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L’employeur est-il lié par les mesures disciplinaires antérieures imposées à d’autres salariés?

Pour y répondre, l’auteur s’intéresse à l’exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur qui est limité par certains principes généraux : la règle de la progression des sanctions, la prohibition de la double sanction et le respect de l’équité procédurale. Il revient également sur le principe de la cohérence dans l’imposition de mesures disciplinaires.

26 février 2020
Jean Sébastien Massol, CRIA

Au moment de décider d’une mesure disciplinaire, le gestionnaire RH validera généralement son choix à partir des mesures appliquées à d’autres employés dans des circonstances semblables ou comparables.

Mais un employeur est-il véritablement tenu de suivre ses « précédents » internes?

Un employeur pourrait valablement se voir opposer les décisions rendues par un arbitre de grief ou un juge qui confirme ou infirme une mesure disciplinaire imposée par ce même employeur : suivant un principe de cohérence, l’employé ou son représentant pourrait prétendre que la mesure maintenant imposée n’est pas justifiée à la lumière de cette jurisprudence.

Le raisonnement serait toutefois plus nuancé lorsque la preuve de ces précédents ne peut pas se faire par le dépôt de décisions jurisprudentielles impliquant le même employeur, mais par témoins qui ont eu connaissance de ces précédents et de leurs circonstances.

En effet, les arbitres et les juges refusent une preuve de mesures antérieures imposées par l’employeur quand il s’oppose à cette preuve et si ces mesures ne concernent pas la même situation pour laquelle l’employé est maintenant sanctionné.

Cette jurisprudence rappelle que l’exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur est limité par certains principes généraux relevant de son obligation générale d’équité, tels que la règle de la progression des sanctions, la prohibition de la double sanction et le respect de l’équité procédurale. Elle s’appuie également sur un principe de la cohérence dans l’imposition de mesures disciplinaires selon lequel un comportement devrait être sanctionné de la même manière.

Le principe de la cohérence dans les sanctions

Afin d’assurer le respect de ce principe de cohérence, les employeurs s’affairent souvent à l’analyse de ses précédents internes. Cette analyse consiste à soupeser et à étudier les mesures disciplinaires antérieurement imposées à d’autres salariés par un employeur pour une faute de même nature afin de déterminer quelle sera la mesure imposée à un salarié aux termes de l’enquête.

Le principe de la cohérence est souvent soulevé par la partie syndicale en arbitrage de grief à titre de moyen de défense afin de prouver que l’employeur a fait preuve de moins de sévérité dans des cas analogues et que la mesure disciplinaire imposée devrait en conséquence être annulée ou réduite. Dans la mesure où l’employeur démontre que des éléments factuels justifient des distinctions dans le traitement disciplinaire, les tribunaux se garderont d’intervenir sur la base de ce moyen de défense.

Bien que le respect de ce principe de cohérence dans l’imposition de mesures disciplinaires puisse relever d’une bonne pratique en relations de travail, la jurisprudence récente conclut à l’irrecevabilité en preuve des mesures disciplinaires antérieures imposées par un employeur parce qu’elles sont des circonstances extrinsèques à l’affaire dont l’arbitre de grief est saisi.

L’inadmissibilité en preuve des mesures disciplinaires antérieures

Depuis la décision Kruger[1], rendue par une arbitre en 2013, une forte tendance jurisprudentielle[2] établit le caractère inadmissible de la preuve relative à des mesures disciplinaires étrangères au litige.

Cette jurisprudence se fonde sur le paragraphe f) de l’article 100.12 du Code du travail qui impose à l’arbitre de grief de tenir compte de « toutes les circonstances de l’affaire » pour décider du caractère juste et raisonnable de la mesure disciplinaire imposée à un salarié.

Selon cette jurisprudence, la preuve relative à un événement n’impliquant pas un plaignant ne serait pas recevable pour apprécier la raisonnabilité d’une mesure disciplinaire. Dit autrement, un arbitre n’aurait pas juridiction pour considérer les circonstances d’une affaire dont il n’est pas saisi.

