Nous allons aborder le cas de l’employeur qui souhaite « avoir des yeux et des oreilles partout », qui veut tout savoir, jusqu’à obliger ses employés à dénoncer leurs collègues qui commettent des fautes au travail. Est-ce une pratique correcte? On peut penser à toutes sortes de situations où un employé est témoin de gestes susceptibles d’être dénoncés, par exemple :
- S’il constate que des collègues sont en retard;
- S’il est au courant que certains s’absentent pour cause de maladie alors qu’ils s’adonnent à des activités personnelles;
- S’il en voit un qui se sert dans la petite caisse;
- S’il est témoin de la consommation de drogue d’un autre sur les lieux du travail.
Soulignons que le propos ne traitera pas de situations reliées aux obligations déontologiques qu’ont les professionnels.
Question 1 : Quels sont les principes qui sous-tendent l’exigence de l’employeur faite à l’employé de dénoncer une faute commise par un collègue?
D’abord, l’obligation d’un employé de dénoncer des fautes commises par un collègue n’est inscrite nulle part dans les lois.
Quand un employeur adopte un règlement d’entreprise qui oblige les employés à lui rapporter tout manquement commis par des salariés ou des supérieurs et qui impose des mesures disciplinaires en cas d’omission, il s’appuie sur l’obligation de loyauté et d’honnêteté prévue à l’article 2088 du Code civil du Québec. Cette obligation de loyauté, qui exige que tout employé doive placer les intérêts de l’employeur au-dessus des siens, s’applique à tous, tant au cadre qu’au salarié syndiqué et à celui qui ne l’est pas.
Question 2 : L’employeur pourrait-il validement adopter une politique d’entreprise obligeant ses employés à dénoncer un collègue fautif, sous peine de les punir, s’ils n’obtempèrent pas à ses demandes?
De façon générale, l’employeur ne peut exiger des dénonciations d’un employé pour toute faute commise par un collègue. Dans certaines situations, qui demeurent exceptionnelles, une telle politique peut être toutefois considérée comme valide.
Il faut soupeser deux concepts :
- D’un côté, il faut prendre en considération l’obligation de loyauté de l’employé;
- De l’autre, il y a la volonté de préserver le bon climat de travail, ce qu’on appelle la paix industrielle, surtout dans un milieu de travail syndiqué.
On fait la distinction entre les subalternes et les cadres.
Les subalternes
Le concept général qui l’emporte est la préservation du climat de travail. Il a plus de poids que l’obligation de loyauté du salarié à l’égard de l’employeur. Donc, de prime abord, il n’y a pas d’obligation de prendre l’initiative de dénoncer un collègue si l’on est un employé subalterne, surtout un salarié syndiqué, à moins que la nature des fonctions ne le dicte. C’est l’employeur qui est aux commandes, et il a la responsabilité de gérer l’entreprise ainsi que d’effectuer la surveillance des installations et de son personnel.
Les cadres
Dans le cas des cadres, c’est-à-dire les directeurs, les contremaîtres et les superviseurs ou autres représentants de l’employeur, la balance est inversée. C’est le principe de l’obligation de loyauté qui prévaut. Ils auraient donc l’obligation de dénoncer tout geste reprochable relié au travail qui causerait préjudice à l’employeur, et dont ils ont connaissance, peu importe sa gravité.
Un mot aussi sur la nature des fonctions occupées…
À ce propos, les auteurs et les arbitres Louise Dubé et Gilles Trudeau, « Les manquements du salarié à son obligation d’honnêteté et de loyauté en jurisprudence arbitrale », dans Gilles Trudeau, Guylaine Vallée et Diane Veilleux, Études en droit du travail à la mémoire de Claude D’Aoust, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1995, p. 111, ont écrit :
« Un salarié dont les responsabilités touchent directement à la gestion de l’argent ou des entrées et sorties de fonds aurait aussi un devoir particulier à cet égard. »
Il s’agit d’une illustration de cas où la nature des tâches accomplies par un employé vient s’inscrire à titre d’élément dans l’évaluation de la portée de l’obligation de loyauté envers l’employeur.
Question 3 : Existe-t-il un exemple illustrant le fait que l’employeur a eu tort d’obliger ses salariés à dénoncer certaines fautes?
Oui, il s’agit de l’affaire Journal de Montréal. L’employeur avait adopté un code auquel étaient soumis les cadres et les salariés. Le code d’éthique portait notamment sur la surveillance des biens de l’employeur et de l’utilisation des réseaux informatiques et de télécommunications ainsi que de toutes les communications et des données qui y transitent.
