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Du harcèlement psychologique au travail… même à l’extérieur du travail?

Ce qui se passe à l’extérieur des lieux du travail entre des employés ou entre des représentants de l’employeur et des employés pourrait donner naissance à des faits constituant des manifestations de harcèlement psychologique au travail.
7 juin 2023
Me Roxanne Bisson

Le harcèlement psychologique en vertu de la Loi sur les normes du travail

La Loi sur les normes du travail (LNT) comporte des dispositions protégeant un salarié contre le harcèlement psychologique au travail. En premier lieu, l’article 81.18 LNT définit le harcèlement psychologique comme étant « une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste»[1], tandis que l’article 81.19 LNT édicte le droit pour un salarié d’avoir un milieu de travail exempt de harcèlement[2]

De plus, la LNT prévoit qu’un employeur a notamment le devoir de prévenir et de faire cesser le harcèlement psychologique qui est porté à sa connaissance[3]. Cependant, qu’en est-il du harcèlement psychologique vécu à l’extérieur des lieux et des heures de travail?

Le milieu de travail

La LNT ne fournit malheureusement pas de définition de la notion de « milieu de travail ». Les tribunaux qui se sont penchés sur la question l’ont interprétée de manière assez large. La jurisprudence a déterminé que le milieu de travail comprend bien sûr les lieux physiques où un salarié pourrait être appelé à rendre une prestation de travail, en plus de s’étendre à tout endroit avec suffisamment d’éléments rattachés au milieu de travail. Ceci pourrait comprendre un 5 à 7 avec le travail, une soirée de Noël organisée par l’employeur, une conférence, un souper d’employés, etc.[4]

Les salariés et les représentants de l’employeur sont évidemment reconnus comme étant des éléments faisant partie du milieu de travail. Les tiers, tels que les clients, fournisseurs ou usagers, pourraient aussi l’être. Il faut toutefois que l’employeur exerce un certain contrôle sur ces tiers afin qu’ils soient considérés comme faisant partie du milieu de travail[5].

Les manifestations de harcèlement psychologique en dehors du milieu du travail par un supérieur

Prenons tout d’abord le cas de figure dans lequel un salarié dépose une plainte de harcèlement psychologique pour un ou des évènements s’étant produits à l’extérieur des lieux et des heures du travail et que la personne mise en cause dans l’affaire est un superviseur du salarié.

Dans un tel cas, une jurisprudence constante reprenant les enseignements de la décision G.S. c. H.F (Motel A) établit que « le pouvoir disciplinaire s’étend aux gestes posés hors des lieux ou des heures du travail si tels gestes sont reliés au travail »[6]. Ainsi, bien que les évènements semblent extérieurs à l’emploi, certains gestes par leur nature ou leur conséquence ont une relation avec le milieu de travail du salarié. Il faudra donc analyser chaque situation individuellement afin de déterminer s’il y a suffisamment d’éléments rattachant les faits au milieu du travail.

Comment cela s’applique-t-il concrètement?

Une décision récente sur le sujet a été rendue par le Tribunal administratif du travail dans l’affaire A.B. c. 9405-2651 Québec inc. (Restaurant Pho-King-Bon). Dans cette affaire, la salariée a déposé une plainte pour harcèlement psychologique contre son employeur suivant le harcèlement sexuel qu’elle a subi de la part de son superviseur, le gérant du restaurant. Après une journée de travail, le gérant du restaurant offre à la salariée et à trois autres collègues de venir prendre une bière à son chalet qui se situe non loin du restaurant. Rendue sur place, la salariée sera victime d’une agression sexuelle de la part du gérant du restaurant[7].

Les faits se déroulent à l’extérieur de l’établissement de l’employeur et après le quart de travail de la salariée. Le Tribunal reprend ainsi les enseignements de la décision G.S. c. H.F (Motel A) mentionnée ci-dessus et parvient à la conclusion que :

« la relation employeur-employée demeure présente, même si la plaignante se rend au chalet du gérant Boutin. C’est ce dernier qui invite des employés à son chalet afin de prendre un verre après une longue et bonne journée de travail. Il est le gérant du restaurant et le conjoint de la propriétaire.

[34] Le Tribunal conclut que les gestes posés par le gérant Boutin ont entraîné pour la plaignante un milieu de travail néfaste et qu’ils constituent une conduite grave au sens de l’article 81.18 de la Loi. »[8]

Le Tribunal parvient donc à la conclusion qu’il y a suffisamment d’éléments rattachant les faits au milieu de travail. La plainte de harcèlement psychologique est ainsi retenue, et ce, même si les évènements se sont produits à l’extérieur.