À titre d’exemple, un arbitre ne pourrait pas recueillir en preuve un avis disciplinaire remis antérieurement par l’employeur à un autre salarié pour d’autres événements. Selon cette jurisprudence, qui s’est surtout mise en place depuis l’affaire Kruger, cet avis disciplinaire porterait sur des circonstances extrinsèques à celles dont l’arbitre est saisi et serait en conséquence irrecevable.

Néanmoins, cette jurisprudence reconnaît la recevabilité d’une preuve de cohérence dans l’imposition de mesures disciplinaires dans les cas suivants :

  1. Lorsque l’arbitre est saisi d’une affaire portant sur un incident dans lequel le plaignant est impliqué avec des collègues : l’arbitre pourra alors considérer les mesures disciplinaires imposées aux employés impliqués dans le même événement;
  2. Lorsque la partie adverse ne s’y oppose pas : les parties acceptent alors d’élargir volontairement les circonstances de l’affaire étudiées par l’arbitre.

Dans ces deux cas, la preuve est faite par témoins ou des documents déposés par ces témoins.

Il demeure toutefois que le dépôt au stade des plaidoiries de sentences arbitrales relatives à des sanctions disciplinaires imposées par l’employeur à un autre salarié, pour une faute similaire commise dans son entreprise, ne serait pas limité de la même manière[3]. Ces précédents jurisprudentiels ne constituent pas un élément de preuve extrinsèque au dossier, contrairement aux avis disciplinaires. Ils constituent plutôt un argument de droit qu’une partie peut faire valoir à l’appui de ses arguments et qui peut guider l’arbitre dans l’évaluation de la proportionnalité de la sanction. Rappelons que ces précédents ne peuvent cependant être invoqués que s’ils ont fait l’objet d’une sentence arbitrale, d’une décision par un tribunal ou d’un règlement à l’amiable dont les termes sont entérinés et consignés par l’une de ces instances.

Autres illustrations apportées par la jurisprudence récente

Dans l’affaire Keurig[4], l’arbitre a rappelé que la jurisprudence quasi unanime est à l’effet qu’un arbitre ne peut déclarer recevable le moyen de défense fondé sur le principe de la cohérence que si la mesure invoquée à titre comparatif découle du même incident dans lequel le salarié plaignant était impliqué ainsi que d’autres collègues de travail. L’arbitre a ainsi maintenu l’objection patronale à la recevabilité en preuve d’un avis écrit imposé à un autre salarié à la suite d’événements différents de ceux impliquant le plaignant ayant été suspendu pour une durée d’une journée.

Une autre arbitre s’est également ralliée à ce courant jurisprudentiel. Elle le qualifie de fortement majoritaire et réitère le caractère inadmissible de la preuve relative à des mesures disciplinaires étrangères au litige[5]. Dans cette affaire, l’arbitre a accueilli l’objection patronale à la recevabilité en preuve de sanctions disciplinaires moins sévères à l’égard d’employés qui avaient tenu des propos vulgaires similaires à ceux tenus par le plaignant.

Dans l’affaire Talon Sebeq inc.[6], le plaignant avait été congédié durant sa période de probation pour avoir dormi durant ses heures de travail. Le syndicat désirait mettre en preuve des mesures disciplinaires antérieures afin de démontrer que le plaignant avait subi un traitement discriminatoire, puisque des collègues avaient bénéficié d’une sanction plus clémente pour un manquement similaire. L’employeur s’est opposé au dépôt en preuve de ces mesures. Dans sa décision, un troisième arbitre a maintenu l’objection patronale en référant aux pouvoirs conférés à l’arbitre de grief par les dispositions d’ordre public du Code du travail. En effet, elles le contraignent à analyser les seules mesures disciplinaires mettant en cause les mêmes événements du grief dont il est saisi.

Ce que les gestionnaires et professionnels RH devraient privilégier

À la lumière des principes ainsi reconnus relativement à la recevabilité d’une preuve de cohérence, il peut devenir opportun pour un gestionnaire ou un professionnel RH de refuser de considérer des précédents internes dans le cadre de discussions avec un employé et ses représentants ou de formuler une objection dans l’éventualité où ces autres parties souhaiteraient introduire une telle preuve devant un tribunal.

