sorte que le chemin pour s’y rendre soit le plus agréable possible (ou le moins désagréable, selon le point de vue !).

Source : Vigie RT, avril 2024

[1] BRIÈRE, Jean‑Yves, MORIN, Fernand, ROUX, Dominic, VILLAGGI, Jean‑Pierre, Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, paragr. II‑129.

[2] Schinck et Les emballages Knowlton inc., 2014 QCCRT 0445.

[3] Syndicat des salariés (es) de l’agroalimentaire de Ste‑Claire (CSD) et Kerry Canada inc., 2022 QCTA 224.

[4] Syndicat de l’enseignement de la région de Québec et Commission scolaire de la Capitale (Geneviève Forzani), 2019 QCTA 319. 

[5] Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec et Société de l’assurance automobile du Québec (Joffrey Lemieux), 2021 QCTA 439.

[6] Association des employés du Nord québécois c. Commission scolaire Kativik, 2022 CanLII 92586.

[7] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1269 et Ville de Chibougamau (Joanny Gravel et grief patronal), 2022 QCTA 139.