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La réaffectation des travailleuses enceintes : une option pour minimiser les impacts de la pénurie de main-d’œuvre[1]

Dans un contexte où les employeurs manquent terriblement de main-d’œuvre, l’auteure nous propose un survol de la réaffectation des travailleuses enceintes pour en comprendre les tenants et les aboutissants.
12 octobre 2022
Janie-Pier Joyal-Villiard, CRIA

Introduction

À l’heure actuelle, le Québec est durement affecté par la pénurie de main-d’œuvre. Il y a minimalement 224 370 postes vacants[2], tous secteurs confondus. Il s’agit du plus haut taux de postes vacants au Canada, à proximité avec la Colombie-Britannique[3].

Tous les secteurs économiques sont touchés par cette situation que ce soit le tourisme, la construction, la santé, l’éducation, le secteur manufacturier, etc. La pénurie de main-d’œuvre représente un défi important pour tous les employeurs. Pour certains, cette situation met en péril la survie de leur entreprise ou l’accomplissement de leur mission.

Une réflexion et une recherche de solutions afin de réaffecter les travailleuses enceintes pourraient permettre de contrer, en partie, cette pénurie de main-d’œuvre.

Les obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité

L’objectif qui sous-tend la Loi sur la santé et la sécurité du travail[4] (ci-après « LSST ») est l’élimination à la source des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs[5].

L’employeur doit remplir plusieurs obligations générales afin de protéger la santé et d’assurer la sécurité et l’intégrité de ses travailleurs[6]. Il doit, notamment, utiliser les méthodes et les techniques visant à identifier, à contrôler et à éliminer les risques pouvant affecter leur santé et leur sécurité et doit informer adéquatement sur les risques reliés à leur travail.

La réaffectation

Dès lors que les conditions de travail des travailleuses enceintes ou qui allaitent comportent des dangers pour leur santé ou celle de leur enfant, les articles 40 et 46 de la LSST prévoient la possibilité qu’elles soient affectées à un autre poste ou à d’autres tâches, pourvu qu’elles soient médicalement aptes à travailler. Ainsi, il est possible pour un employeur de réaffecter une travailleuse enceinte à un autre poste ou à d’autres fonctions disponibles dans l’entreprise, si cet autre poste ou ces autres fonctions ne comportent pas de danger et que la travailleuse est raisonnablement en mesure d’effectuer le travail.

La volonté du législateur est d’assurer la sécurité des travailleuses tout en les maintenant actives à l’emploi[7]. L’affectation constitue une mesure avantageuse[8] tant pour les employeurs que pour les travailleuses enceintes. D’une part, en plus de respecter la volonté du législateur en favorisant le maintien dans le milieu de travail, l’employeur peut « combler des absences ponctuelles afin de remplir sa mission »[9]. D’autre part, les travailleuses peuvent continuer à travailler de manière sécuritaire pendant leur grossesse.

Dans un premier temps, lorsqu’une demande de réaffectation est effectuée[10], l’employeur doit collaborer à l’analyse du poste de travail. Il a également l’obligation de prendre les moyens requis afin d’éliminer à la source les dangers qui sont attestés dans le certificat médical. À cet effet, il peut modifier les tâches, adapter le poste de travail ou affecter la travailleuse à d’autres tâches qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir[11].

Dans un contexte de pénurie de personnel, l’éventail de fonctions, de tâches ou de postes à combler est probablement plus large. Il est possible, grâce à l’affectation des travailleuses enceintes, de combler en partie ce manque d’effectif, plutôt que de voir la travailleuse retirée du travail en retrait préventif.

Il est important de souligner qu’une affectation peut être mise en œuvre ou cessée en tout temps durant la période visée par le certificat de retrait préventif. Ainsi, une travailleuse peut être mise en retrait préventif pour quelques semaines afin que l’employeur ait le temps nécessaire pour mettre en place l’affectation. Une affectation peut également être à temps partiel plutôt qu’à temps plein. Bref, les possibilités sont multiples lorsque vient le temps de réaffecter une travailleuse enceinte dans des tâches qui ne présentent pas de danger au sens de la LSST.

