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Un employeur doit-il faire des efforts raisonnables afin de réaffecter un employé incompétent avant de mettre fin à son emploi?

Cet article nous propose de trouver des réponses issues de différentes affaires dans des cas d’incompétence d’employés, notamment si l’employeur doit les réaffecter avant de procéder à une fin d’emploi.
12 mai 2021
Me Mathieu Prézeau

La réponse simple est oui, si les circonstances révélées par la preuve l’indiquent.

Une décision récente du Tribunal administratif du travail[1] (TAT), confirmée par la Cour supérieure[2], a ravivé la controverse entourant le test « Edith Cavell » applicable en matière de congédiement administratif. Cette décision impose l’obligation à un employeur de faire des efforts raisonnables pour réaffecter une salariée incompétente dans un autre poste compatible au sein de la même entreprise.

À la lumière des caractéristiques du poste occupé, de l’entreprise ainsi que du test Edith Cavell, le TAT conclut que l’employeur se devait de faire la preuve qu’il n’était pas possible de réaffecter une salariée incompétente à un autre poste ou du moins que cela aurait constitué une contrainte déraisonnable de le faire[3].

Selon lui, l’employeur devait faire cette preuve dans le cadre de son fardeau de démontrer une autre cause juste et suffisante de congédiement, ce qui n’a pas été fait[4].

Par conséquent, mettre fin à l’emploi de la salariée, qui a 15 ans de service, au motif qu’elle est incapable de satisfaire les exigences d’un poste ne saurait constituer une cause juste et suffisante de fin d’emploi s’il est possible qu’elle puisse accomplir les tâches d’un autre poste et qu’il n’y ait pas d’obstacle à ce qu’elle y soit affectée[5].

Cet article se veut donc un compte-rendu de cette controverse à la lumière de la jurisprudence récente.

Le test Edith Cavell

C’est une sentence arbitrale du 29 juin 1982, rendue en Colombie-Britannique, dans Edith Cavell Private Hospital c. Hospital Employees’ Union, Local 180[6], qui énonce, pour la première fois, le droit applicable en matière de congédiement administratif pour incompétence.

Le conseil d’arbitrage se penchait alors sur le congédiement d’un cuisinier en chef d’un hôpital de Vancouver, à qui son employeur reprochait l’état désorganisé de sa cuisine, qui se répercutait sur la qualité de l’alimentation des patients.

La majorité du conseil d’arbitrage énonce un test découlant de son analyse de la jurisprudence applicable à cette époque.

C’est la naissance du test Edith Cavell, qui prévoit les exigences imposées à un employeur avant de pouvoir congédier un salarié pour cause d’incompétence, qui sera repris au fil du temps à travers le Canada :

« It is not open to an employer alleging a want of job performance to merely castigate the performance of the employee. It is necessary that specifics be provided. An employer who seeks to dismiss an employee for a non-culpable deficiency in job performance must meet certain criteria:

  1. The employer must define the level of job performance required.
  2. The employer must establish that the standard expected was communicated to the employee.
  3. The employer must show it gave reasonable supervision and instruction to the employee and afforded the employee a reasonable opportunity to meet the standard.
  4. The employer must establish an inability on the part of the employee to meet the requisite standard to an extent that renders her incapable of performing the job and that reasonable efforts were made to find alternate employment within the competence of the employee.
  5. The employer must disclose that reasonable warnings were given to the employee that a failure to meet the standard could result in dismissal. »[7]

En 2002, la Cour d’appel de l’Alberta reconnaît l’application de ce test dans l’arrêt A.U.P.E. c. Lethbridge Community College[8], et en 2004, le plus haut tribunal du pays est appelé à statuer sur ce test[9].

L’arrêt unanime de la Cour suprême accrédite alors le test Edith Cavell comme reflétant « bon nombre des exigences procédurales applicables dans les cas de rendement insatisfaisant mais de conduite non blâmable »[10].

L’affaire Costco

Un an plus tard, en 2005, la Cour d’appel du Québec, dans Costco Wholesale Canada Ltd c. Laplante[11], a l’occasion d’appliquer l’arrêt Lethbridge College.

Saisie du cas d’un directeur adjoint de magasin, congédié pour cause de rendement insatisfaisant après neuf ans de service continu, la Cour approuve l’application du test Edith Cavell par un commissaire du travail. Il retrace alors l’approbation du test dans l’affaire Lethbridge Community College.

Cependant, la Cour instigue du même coup une grande controverse, car dans son approbation des cinq critères utilisés par le commissaire du travail[12], la Cour omet un passage crucial du test Edith Cavell, à savoir « that reasonable efforts were made to find alternate employment within the competence of the employee ».

L’affaire Kativik

Ce n’est qu’en 2017 que cette controverse est mise en lumière et analysée pour la première fois, dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire d’une sentence arbitrale.

En 2015, un arbitre[13] accueille un grief de congédiement pour incompétence au motif que l’employeur avait manqué à son obligation de réaffecter le salarié congédié dans des tâches qu’il aurait pu accomplir[14].  

Dans le cadre de son pourvoi en contrôle judiciaire de cette sentence arbitrale, l’employeur allègue notamment que ladite sentence arbitrale lui impose une obligation inexistante en droit du travail québécois, celle de réaffecter un employé incompétent plutôt que de le congédier.

La Cour supérieure[15] effectue donc une revue détaillée des règles applicables en cas de congédiement administratif pour incompétence, à savoir le test Edith Cavell. 

