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Le quiet quitting : un phénomène qui fait jaser

La « démission silencieuse » (quiet quitting) est un phénomène qui gagne en popularité. Il se répand aussi dans les médias sociaux et remet en question les conditions de travail et la place de celui-ci occupe dans nos vies.
19 octobre 2022
Léa Villalba

Accomplir le travail demandé sans fournir d’extra pour surpasser les attentes, tout en s’assurant de respecter à la lettre les clauses de son contrat de travail pour ne pas se faire renvoyer, c’est ce qu’on appelle le quiet quitting (« démission silencieuse »).

Ce phénomène, qui vient des États-Unis et enflamme les médias sociaux, ajoute une couche de complexité supplémentaire pour les dirigeants et dirigeantes d’entreprise, déjà aux prises avec les autres défis qu’engendre la pénurie de main-d’œuvre.

Faut-il craindre une vague de démissions silencieuses au Québec?

Le strict minimum

« C’est un certain détachement, une distanciation, une tendance à moins s’investir au travail », définit Jacinthe Ouellet, psychologue organisationnelle pour la firme-conseil Humance. Selon elle, le phénomène du quiet quitting s’est exacerbé avec la pandémie, mais peut être « sain ».

« Pour la grande majorité des gens, c’est une bonne chose, explique-t-elle. Certains travaillaient le soir, les fins de semaine; ils étaient complètement attachés à leur job et à leur patron, ils se sentaient facilement coupables de ne pas honorer leurs engagements à la perfection et se donnaient trop peu le droit à la déconnexion. Avec la crise sanitaire, les gens ont revu leur priorité, ont eu envie d’accomplir leur bucket list et de mener une vie plus équilibrée. »

Même constat du côté de Jean-François Bertholet, CRHA, conférencier et spécialiste du monde du travail. « C’est parfois fait avec raison. Pourquoi donner une heure de plus de son temps à son employeur? Ils n’ont pas complètement tort… » pense-t-il.

Dans sa pratique, Jacinthe Ouellet remarque deux types de personnes qui pratiquent la démission silencieuse. D’un côté, celles qui continuent d’être engagées envers leur travail, mais sans fournir le « petit plus » attendu. De l’autre, celles qui se désengagent de leur travail et qui reluquent un nouveau poste pendant leurs heures de travail. « Ceux-là ne vont pas tenir longtemps et vont rapidement démissionner », ajoute-t-elle.

Une tendance multifactorielle 

Selon les deux spécialistes, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette tendance à la distanciation vis-à-vis du travail, notamment le contexte postpandémique. « Notre cerveau vit un stress chronique depuis plus de deux ans; il y a une réelle fatigue, une lassitude, explique Jacinthe Ouellet. Les gens ne sont plus capables, psychologiquement et physiquement, de travailler autant. »

Selon Jean-François Bertholet, CRHA, le contexte social actuel a aussi renforcé cette tendance à en faire moins. « Les inégalités sociales s’aggravent, avec des riches encore plus riches et des pauvres encore plus pauvres, dit-il. Le quiet quitting, c’est un peu une revanche silencieuse, un moyen de perturber les performances des grandes entreprises, tout en continuant à gagner un salaire. »

Selon Jacinthe Ouellet, les informations relayées par les médias sociaux et la presse ces dernières années concernant les iniquités salariales, la discrimination ou encore les agressions (sexuelles, harcèlement psychologique) pèsent aussi dans la balance du quiet quitting. « On se donne le droit d’être en colère et de l’exprimer davantage! » observe-t-elle. En revanche, ce qui n’est pas nouveau comme phénomène, c’est l’écart entre la perception de l’effort fourni par l’employé·e et ce qu’il ou elle en retire. « Cette perception d’iniquité génère des insatisfactions. Les frustrations s’accumulent et s’expriment en ce moment par une résistance passive », poursuit-elle.

Selon Manon Poirier, CRHA, directrice générale de l’Ordre des CRHA, « le phénomène n'est pas à des années-lumière de la définition du présentéisme. Depuis quelque temps, il est maintenant valorisé de dénoncer publiquement ce sentiment d’injustice vécu par certaines personnes ».