La notion de danger dans l’évaluation de la réaffectation

Afin d’évaluer la possibilité de réaffecter une travailleuse, il faut d’abord comprendre ce que constitue un danger. La décision Centre hospitalier de St.Mary et Iracani[12] constitue une décision clé relativement à la notion de danger.

Dans cette affaire, la Commission des lésions professionnelles explique qu’il ne faut pas interpréter la notion de « danger » comme signifiant qu’aucun risque ne doive être présent puisqu’il deviendrait alors impossible de réaffecter la travailleuse[13].

Elle conclut que pour constituer un « danger », les risques doivent être réels et présenter une probabilité de concrétisation qui n’est pas négligeable. Ainsi, un risque virtuel, une crainte ou une inquiétude n’est pas suffisant pour conclure à un « danger »[14].

Enfin, elle précise que chaque cas est un cas d’espèce et doit donc faire l’objet d’une évaluation[15].

Les balises encadrant la réaffectation  

Horaire de travail

Généralement, en ce qui concerne l’horaire de travail, l’employeur doit s’assurer que la travailleuse respecte le nombre d’heures maximales recommandées, soit 40 heures par semaine en début de trimestre. Lorsque la 24e semaine de grossesse est complétée, ce nombre est réduit à 35 heures par semaine[16]. Il est également possible de modifier les heures de début et de fin de quart de travail afin que cela permette l’exécution de l’affectation. Un changement de quart complet serait également possible dans la mesure où la travailleuse réaffectée est disponible pour travailler sur ce quart et que cela respecte le certificat de retrait préventif.

Lieu de travail

Par ailleurs, l’employeur peut envisager de déplacer la travailleuse dans un autre établissement.

Dans une décision concernant une enseignante en maternelle[17], celle-ci devait être réaffectée puisque son travail comportait des dangers pour l’enfant à naître en raison de risques d’agression, de violence ou de chutes. L’employeur tente d’abord de lui adjoindre une technicienne en éducation spécialisée. Toutefois, ce n’est pas suffisant pour éliminer le danger existant. Il lui propose alors d’autres tâches dans une autre école.

Bien que la travailleuse ait contesté l’affectation en raison du présumé climat de violence régnant à l’école proposée et son manque de compétence, le Tribunal conclut qu’en raison des mesures mises en place par l’employeur[18], il n’y avait aucun danger et elle était en mesure d’accomplir les tâches.

D’ailleurs, également dans l’enseignement, suivant l’obtention d’une exemption du ministre de l’Éducation, l’employeur peut proposer à une enseignante du primaire d’effectuer un remplacement à une école secondaire[19]. Bien que ce ne soit probablement pas l’idéal pour les élèves et la travailleuse, l’assignation est conforme à la LSST. En effet, la travailleuse est raisonnablement compétente pour effectuer cette réaffectation. D’ailleurs, il s’agit d’une solution qui est préférable à l’embauche d’une personne sans brevet ni formation spécifique.

Ainsi, pour les employeurs possédant plusieurs établissements ou installations, il est possible de déplacer une travailleuse enceinte afin de la réaffecter à un autre lieu de travail.

Modification des tâches

Il est également possible de moduler les tâches d’une travailleuse afin de respecter, par exemple, les risques liés à la station debout prolongée. L’achat de chaise de type tabouret peut par exemple être une option afin de respecter cette restriction.

Il est donc possible de modifier le contrat de travail, de façon temporaire, mais l’employeur doit toutefois maintenir tous les avantages liés à l’emploi qu’elle occupait avant son affectation (salaire et avantages sociaux).