Il a été déclaré valide en partie. La section portant sur l’obligation des salariés de dénoncer des collègues relativement à des fautes visées par cette politique d’utilisation des ressources informatiques et de communication a été considérée comme étant abusive et déraisonnable. L’arbitre de griefs est d’avis que l’employeur peut obliger les membres de la direction à rapporter toute dérogation au code, mais il ne peut le faire à l’égard des salariés. Il ressort de son propos que la délation n’est pas la règle. Le climat de confiance doit régner. L’obligation faite au salarié de dénoncer un collègue va au-delà de ce que l’employeur est en droit de s’attendre de lui. Cela ne fait pas partie des obligations normales reliées au contrat de travail.
Question 4 : Dans le cas où l’employeur entreprend lui-même une enquête et interroge les salariés, est-ce qu’ils sont obligés de dire la vérité?
Oui, tout employé doit collaborer à une enquête, sans quoi le salarié se trouve à mentir délibérément et contrevient clairement à son obligation de loyauté. Il doit alors déclarer sans détour ce dont il a eu connaissance.
Question 5 : Quelles sont les situations où il pourrait être normal et légitime que l’employeur exige des dénonciations?
Dans la jurisprudence, on retrouve des situations qui mettent en péril :
- la santé et la sécurité du travail ou;
- la sécurité du public.
ar exemple, dans la décision phare Shell Canada ltée, l’employeur exploitait une raffinerie qui comptait des postes de travail où les risques posés par un état d’intoxication causé par la drogue, l’alcool ou les médicaments étaient omniprésents et où la sécurité était critique. Le décideur a conclu que l’exigence de dénoncer un employé qui contrevenait à la politique de l’employeur en matière d’usage d’alcool, de drogue et d’autres substances était valide.
L’arbitre de griefs a écrit :
« [90] Lorsqu’une fonction est critique pour la sécurité et requiert un jugement sûr, la règle du silence n’a pas sa place advenant le constat qu’un salarié exerçant une telle fonction le fasse dans un état d’intoxication. Il y va de la santé et de la sécurité de l’ensemble des salariés. »
[Les soulignés sont de l’auteure.]
Le règlement de l’employeur a été déclaré valide. Ce dernier pouvait donc imposer des sanctions disciplinaires si jamais les salariés omettaient de dénoncer des situations comme celles-là. Toutefois, l’imposition de sanctions n’est pas automatique.
L’employeur devra tout de même examiner les circonstances.
Cette décision concorde d’ailleurs avec les obligations légales du salarié prévues à l’article 49 paragraphe 5 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, soit celles de « participer à l’identification et à l’élimination des risques d’accidents du travail et de maladies professionnelles sur le lieu de travail ».
Ces mêmes principes ont été appliqués à des pompiers dans l’affaire Association des pompières et pompiers de Gatineau, même s’il ne s’agissait pas de fautes reliées à la consommation de drogue ou d’alcool. Les pompiers devaient dénoncer des fautes qui avaient un effet sur la sécurité du public.
En terminant, les décisions sur le sujet demeurent rarissimes. À part les situations de manquements qui mettent en péril la santé et la sécurité des employés ou du public, lesquelles peuvent justifier une politique de dénonciation, le principe de la préservation du climat de travail règne et empêche l’employeur de contraindre ses employés à devenir des délateurs malgré eux.
Références
Journal de Montréal et Syndicat des travailleurs de l’information du Journal de Montréal (CSN) (grief syndical), (T.A., 2015-01-06), 2015 QCTA 52, SOQUIJ AZ-51147239, 2015EXPT-576, D.T.E. 2015T-231.
Gilles Trudeau, Guylaine Vallée et Diane Veilleux, Études en droit du travail à la mémoire de Claude D’Aoust, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1995, p. 111.
Shell Canada ltée et Travailleurs unis du pétrole du Canada, section locale 121 du SCEP (grief syndical), (T.A., 2009-12-02), SOQUIJ AZ-50589632, 2010EXPT-302, D.T.E. 2010T-68, [2010] R.J.D.T. 247.
Association des pompières et pompiers de Gatineau et Gatineau (Ville de) (grief syndical), (T.A., 2010-01-12), SOQUIJ AZ-50599520, 2010EXPT-471, D.T.E. 2010T-114.
Source : VigieRT, mai 2019.
i | Le genre masculin est utilisé dans le présent article comme genre neutre. |