Une certaine valorisation du bien-être a aussi pris le dessus dans la société d’aujourd’hui, selon la psychologue, de nombreuses personnes s’étant questionnées sur leurs valeurs, leurs ambitions. « Aujourd’hui, on valorise les gens qui décident de partir dans le bois pour élever des poules ou ceux qui peuvent voyager grâce au télétravail! Il y a quelques années, ce n’était même pas envisageable, il y aurait eu beaucoup plus de jugements », explique la psychologue.

Cependant, Manon Poirier estime qu’une bonne nouvelle découle peut-être de ce phénomène. Les gens semblent valoriser davantage un équilibre travail et vie personnelle contrairement à la valorisation d’être constamment surchargée.   

Enfin, l’actuelle pénurie de main-d’œuvre transforme n’importe quel travailleur ou travailleuse en quelqu’un d’indispensable. « Elle génère une charge mentale élevée chez les employés qui doivent pallier le manque de ressources. Les employés ont le pouvoir, alors ils en profitent pour magasiner », déclare Jacinthe Ouellet.

De nouveaux modèles à instaurer 

Pour Jacinthe Ouellet, la tendance au quiet quitting devrait pousser les organisations et les gestionnaires à se remettre en question.

« C’est primordial que les milieux de travail soient davantage flexibles, dit-elle. Si on revient à temps plein, avec des horaires fixés dans le ciment, ça ne marchera pas, les gens vont quitter. » La psychologue pense d’ailleurs que le travail nomade numérique occupera une place majeure dans les prochaines années.

Ces bouleversements sont importants pour la population, d’autant plus pour les jeunes. La plus récente étude du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec a d’ailleurs dévoilé que seulement 1 % des jeunes professionnels et professionnelles veulent retourner travailler au bureau à temps complet.

« Les générations Y et Z sont arrivées avec des valeurs différentes : l’envie de se réaliser oui, mais pas à tout prix, souligne Jacinthe Ouellet. Les autres générations s’inspirent beaucoup de leurs modèles, de leur vision de la vie et du travail. Il y a un équilibre plus grand dans les différentes sphères de l’existence. »

Pour Jean-François Bertholet, CRHA l’humanisation des milieux de travail est une des clés pour contrer le quiet quitting. « On remarque que ce phénomène se manifeste surtout dans les grandes organisations et dans des milieux qui visent le profit avant tout, dit-il. Lorsque les gens sont attachés et proches de leur patron et de ses valeurs, le détachement est plus rare. »

Le spécialiste préconise alors « plus d’empathie, plus d’intérêt envers ses employés, plus de connexion et de suivi ».

Coresponsabilité 

Jacinthe Ouellet estime que de nouveaux modèles dans les milieux de travail doivent être instaurés pour éviter le quiet quitting.

Cependant, le travailleur ou la travailleuse a aussi son rôle à jouer. « Un des besoins fondamentaux d’une personne, c’est de s’affilier, de sentir qu’elle fait partie d’une gang, qu’elle sert à quelque chose, qu’elle est appréciée et incluse. La reconnaissance d’un supérieur reste donc importante », déclare la psychologue.

Pour ce faire, chaque individu doit « trouver son X », selon Jacinthe Ouellet. « Est-ce que cette organisation reflète mes valeurs? Est-ce que mon rôle crée du sens pour moi? Est-ce que j’ai une relation de confiance et authentique avec mon supérieur, mes collègues, etc.? Y a-t-il un climat de sécurité psychologique au sein de mon équipe? Mes talents sont-ils mis à contribution? Est-ce que j’ai des outils pour bien accomplir mon travail? Ce sont toutes de bonnes questions à se poser », conclut-elle.

Quiet quitting et réseaux sociaux 

Des travailleurs et travailleuses documentent leur propre « démission silencieuse » dans les médias sociaux. Une pratique qui n’est pas sans conséquence.

En effet, si la publication est publique et qu’elle porte atteinte à la réputation de l’employeur, des recours sont possibles du côté de celui-ci, notamment une mesure disciplinaire. « C’est une communication inappropriée, donc le gestionnaire peut faire une intervention, une mise au point avec l’employé, explique Marianne Plamondon, MBA, CRHA, avocate associée chez Langlois avocats, à Montréal. Il peut aussi décider de mettre en place un plan de performance pour voir si oui ou non l’employé répond aux attentes de son poste. Si ce n’est pas le cas, ultimement, un renvoi peut être possible. »


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Source : Vigie RT, octobre 2022