En effet, le défaut de s’opposer à la prise en considération de ces éléments pourrait être considéré comme un acquiescement à l’élargissement des circonstances pertinentes aux fins de l’affaire dont le tribunal (arbitre ou TAT) sera saisi.

À la lumière de la jurisprudence récente, un employeur peut clairement évaluer dans quelle mesure il est contraint, sur le plan juridique, de prendre en considération ses précédents internes. Il jouit donc d’une certaine flexibilité dans la détermination de la mesure disciplinaire en présence de fautes de même nature. Bien entendu, en cas de contestation, le tribunal serait néanmoins compétent pour y substituer la mesure disciplinaire juste et raisonnable selon les circonstances de l’affaire.

Dans le cadre de bonnes pratiques, un employeur devrait toutefois veiller à sanctionner le même comportement de la même façon afin de maintenir une certaine cohérence dans l’exercice de son pouvoir disciplinaire. Cette cohérence peut certainement être perçue comme un indice de raisonnabilité de la sanction, sans compter qu’elle devrait contribuer à la sauvegarde d’une harmonie dans la gestion des relations de travail. Cependant, nous pouvons nous demander si la jurisprudence interne a encore l’importance que certains lui accordent.


Jean Sébastien Massol, CRIA Avocat en droit du travail Ville de Montréal (Gagnier, Guay, Biron)
Jean Sébastien Massol, CRIA pratique au sein de l’équipe Droit du travail et de l’emploi chez Lavery Avocats depuis 2017. Me Massol a terminé sa formation en droit civil à l’Université de Montréal en 2016. Tout au long de son parcours, il s’est impliqué dans la vie facultaire, notamment en tant que cofondateur et président du comité droit du travail de son association étudiante. Il a également agi à titre de stagiaire auprès de M. le juge Archambault de la Cour du Québec. Avant d’entreprendre ses études en droit, Jean Sébastien Massol a suivi un programme de baccalauréat en relations industrielles à l’Université de Montréal au cours duquel il a occupé un poste de stagiaire en relations de travail dans une société d’État d’envergure. Il a également travaillé au service des ressources humaines dans le secteur de la santé et des services sociaux pendant près de quatre ans.

Source :

Source : VigieRT, février 2020.

1 Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 50et Kruger Produits – usine de Gatineau (Jean-François Lorrain), DTE 2013T-198 (T.A.), Me Diane Veilleux.
2 En plus des affaires citées plus loin, voir notamment les affaires Syndicat des métallos, section locale 9190 et Compagnie du chemin de fer Roberval-Saguenay (griefs individuels, Thomas Tremblay et autres), 2014 QCTA 309 (requête en révision judiciaire rejetée, 2014 QCCS 527), Me Gabriel-M. Côté; Syndicat des métallos, section locale 9190 c. Côté, 2014 QCCS 5271, juge Manon Lavoie; Syndicat des chargés de cours de l’UQM (SCCUQ) (CSN) et Université du Québec à Montréal (Claudio Benedetti), 2015 QCTA 694, Me Suzanne Moro; Syndicat des travailleuses et travailleurs de A. Lassonde (CSN) et A. Lassonde inc. (Alex Bernier), 2017 QCTA 667, Me Nancy Ménard-Cheng.
3 Ipex inc. et Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 125 (Youssef Louardianne), 2016 QCTA 583, Me François Blais.
4 Keurig Canada inc. et TUAC, section locale 501 (griefs individuels, Michel Turcotte et autres), 2019 QCTA 563, par. 209.
5 Syndicat des employés municipaux de la Ville de Sorel-Tracy CSN c. Ville de Sorel-Tracy (François Ayotte), 2019 QCTA, Me Amal Garzouzi.
6 Talon Sebeq inc. et Teamsters Québec, section locale 931 (Yvan Gravel), 2018 QCTA 91, Me François Blais.