Au terme de cette analyse, le juge conclut qu’aucune raison n’est sérieusement mise de l’avant pour justifier que le test Edith Cavell, accrédité par la Cour suprême en 2004 et reconnu par la Cour d’appel du Québec un an plus tard, ne s’applique pas intégralement au Québec, dans les cas qui le justifient[16].

La Cour ajoute également :

« [91] Le Tribunal constate donc que le test Edith Cavell prévaut au Québec, à tout le moins depuis 2004, ce qui inclut le critère imposant à l’employeur de déployer des efforts raisonnables pour réaffecter l’employé dans un autre poste compatible.

[92] Cette obligation de moyens ne trouve pas application dans tous les cas. Mais c’est à tort que l’on soutiendrait qu’elle ne trouve jamais application au Québec.

[93] La situation ne se prête pas ici à tenter de cerner dans l’abstrait tous les paramètres de l’application du critère.

[94] Cependant, on peut penser que certaines caractéristiques du poste et de l’entreprise doivent être prises en compte. Ainsi, celui qui vient d’être embauché pour exécuter des tâches bien précises (par exemple : enseigner le grec ancien) pourra difficilement exiger d’être réaffecté ailleurs dans l’organisation. Aussi, il est généralement plus difficile de réaffecter au sein d’une petite entreprise où certains postes sont uniques et différents des autres (par exemple : commis-comptable dans un garage qui vend des pneus). »

            [Nous soulignons]

L’employeur se pourvoit contre le jugement de la Cour supérieure. En 2019, la Cour d’appel[17] rejette le pourvoi. Cependant, elle précise la portée de l’obligation de réaffecter un employé incompétent :

« [17] La question de savoir si un congédiement pour rendement insatisfaisant est justifié au regard des règles pertinentes est contextuelle. Bien qu’on puisse penser qu’un employeur est en droit de mettre fin à l’emploi d’un employé en raison de son incompétence sans devoir identifier au sein de son entreprise un autre emploi disponible compatible avec ses aptitudes, on ne peut exclure qu’en certaines circonstances, un arbitre de griefs pourrait néanmoins conclure au caractère injustifié d’un congédiement administratif vu les particularités de l’affaire et malgré la preuve d’incapacité.[18] »

[Nous soulignons]

Le 2 juillet 2020, dans une autre affaire, la Cour d’appel, citant son propre arrêt dans l’affaire Kativik, réitère que la relocalisation d’un employé dans un nouveau poste est l’une des issues raisonnables pouvant être retenues par un arbitre de griefs, même si cette décision s’écarte de la jurisprudence majoritaire[19].

L’affaire Abboud

Pour revenir à l’affaire mentionnée en introduction[20], la Cour supérieure[21] confirme la décision du TAT et s’exprime ainsi :

« [28] De l’avis du Tribunal, le TAT pouvait conclure qu’en raison des circonstances révélées par la preuve - notamment les 15 années de service de l’employée, sa capacité à accomplir des tâches d’un niveau subalterne, le fait que la Caisse a présumé que l’Employée ne trouverait pas le travail d’adjointe aux conseillers financiers gratifiant, alors qu’elle se serait accommodée d’une rétrogradation plutôt que d’un congédiement - le renvoi s’avérait sans cause juste et suffisante. Le TAT n’a pas aveuglément imposé l’exigence de replacer l’Employée, mais a soigneusement évalué la preuve pour décider que le contexte justifiait que la Caisse tente de la relocaliser. En cela, l’analyse du TAT est conforme aux enseignements de la Cour d’appel dans Kativik […]

[30] Ici, le TAT ne conclut pas que la preuve révélait la disponibilité d’un poste à la portée de l’Employée, mais retient que la Caisse n’a pas fourni les efforts suffisants pour tenter d’en identifier un. Le Tribunal doit faire preuve de déférence à l’égard de cette décision qui recèle tous les attributs de la raisonnabilité. »

Conclusion

À la lumière de la jurisprudence récente du TAT, de la Cour supérieure ainsi que de la Cour d’appel du Québec, un employeur devra certainement faire preuve de prudence avant de mettre fin à l’emploi d’un employé en raison de son incompétence. En effet, dans les cas qui s’y prêtent, il appartiendra à chaque employeur de faire une analyse contextualisée afin d’identifier, au sein de son entreprise, un autre emploi disponible compatible avec les aptitudes de l’employé incompétent.


Me Mathieu Prézeau

Source : Vigie RT, mai 2021

1 Abboud c. Caisse Desjardins de Chomedey, 2019 QCTAT 2573.
2 Caisse Desjardins de Chomedey c. Tribunal administratif du travail, 2020 QCCS 2728.
3 Préc., note 1, par. 127.
4 Id.
5 Préc., note 1, par. 128.
6 (1982) 6 L.A.C. (3d) 229. 
7 Id., par. 10.
8 2002 ABCA 125. 
9 A.U.P.E. c. Lethbridge Community College, 2004 CSC 28. 
10 Id., par. 45.
11 2005 QCCA 788. 
12 Laplante c. Costco Wholesale Canada ltd., 2003 QCCRT 0543. 
13 Association des employés du Nord québécois c. Commission scolaire Kativik, 2015 QCTA 247.
14 Id., par. 126.
15 Commission scolaire Kativik c. Association des employés du Nord québécois, 2017 QCCS 4686. 
16 Id., par. 86 et 87.
17 Commission scolaire Kativik c. Association des employés du Nord québécois, 2019 QCCA 961.
18 Id., par. 17.
19 Ville de Sherbrooke c. Syndicat des fonctionnaires municipaux et professionnels de la Ville de Sherbrooke, 2020 QCCA 865. 
20 Préc., note 1.
21 Préc., note 2.