Conclusion

Considérant l’urgence liée au contexte de pénurie de main-d’œuvre au Québec, il y a lieu d’envisager sérieusement la réaffectation des travailleuses enceintes et de déployer de véritables efforts en ce sens. Les employeurs doivent user de leur créativité pour proposer des affectations qui respectent la LSST. Pour certains employeurs, il peut s’agir d’un défi de taille en raison des circonstances particulières du milieu de travail et d’un historique de retrait préventif « automatique ». Toutefois, les possibilités de réaffectation sont assez larges et peuvent permettre de réduire le manque de personnel. La jurisprudence sur l’affectation est à surveiller puisqu’il risque d’y avoir plus de litiges portant sur ce sujet en raison de l’avantage qu’elle procure aux employeurs dans un contexte de pénurie de personnel.  


Author
Janie-Pier Joyal-Villiard, CRIA Avocate associée Monette Barakett Avocats S.E.N.C.
Me Janie-Pier Joyal est diplômée de l’Université de Montréal. Au cours de ses études en droit, elle a participé à un échange étudiant avec l’Université Jean Moulin Lyon III, en France, où elle a notamment étudié les bases du droit du travail français. Préalablement à ses études en droit, Me Joyal a terminé un baccalauréat en relations industrielles. Cette formation lui a permis d’acquérir une expérience en relations du travail et en ressources humaines au sein du réseau de la santé et auprès de diverses entreprises privées. Me Joyal travaille principalement dans le domaine des relations du travail et de la santé-sécurité au travail. Elle participe à la préparation de dossiers litigieux, conseille les gestionnaires en matière de relations de travail et de santé-sécurité au travail et les soutient quant à la rédaction de diverses politiques de gestion. Elle plaide régulièrement devant les tribunaux administratifs, notamment le Tribunal administratif du travail, en matière de santé et de sécurité au travail et de relations de travail ainsi qu’en arbitrage de griefs.

Source : Vigie RT, octobre 2022

1 L’auteure tient à remercier Me Denisa Voiculescu pour sa collaboration à la rédaction de cet article.
2 21 juin 2022, statistiques Canada : Postes vacants, employés salariés, taux de postes vacants et moyenne du salaire offert selon les provinces et territoires, données trimestrielles non désaisonnalisées1, 2.
3 Comprendre la pénurie de main-d’œuvre au Québec | Le Devoir; Postes vacants, employés salariés, taux de postes vacants et moyenne du salaire offert selon les provinces et territoires, données trimestrielles non désaisonnalisées1, 2.
4 RLRQ, c. S -2.1.
5 RLRQ, c. S-2.1, art. 2.
6 RLRQ, c. S-2.1, art. 51.
7 Centre de services scolaire des Bois-Francs et Boucher, 2022 QCTAT 3557, par. 38.
8 Programme Pour une maternité sans danger – Affectation.
9 Centre de services scolaire des Bois-Francs et Boucher, 2022 QCTAT 3557, par. 18.
10 Au moyen d’un certificat médical attestant de la présence, dans le milieu de travail, de dangers physiques pour elle-même qui est conforme à l’article 33 LSST.
11 Pour une maternité sans danger – Rôle de l’employeur.
12 2007 QCCLP 3971. Voir également décision Pomerleau-Cloutier et Ambulance Côte-Nord, 2019 QCTAT 3325 qui reprend les principes de Centre hospitalier de St-Mary.
13 2007 QCCLP 3971, par. 87.
14 2007 QCCLP 3971, par. 92.
15 2007 QCCLP 3971, par. 93.
16 Mbiapo Ngassa et Société de gestion Cogir II inc., 2017 QCTAT 3232; Morissette et Mosaic Solutions de vente, 2015 QCCLP 1761;
Programme de maternité sans danger (7 ou 8 heures par jour selon le nombre de semaines de grossesse), p. 10.
17 Grobon et Centre de services scolaires de Montréal, 2021 QCTAT 1036.
18 Il s’est assuré qu’elle ne rencontrera pas d’enfants en grand groupe et qu’aucun enfant violent ne lui sera attitré.
19 Voir la décision Centre de services scolaire des Bois-Francs et Boucher, 2022 QCTAT 3557 où le Tribunal traite de la conformité d’une telle affectation.