Les manifestations de harcèlement psychologique en dehors du milieu du travail par un collègue de travail

Lorsque les manifestations vexatoires alléguées concernent des collègues sans relations d’autorité, les mêmes principes de la décision G.S. c. H.F (Motel A) s’appliqueront tout de même. En effet, il faudra analyser la situation afin de déterminer si nous sommes en présence d’éléments liés au milieu de travail, autres que la relation employeur-employé.

Par exemple, un arbitre a réitéré dans une décision les principes et la notion de milieu de travail applicables dans le cadre de harcèlement vécu lors d’assemblées syndicales, sur Facebook et sur un forum de discussion, soit à l’extérieur des lieux du travail, et relativement à la gestion interne des affaires syndicales. La plainte était alors déposée par un employé, également président du syndicat, et les personnes visées par les allégations de harcèlement étaient des collègues. L’arbitre saisi du dossier conclut que l’employeur n’était pas relevé de ses obligations en vertu de l’art. 81.19 LNT puisque plusieurs éléments rattachaient les faits au milieu de travail[9].

Un autre exemple serait celui de la décision Diouf c. Aluminerie Alouette inc. Dans cette affaire, une conversation privée sur Facebook entre certains salariés contenant des propos dénigrants et discriminatoires envers un autre collègue de travail, et portée à sa connaissance, a été reconnue comme relevant du milieu de travail et comme étant du harcèlement psychologique. En effet, les salariés font tous partie d’une même équipe de travail chez l’employeur, et les échanges ont parfois lieu alors que les salariés sont sur les lieux du travail. De plus, les propos réfèrent aux tâches de l’emploi. Le tout a créé un milieu de travail néfaste[10]. Les autres conduites vexatoires alléguées par le plaignant s’étant produites sur les lieux du travail sont quant à elles rejetées.

Situation relevant de la vie privée

Finalement, le dernier cas de figure est celui pour lequel les évènements sont considérés comme relevant de la vie privée des salariés. Il s’agit des situations où le lien entre les évènements et le milieu de travail ne peut être établi.

C’est le cas notamment de la décision Association des employés du Nord Québécois c. Commission scolaire Kativik[11]. L’arbitre saisi du dossier analyse les conduites suivantes afin de déterminer le bien-fondé de la plainte : publication Facebook accusant la plaignante d’être une violeuse, la plaignante se fait pousser dans un escalier, diffamation, menaces, etc.

Il détermine que les conduites qui se déroulent à l’extérieur de l’école découlent d’une fête tenue quelques années plus tôt. Finalement, l’arbitre conclut que les évènements ne concernent pas la prestation d’enseignante de la plaignante, et donc, ne sont pas rattachés au milieu de travail et que l’employeur n’avait pas à intervenir pour faire cesser le harcèlement[12].

Il est ainsi important de bien analyser la situation au cas par cas et d’user de prudence avant de simplement refuser d’exercer son devoir d’employeur de faire cesser le harcèlement psychologique sous la seule prétention que les évènements se produisent à l’extérieur du travail.

Le genre masculin est utilisé dans le présent texte comme genre neutre.


Me Roxanne Bisson Avocate Pineault Avocats CNESST

Source : Vigie RT, juin 2023

1 Art. 81.18 Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1.
2 Art. 81.19 Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1.
3 Ibid.
4 Nathalie-Anne BÉLIVEAU, Les normes du travail, 2e édition, Éditions Yvon Blais.
5 Ibid.
6 G.S. c. H.F (Motel A), 2007 QCCRT 295, par. 69.
7 A.B. c. 9405-2651 Québec inc. (Restaurant Pho-King-Bon), 2022 QCTAT 2401, par. 12 à 17.
8 Ibid, par. 33.
9 Syndicat des croupiers du Lac-Leamy, SCFP section locale 3993 c. Société des casinos du Québec inc. (Casino du Lac-Leamy), 2018 CanLII 61518 (QC SAT), par. 44 et 45.
10 Diouf c. Aluminerie Alouette inc., 2022 QCTAT 1546, par. 25.
11 Association des employés du Nord Québécois c. Commission scolaire Kativik, 2022 CanLII 92586 (QC SAT), par. 229 à 233 et 243 à 245.
11 Il est à noter qu’une partie des allégations des plaintes vise une personne à charge d’un collègue de travail de la plaignante et non directement d’un collègue de travail.